Nicaragua

Nicaragua : 15 jours qui ébranlèrent le «daniélisme»

Depuis le 18 avril, au Nicaragua, les manifestations contre la «réforme» des retraites qui ont eu lieu dans plusieurs villes ont été durement réprimées. Dan La Botz, co-éditeur de la revue New Politics (newpol.org) à New York commente ces événements pour solidaritéS [réd.]

Quel est le contenu de la «réforme» des retraites, à l’origine des récentes manifestations?

Depuis des années, il y avait déjà des protestations massives de paysan·ne·s et d’écologistes contre la construction du Canal du Nicaragua, reliant la mer des Caraïbes et le Pacifique, des protestations réprimées par le gouvernement de Daniel Ortega. Fin avril, il y a eu des marches paysannes. Tout n’a donc pas commencé avec le changement de la loi sur les retraites. Celle-ci augmentait les cotisations patronales et celles des travailleurs·euses, en baissant les pensions des retraité·e·s. La nouvelle loi a donc fâché les patrons et les travailleurs·euses.

Chose intéressante, le mouvement contre le gouvernement a éclaté dans les universités avec les étudiant·e·s qui avaient leurs propres problèmes. Divers secteurs y participent: les paysan·ne·s, les travailleurs·euses et les étudiant·e·s, bref un mouvement très populaire.

Pourquoi les chiffres de la répression sont-ils si élevés?

Il est difficile d’avoir des chiffres exacts. La police veut cacher le niveau de la répression et de sa participation. Les victimes qui avaient participé aux manifestations ne veulent pas dévoiler leur identité aux autorités, parfois on cache les blessé·e·s et même les mort·e·s. Mais selon diverses sources il y a plus de 60 mort·e·s, 150 blessé·e·s, des centaines de détenu·e·s (dont beaucoup ont été brutalisés et torturés). Le 10 mai, il y a eu une autre mort et davantage de blessé·e·s. Ces attaques ont été organisées par le gouvernement: il utilise la police et la Jeunesse sandiniste (du FSLN de Ortega), ainsi que des bandes de voyous.

A gauche, certains milieux considèrent le gouvernement Ortega-­Murillo comme la continuation de la révolution sandiniste. La propagande officielle parle d’un Nicaragua «chrétien, socialiste et solidaire». Après les manifestations d’avril 2018, cette vision reste-t- elle crédible?

Après les élections de février 1990 [perdues par le FSLN], Daniel Ortega et son frère Humberto (chef de l’armée) ont pactisé avec Antonio Lacayo, le gendre de la nouvelle présidente Violeta Chamorro. Ainsi, Daniel Ortega a réussi à être associé au gouvernement néolibéral. Il a approfondi ses liens avec les partis libéral et conservateur, sous les présidences d’Arnoldo Alemán (1997-2002) et Enrique Bolaños (2002-2007). Durant ces années, Ortega s’est lié à des hommes d’affaires et à la hiérarchie de l’Eglise catholique. Il a concentré le pouvoir entre ses mains et celles de son épouse, Rosario Murillo, en changeant la Constitution pour pouvoir rester président pratiquement à vie. Il contrôle le FSLN, le gouvernement, l’Assemblée nationale et la Cour suprême.

Ortega et Murillo ont réprimé les féministes et leur parti a voté une loi interdisant l’avortement. Le Nicaragua est un Etat bourgeois, se disant socialiste et chrétien, mais opprimant et exploitant les majorités ouvrières et paysannes. Ortega s’est fait photographier avec Fidel et Raúl Castro (Cuba), Hugo Chávez (Venezuela), Evo Morales (Bolivie); et a reçu leur appui. Mais s’il est loué comme «socialiste», c’est un terme avec lequel son gouvernement n’a en réalité rien à voir.

Existe-t-il une alternative (de gauche ou autre) au «chayo-ortéguisme» (comme l’appelle Mónica Baltodano, ancienne combattante du FSLN et ex-députée du Movimiento por el Rescate del Sandinismo, MpRS)?

Il y a plusieurs alternatives au gouvernement de Daniel Ortega, mais pour l’instant elles sont toutes de droite. L’Eglise catholique, jusqu’ici étroitement alliée à Ortega, peut jouer un rôle important dans un nouvel accord. Les Nicaraguayen·ne·s étant un peuple très pieux, l’Eglise utilise ce levier pour être au centre de cet accord, après la confrontation entre l’Etat et le peuple, en se réconciliant avec Ortega ou avec un nouveau gouvernement. La bourgeoisie, organisée au sein du Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP) peut aussi jouer un rôle, même si jusqu’ici elle était très satisfaite du gouvernement d’Ortega. Mais si celui-ci saute, le COSEP va vouloir choisir son successeur.

La classe ouvrière, les paysans et la petite bourgeoisie appauvrie n’ont pas d’organisations ou de partis qui les représentent. Durant des années, les sandinistes du FSLN ont dominé la gauche, ils l’ont ensuite discréditée en suscitant une profonde démoralisation et le cynisme. Les scissions du FSLN, comme le MpRS, ne représentent que quelques dirigeant·e·s, avec peu de membres, quasiment sans base sociale. Le FSLN a lutté pour contrôler et si nécessaire réprimer tout mouvement social (les travailleurs·euses et leurs syndicats, les paysan·ne·s ou les féministes).

C’est impressionnant de voir qu’en pleine répression les étudiant·e·s ont créé le nouveau Mouvement du 19 avril pour représenter les insurgé·e·s pacifiques et leurs demandes. Cette vague d’en bas va créer de nouveaux mouvements, de nouvelles organisations, susciter de nouveaux dirigeants que nous ne connaissons pas pour le moment. Mais l’histoire du monde et du Nicaragua montre que dans les pires moments et dans les conditions les plus difficiles le peuple travailleur est capable de créer de nouvelles alternatives. Il y aura une alternative. Mais elle n’a encore pas de nom.

Propos recueillis et traduits de l’espagnol: Hans-Peter Renk

Dan La Botz vient de publier What Went Wrong? The Nicaraguan Revolution: a Marxist analysis. Chicago, Haymarket Books.