Histoire

Histoire : Lénine au 21e siècle

A l’heure où les commémorations d’Octobre battent leur plein, la figure de Lénine demeure un enjeu de lutte politique et historiographique. Il nous a semblé important dans ce contexte de publier des extraits de la postface à l’édition française de Lars Lih, Lénine. Une biographie (Les Prairies ordinaires, 2015). Nous reviendrons sur Octobre dans nos prochaines éditions [réd.].


Kevin

Le livre de Lars Lih, paru en anglais en 2011, représente une contribution stimulante à la compréhension de la trajectoire de Lénine: elle permet de faire le lien entre le révolutionnaire et l’homme de chair et de sang. […] Lars Lih a pris le parti de montrer l’unité de pensée et d’engagement d’un dirigeant politique qui ne cesse de fonder son action sur un «scénario héroïque» visant au renversement de l’autocratie tsariste par la révolution. Son horizon stratégique postule le rôle dirigeant du prolétariat industriel en tant que classe, et sa capacité de se porter à la tête du peuple des campagnes – seul capable d’un «déchaînement élémentaire» d’une puissance suffisante pour renverser l’autocratie et ouvrir enfin la voie au socialisme.

Pour Lih, ce scénario se déroule en trois temps, qui recoupent les trois décennies de l’activité politique de Lénine: de 1894 à 1904, les sociaux-démocrates s’efforcent de gagner les éléments avancés de la classe ouvrière au programme socialiste afin de transformer le combat économique des travailleurs en lutte de classe consciente et de renforcer les organisations prolétariennes ; de 1904 à 1914, la classe ouvrière prend l’initiative d’un combat frontal contre l’autocratie, entraînant les paysans derrière elle, pour mener une révolution démocratique radicale ; de 1914 à 1924, le Parti bolchevik appelle à transformer la guerre impérialiste en guerre civile pour la révolution socialiste, aux côtés du prolétariat des autres pays, en particulier d’Allemagne. […]

Une création héroïque

La conception du parti de Lénine est cohérente avec la mise en œuvre de la stratégie qu’il défend. Lars Lih la présente cependant comme la traduction, dans le contexte de la clandestinité russe, des principes exposés par Kautsky dans le Programme d’Erfurt (1891) de la social-­démocratie allemande, soit «la fusion du socialisme et du mouvement ouvrier». Rappelons que cette conception a été développée par le principal théoricien marxiste de la Deuxième Internationale de façon didactique et sans doute un peu mécaniste en 1901, ce qui a pu influencer directement le Lénine de Que Faire?, mais qu’on en trouve aussi des expressions plus nuancées, avant cela, chez Gueorgui Plekhanov ou Victor Adler. […] En réalité, l’œuvre de Marx et d’Engels fourmille d’indications sur leur conception de l’organisation politique du prolétariat, avec des conclusions pratiques parfois très proches de celles proposées par Lénine.

Au-delà de leurs affinités sur la conception du Parti, c’est sur le lien plus général entre Lénine et Kautsky que la discussion doit se poursuivre. Est-il ainsi convainquant de maintenir, comme le fait Lih, que Lénine est resté fidèle au Kautsky d’avant 1914, «quand il était marxiste»? Il me paraît pourtant qu’il a opéré une rupture beaucoup plus profonde avec les théoriciens de la Deuxième Internationale. Raya Dunayevskaya s’en explique ainsi: «La simultanéité de l’éclatement de la Première Guerre mondiale et du vote par la social-démocratie allemande des crédits de guerre au gouvernement du Kaiser a privé Lénine du socle philosophique sur lequel il se tenait et qu’il avait jugé si imprenable. Le 4 août 1914 avait brisé en mille morceaux les concepts dont tous les mouvements marxistes avaient disposé en commun»¹. C’est pour cela qu’il occupe les derniers mois de cette année, alors que le monde est à feu et à sang, à étudier et annoter méticuleusement la Science de la logique de Hegel dans la bibliothèque de Berne. On y découvre cette perle dans ses commentaires sur la subjectivité: «On ne peut complètement comprendre le Capital de Marx, et en particulier son premier chapitre, sans avoir étudié et compris toute la Logique de Hegel. Donc, pas un marxiste n’a compris Marx un demi-siècle après lui!! (L. souligne)» ²

Pour Henri Lefebvre, la césure est palpable: dès lors, la pensée de Lénine devient «souple, vivante, polyscopique suivant son terme: dialectique en un mot» 3. Tandis que les chefs de la Deuxième Internationale le taxent de blanquisme, Lénine porte désormais sur eux ce jugement rédhibitoire: « Ils n’ont pas du tout compris ce qu’il y a d’essentiel dans le marxisme, à savoir: sa dialectique révolutionnaire» 4. Sur ce même point, il est intéressant de noter que la tradition stalinienne a toujours fait l’impasse sur le retour de Lénine à Hegel, dont témoignent ses Cahiers, réduisant essentiellement son apport philosophique à Matérialisme et empiriocriticisme (1908), un ouvrage qui témoigne d’une connaissance encore limitée du philosophe allemand.

Si Lars Lih range Lénine de façon un peu unilatérale dans le camp des «disciples» de Kautsky jusqu’en 1914, c’est qu’il refuse à juste titre de le considérer comme le concepteur d’un nouveau type de parti, spécialement autoritaire, élitaire et méfiant envers la spontanéité ouvrière. Mais ne peut-on pas aussi bien considérer Que faire? comme un premier pas vers cette rupture avec la pratique de la Deuxième Internationale, que Lénine proclamera en 1914, même s’il n’en est pas encore lui-même conscient? […]

Ainsi, lorsque la guerre permet à Lénine de mesurer l’abîme qui le sépare de Kautsky et de Plekhanov, il se tourne spontanément vers l’une des principales sources d’inspiration de Marx, c’est-à-dire Hegel, pour fonder en théorie ce dont il avait eu l’intuition en pratique, sans doute aussi parce qu’il était l’héritier des meilleures traditions du populisme russe (Tchernychevski, Pissarev, etc.), sur lesquelles il avait une opinion plus favorable que Plekhanov. Ce passage de Que faire? ne peut-il pas en effet être lu comme un clin d’œil au combat de son frère aîné Alexandre, exécuté en 1887 pour avoir essayé d’attenter à la vie du tsar, auquel il offrait désormais une perspective politique sans renier les «merveilles [que] peut accomplir en matière révolutionnaire, l’énergie non seulement d’un cercle, mais même d’un individu isolé». Comme pour s’assurer que chacun ait bien compris à quoi il faisait allusion, il enchaîne ainsi: «Croyez-vous par hasard qu’il ne puisse y avoir dans notre mouvement des Coryphées [solistes, J. B.] du genre de ceux d’après 1870?» 5.

Tenir bon, mais à quel prix?

Reste cependant à aborder une question décisive: le volontarisme de Lénine ne s’est-il pas retourné contre lui, lorsque l’isolement international, les guerres civiles 6, la famine, la montée des résistances populaires, l’épuisement de l’avant-garde révolutionnaire, commençaient à menacer les conquêtes audacieuses de 1917–1918? Dès lors, motivé essentiellement par la volonté de «tenir» pour gagner du temps, Lénine ne s’est-il pas engagé dans une politique illusoire, substituant le Parti aux soviets, la majorité du Parti au Parti, la direction de cette majorité, arc-boutée sur l’appareil, à la majorité du Parti elle-même? Et ce faisant, n’a-t-il pas facilité la fusion de la bureaucratie d’Etat et de l’appareil du Parti, préparant ainsi la consolidation d’un corps social privilégié qui allait fonder le maintien de ses privilèges sur l’expropriation politique définitive du prolétariat? Alors que Lénine craignait avant tout la réaction thermidorienne des nepmans (la nouvelle bourgeoisie), celle-ci allait venir du sein même de la forteresse dans laquelle il avait tenté d’abriter les restes de la révolution pour résister.

L’attitude de Lénine durant les deux dernières années de sa vie politique est donc particulièrement significative pour mesurer sa responsabilité, même limitée, dans l’avènement ultérieur du stalinisme […]. Qu’il soit comptable de la fondation d’un Etat totalitaire, c’est à son action pendant cette période de paix relative qu’on peut sans doute le juger. Quelles ont été en particulier ses réponses aux mouvements de grèves et de protestations et aux courants d’opposition qui se sont développés au sein de la classe ouvrière, mais aussi à la campagne, en 1920–1921? Parmi les communistes de la capitale, divers groupes dissidents ont en effet donné de la voix contre l’essor des inégalités, des privilèges et de la corruption, mais aussi contre la prise en otage de la démocratie soviétique par le Parti, alors que Lénine tenait encore fermement les rênes du pouvoir. […]

Au début de l’année 1921, la jeune Union soviétique est exsangue: son industrie et sa classe ouvrière sont considérablement affaiblies (la population de Moscou a été réduite de moitié depuis 1917) ; ses productions vivrières ont diminué comme peau de chagrin (une situation aggravée par l’extrême sécheresse du printemps) ; sa paysannerie a levé l’étendard de la révolte contre les réquisitions du communisme de guerre ; la famine, le typhus et le paludisme ont pris des proportions endémiques. Depuis deux ans, les soviets ne sont plus que des coquilles vides, auxquelles s’est substitué un Parti communiste anémié par l’hécatombe des guerres civiles. Isolée par l’échec des mouvements révolutionnaires d’Allemagne, d’Europe centrale et d’Italie, l’expérience bolchevique ne semble plus tenir qu’à un fil.

Le Parti communiste bolchevik russe est aussi travaillé par d’importantes contradictions et secoué par de violents débats: comment relancer la production manufacturière tout en rétablissant la confiance des ouvriers moins nombreux des grands centres urbains, notamment en acceptant l’autonomie de leurs syndicats par rapport au pouvoir politique? Comment éviter le choc frontal des communistes avec une paysannerie qui ne supporte plus les ponctions violentes de l’Etat (émeutes de Tioumen et de Tambov, fin 1920-début 1921)? Comment démobiliser une Armée rouge hypertrophiée dont l’économie du pays n’est pas en mesure de réabsorber les effectifs? Lénine dispose certes d’une autorité indiscutable sur le Parti et l’appareil d’Etat, même s’il se sent parfois isolé. Or, pour la première fois, il n’est pas en phase avec les aspirations égalitaristes et démocratiques de larges secteurs ouvriers et populaires des principaux centres urbains.

En novembre 1920, à la Conférence du Parti de Moscou, Kamenev n’a obtenu qu’une courte majorité contre les communistes oppositionnels. En février 1921, la Conférence syndicale des métallurgistes de la capitale, à laquelle Lénine assiste, montre à quel point le pouvoir bolchevik est sous le feu de la critique. Elle sera d’ailleurs suivie d’une importante vague de grèves et de meetings de protestation dans plusieurs villes. La politique d’approvisionnement est au cœur des préoccupations populaires, mais l’élection des soviets à bulletin secret, les mêmes droits politiques pour tous les partis socialistes, la libération des prisonniers politiques, la liberté de la presse, sont souvent revendiqués aussi. C’est dans ce climat, au début mars, qu’intervient le soulèvement de Cronstadt, soutenu par 30 % des bolcheviks de la place (40 % d’entre eux restant neutres).

Lénine joue alors un rôle décisif dans la validation, tour à tour par le Parti bolchevik et l’Internationale Communiste, du «recul stratégique» qu’il préconise: la NEP en URSS (10e Congrès du Parti) – et la politique de front unique sur le plan international (3e Congrès de l’Internationale Communiste). Fin février 1922, il évoquera la contradiction apparente entre l’audacieuse révolution d’Octobre et le prudent repli de 1921 en usant de la métaphore de l’alpiniste qui s’est aventuré trop haut vers un sommet auquel il ne peut accéder par cette voie, et qui doit redescendre pour chercher un autre chemin. La progression de l’avant-garde révolutionnaire ne peut selon lui échapper à une telle dialectique au risque de pêcher par excès de prudence ou de présomption. Un mois plus tard, il dira quelque chose de semblable devant le 11e Congrès du Parti: «[…] c’est uniquement parce que nous avions réalisé tant de conquêtes par un coup d’audace […] que nous avons eu assez de marge pour reculer très loin […] sans perdre le moins du monde le principal, l’essentiel» 7.

Tandis que le Parti se divise sur les mesures à prendre pour sauver la révolution de la débâcle économique et de l’implosion sociale, Lénine prône le rassemblement de ses forces vives et stigmatise l’opposition ; il appelle à l’épuration de ses membres et à la sélection rigoureuse de ses nouvelles recrues. Pour maîtriser un appareil d’Etat tentaculaire, qui «mène» les communistes plus qu’il n’est «mené» par eux, il les exhorte à le surveiller et à le dégraisser sans merci. En même temps, arguant de la prostration du pays et de la position de force de la bourgeoisie internationale et de ses émules locaux, il refuse de passer l’éponge sur les menées contre-révolutionnaires de certains socialistes-révolutionnaires et mencheviks, entend contrôler plus étroitement l’intelligentsia libérale et s’oppose toujours à la liberté de la presse. Désespérant de trouver de nouvelles ressources, il veut enfin accélérer la saisie des biens de l’Eglise orthodoxe.

«Imposer sa volonté de vaincre aux travailleurs fatigués»

Si Lénine fait montre d’une certaine souplesse tactique par rapport aux protestations ouvrières et paysannes, sa ligne de conduite privilégie la défense de la «forteresse assiégée» contre vents et marées, en faisant porter le fardeau de la lutte à un nombre restreint de communistes conscients et dévoués. C’est ainsi qu’il menace de bouter hors du Parti les membres de l’Opposition ouvrière qui ne s’aligneraient pas sur les décisions majoritaires du 10e Congrès. Le 9 mars 1921, il affirme de but en blanc: «Assurer la cohésion du parti, interdire l’opposition, telle est la conclusion politique de la situation actuelle», avant d’ajouter: «la contre-révolution petite-bourgeoise est plus dangereuse que Dénikine […]. J’affirme qu’il existe un lien entre les idées, les mots d’ordre de cette contre-révolution petite-bourgeoise, anarchiste, et les mots d’ordre de l’‹ opposition ouvrière ›» 8.

«Nous ne pouvons pas l’emporter pleinement sur la bureaucratie ni appliquer une démocratie conséquente, parce que nous sommes faibles», explique-t-il encore au Congrès. Il juge pour cela impossible de soumettre l’Etat au contrôle des travailleurs, qu’il estime trop épuisés, trop démoralisés, mais aussi trop incultes, sauf peut-être pour lancer des alertes salutaires: «Il est évident […] que notre prolétariat est déclassé dans sa majeure partie, argumente-t-il, que les crises inouïes, la fermeture des fabriques ont fait que les gens ont fui à cause de la famine, les ouvriers ont tout simplement […] cessé d’être des ouvriers». C’est pour cela que Lénine tend alors à opposer la «mobilisation des masses» par le Parti à la «participation» directe de celles-ci au pouvoir. […] Lénine n’a certes pas renoncé au pouvoir des soviets qu’il défendait dans L’Etat et la révolution, mais il en diffère la mise en place effective en attendant la victoire de la révolution dans des pays plus avancés, ou du moins le renforcement social de la classe ouvrière et l’élévation du niveau culturel du peuple par l’instruction – un élément tout particulièrement souligné par Lars Lih – à laquelle doit contribuer la coopération dans les campagnes.

Il ne croit plus possible de donner la moindre autonomie aux opposants au sein d’un parti qu’il craint de voir éclater sous la pression d’une petite bourgeoisie désormais dopée par la NEP. Que ce soit en raison de ses problèmes de santé ou des difficultés alarmantes du pays, Lénine se laisse aller à des «éclats de colère […] particulièrement agressifs», qui semblent vouloir «réduire définitivement au silence les opinions indépendantes» (Lars Lih). La répression des autres partis ouvriers, l’intimidation des voix critiques au sein du Parti bolchevik, la stigmatisation du débat sans fin au nom de l’efficacité dans l’action, favorisent ce faisant une division croissante des tâches entre administrateurs et administrés. Ceci ne peut que faciliter la consolidation progressive de la bureaucratie, qui dispose de privilèges matériels croissants. Persuadé que le Parti est le dernier refuge de l’avant-garde ouvrière consciente, il ne perçoit pas sa mise au pas et son noyautage progressifs par un appareil qui se confond de plus en plus avec celui de l’Etat. Le fait que Staline, un révolutionnaire professionnel depuis plus de quinze ans, nommé secrétaire général au 11e Congrès (mars-avril 1922), puisse être le porteur d’eau d’une telle mutation ne sera pas la moindre de ses surprises.

On sait que le 10e Congrès avait décidé à une très large majorité de dissoudre les groupes constitués autour de plateformes au sein du Parti, qui refusaient d’appliquer ses décisions majoritaires (les fractions). Peu de temps après, Lénine exigera l’exclusion de Chliapnikov – dernier véritable dirigeant ouvrier du Comité central – qu’il n’obtiendra pas de cette instance. On assiste dès lors à «la montée de l’appareil», qui compte 15 325 permanents en août 1922. Revenant sur ces événements quatorze ans plus tard, Trotsky écrira à propos des décisions organisationnelles de mars 1921: «l’interdiction des fractions a mis fin à l’histoire héroïque du bolchevisme et a ouvert la voie à la dégénérescence bureaucratique» 9. Dans ce sens, il faut bien admettre que l’action de Lénine de 1920–1921 – soutenue par la majorité des bolcheviks, dont Trotsky – a bien facilité, à son corps défendant, l’ascension de la bureaucratie stalinienne et de son régime de terreur. […]

La source de cette relative myopie chez Lénine est bien expliquée par Daniel Bensaïd: elle réside d’abord dans l’illusion héritée de la Révolution française selon laquelle, «une fois l’oppresseur chassé, l’homogénéisation du peuple (ou de la classe) n’est plus qu’une question de temps» – ne pronostiquait-il pas «l’extinction pacifique de la lutte des partis au sein des soviets»? ; ensuite, «au lieu d’engager la socialisation du politique, la dictature du prolétariat peut signifier l’étatisation bureaucratique du social […]. Tout au danger principal de l’encerclement militaire et de la restauration capitaliste, les révolutionnaires n’ont pas vu croître sur leurs talons le péril non secondaire de la contre-révolution bureaucratique» 10. […]

Lénine aujourd’hui

Pourquoi s’intéresser à Lénine aujourd’hui? D’abord, parce qu’il est sans doute le dirigeant révolutionnaire du 20e siècle qui a le mieux réussi à combiner les exigences théoriques du marxisme avec une aptitude exceptionnelle à trouver une issue aux enjeux concrets de la lutte des classes afin de faire avancer le mouvement, ou du moins de lui permettre de reculer provisoirement en bon ordre pour garantir la possibilité ultérieure de nouvelles percées. Il a compris pratiquement que la crise de l’impérialisme ouvrait une nouvelle période historique où la révolution frappait à la porte, et où les révolutionnaires pouvaient passer rapidement d’une position très minoritaire à une position majoritaire, à condition de défendre des objectifs qui répondent aux intérêts du mouvement, partant du niveau de conscience des masses et leur permettant de faire l’expérience de la nécessité de rompre avec le capitalisme et l’ordre politique bourgeois. D’où son rejet de la «phrase révolutionnaire» et sa recherche permanente de médiations – en termes de mots d’ordre, de revendications transitoires, de propositions d’unité d’action – entre la conscience des exploités et des opprimés et le programme de la révolution socialiste.

Il serait trop long ici de présenter systématiquement les multiples choix tactiques de Lénine et d’expliquer en quoi ils se sont écartés temporairement des principes, du programme et du cadre stratégique qu’il continuait à défendre, ou au contraire, en quoi ils ont précisé ceux-ci, dans la mesure où, nous l’avons vu, l’action révolutionnaire était aussi pour lui un instrument de connaissance. Dans la première catégorie, il faut situer notamment la signature du Traité de Brest-Litovsk avec les Puissances centrales (1918), les réquisitions forcées du communisme de guerre (1918-1920), le tournant de la NEP et l’interdiction du droit de fraction au sein du Parti (1921) ; dans la seconde, les Thèses d’avril (1917), qui postulent que la Russie est en train de passer «de la première étape de la révolution qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie […] à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie»11, un scénario qu’il n’avait pas voulu anticiper, sans pour autant l’exclure, et dont la validation le rapprochait dès lors de Trotsky.

C’est parce qu’elle se situe dans un monde dominé par l’impérialisme «stade suprême du capitalisme»), que la révolution d’Octobre peut dès le début combiner les tâches de la révolution bourgeoise avec celle de la révolution socialiste, même si ses progrès sont fortement tributaires de la victoire du socialisme dans les pays plus avancés. Lénine n’est donc pas Thomas Münzer, qu’Engels présentait, dans La Guerre des paysans en Allemagne, comme un chef révolutionnaire «obligé de prendre le pouvoir à un moment où le mouvement n’est pas encore mûr pour la domination de la classe qu’il représente et pour l’application des mesures qu’exige la domination de cette classe». Lénine insiste en revanche sur l’impossibilité «(d’)achever une entreprise de portée historique mondiale, telle la mise en place des fondements d’une économie socialiste (surtout dans un pays de petite paysannerie) sans erreurs, sans reculs, sans de multiples remises en chantier des tâches inachevées ou mal exécutées». Pour cela, il appelle les communistes à rejeter autant les «illusions» que le «découragement» et à conserver «force et souplesse pour, à nouveau, repartir à zéro et s’attaquer à une des tâches les plus difficiles».

Cependant, l’extrême souplesse tactique a aussi ses limites. Il en va ainsi de la violence politique, qui peut certes permettre de gagner un peu de temps, mais qui n’autorise pas les révolutionnaires à biaiser durablement avec les rapports de force entre classes. Ainsi, Lars Lih a-t-il raison de montrer que, lorsqu’il voit monter l’opposition massive de la paysannerie aux réquisitions et qu’il perd espoir dans la possibilité de concrétiser un accord pérenne entre paysannerie pauvre et prolétariat urbain, qui impliquerait la capacité de l’industrie socialisée d’équiper les fermes collectives, il envisage les contours d’une nouvelle alliance avec les paysans moyens, dans le cadre de la NEP. De même, comprend-il vraisemblablement, durant ses derniers mois de vie consciente, que son appel à serrer les rangs autour de la majorité du Parti, aux dépens de la liberté de discussion et des droits de l’opposition interne, a pu favoriser la jonction entre bureaucratie d’Etat et bureaucratie du Parti, facilitant notamment le recours à l’arbitraire contre les communistes géorgiens. Isaac Deutscher estime que cette conviction est à l’origine de sa première véritable «crise morale» 12 ; il n’est en effet plus sûr que ses forces lui permettent d’inverser la tendance, d’où cet aveu: «Je suis fort coupable, je crois, devant les ouvriers de Russie, de n’être pas intervenu avec assez d’énergie [contre Staline]» 13.

Lénine n’a jamais été «léniniste», pas plus que Marx n’a été «marxiste». Les deux refusaient le dogmatisme, parce qu’ils partageaient la même conviction que la théorie doit être constamment approfondie, et que sa validité ne se vérifie en dernière instance qu’à l’épreuve de la lutte des classes, dans sa capacité à comprendre le monde pour le transformer en vue de l’émancipation humaine. Pour preuve, la direction du Parti bolchevik n’a commencé à invoquer le «léninisme», comme argument d’autorité, que dans le courant de l’année 1922, lorsque la santé de Lénine ne lui permettait plus de se prononcer sur l’ensemble des questions importantes. Ce terme sera ensuite vulgarisé par Zinoviev au 5e Congrès de l’Internationale communiste, quelques mois après la mort et l’embaument du corps du leader d’Octobre, à la veille de la «bolchevisation» des sections du Komintern et de l’épreuve de force entre Staline et Trotsky. C’est pourquoi, les anticapitalistes d’aujourd’hui ne pourront dialoguer de façon fructueuse avec la pensée vivante de Lénine, que s’ils retournent à ses sources, en comprenant bien l’importance qu’elle accordait à la construction d’une force politique révolutionnaire rassemblée autour d’un même projet stratégique, capable de ce fait de débattre librement et d’agir avec une grande souplesse tactique. Pour cela, ils devront se débarrasser une bonne fois pour toute des apories du «léninisme».

Jean Batou

Coupures de notre rédaction

  1. Dunayevskaia, Raya, Philosophy and Revolution, 1973, chap. 3 (ma trad.) (marxists.org).
  2. Lénine, Cahiers sur la dialectique de Hegel, nouvelle édition revue, traduite du russe par Henri Lefebvre et Norbert Guterman, Gallimard, 1967, p. 241.
  3. Henri Lefebvre, La Somme et le reste, vol. 1, Paris, La Nef de Paris éditions, 1959, p. 85.
  4. Lénine, Sur notre révolution (1923), in: Œuvres [Par la suite: O.], Paris, Ed. Sociales & Moscou, Ed. en langues étrangères, 1958-1976., t. 33, p. 489.
  5. Lénine, Que faire? (1902), in: O., t. 5, p. 458.
  6. Lars Lih recourt au pluriel afin de désigner à la fois les engagements contre les armées blanches, les paysans rebelles (les Verts) et les minorités nationales des régions frontières.
  7. Rapport politique du Comité central du Parti communiste (bolchevik) de Russie, le 27 mars, in: O., t. 33, p. 286.
  8. Conclusion sur le rapport d’activité du Comité central du P.C.(b)R. Le 9 mars (1921), in: O., t. 32, p. 202.
  9. Les fractions et la IVe Internationale (été 1935), Œuvres, juin 1935-septembre 1935, t. 6, Paris, EDI, 1979, p. 267.
  10. Bensaïd, Daniel «Les Sauts!, les sauts!, les sauts!» Sur Lénine et la politique, 2003, marxau21.fr (consulté le 20 juillet 2013).
  11. Lénine, Les tâches du prolétariat dans la présente révolution (Thèse d’avril, 7 avril 1917), in: O, t. 24, pp. 9-16.
  12. Deutscher, Isaac, Le Dilemme moral de Lénine, in Christian Biegalski (dir.), Arguments/4. Révolution-classe-parti, Paris, 10/18, pp. 152-56.
  13. Lénine, La Question des nationalités ou de «l’autonomie» (30 décembre 1922), in: O., t. 36, p. 618.