Droit du citoyen et naturalisation: continuités conservatrices

Droit du citoyen et naturalisation: continuités conservatrices

La question du droit des citoyens a toujours été un sujet brûlant depuis la fondation de l’Etat fédéral. A l’époque, l’opposition à sa création était nourrie par un sentiment d’antipathie envers ces «étrangers louches» (fremde Fötzel) des autres cantons. Entre 1848 et les années 1870, le conflit entre les conservateurs et les radicaux-libéraux va tourner autour de l’égalité des droits pour les hommes d’origine juive, et autour de l’octroi de droits politiques aux immigrants des autres cantons et aux indigents. En effet, au tournant du siècle, alors que la population étrangère croît rapidement, la naturalisation s’inscrit encore dans un cadre libéral.


Après la Première guerre mondiale, cependant, la principale réaction à la Grève générale consiste en un durcissement des normes de naturalisation. Les principales victimes en sont les immigrés juifs d’Europe de l’Est. En 1952, pendant la Guerre froide, la durée de séjour minimale requise est doublée, pour atteindre douze ans, et un examen d’aptitude est mis sur pied. Ce n’est qu’en 1971, que l’égalité des droits politiques pour les femmes est acceptée par l’électorat masculin. Le succès du film «Les faiseurs de Suisse» (1978) et l’atmosphère de nouveau départ, insufflée par la chute du mur, ouvrent la voie à une certaine libéralisation, avec notamment l’acceptation du principe de la double nationalité. Cependant, en 1994, la naturalisation facilitée de la «seconde génération» échoue au Conseil des Etats. Depuis, les décisions négatives s’accumulent dans les urnes et les assemblées.


En comparant les principales discussions menées, depuis 1848, sur le droit des citoyens, la Suisse romande se montre plus ouverte que la Suisse alémanique. A la Diète fédérale de mai 1848, seuls les cantons de Genève, Neuchâtel, Vaud et Aarau, dans lesquels vivent la majorité des Suisses de confession juive, votent pour leur égalité des droits. En février 1866, les deux tiers des Romands octroient aux Juifs la liberté religieuse et d’établissement. Sur l’ensemble de la Suisse, le premier projet de loi est rejeté de justesse, tandis que le second est accepté à 53%. En février 1959, le premier scrutin populaire sur l’octroi du droit de vote et d’éligibilité des femmes est accepté par ces seuls trois cantons romands. En Suisse centrale, la part de non est aussi forte que celle de 1866 sur l’émancipation des Juifs: 80%. La naturalisation facilitée, acceptée en juin 1994 par 53% des votant-e-s, est soutenue par les deux tiers des Romands. De même, l’accueil réservé en Suisse romande aux récentes décisions du Tribunal fédéral a été plus sereine et favorable.

«Compagnons inconnus et flottants»

Une autre constante est le type d’argumentation mobilisé contre l’extension du droit des citoyens. En 1874, le conservateur bernois Alexander Von Tavel, après un échec électoral contre les radicaux, met en garde son acolyte, le catholique Josef Gmür, contre les «compagnons inconnus et flottants.» Le risque existe que ces derniers votent, «à l’incitation de quelques arrivistes, des dépenses somptuaires et improductives. En 1872, le Conseil fédéral radical délimite par une circulaire ce qui est visé par «éléments flottants», tout en combattant leur exclusion du droit de vote: «chaque artisan, travailleur, journalier, employé etc.» doit pouvoir voter, lors des élections fédérales, à l’endroit «où il séjourne durant cette période.» De telles interventions fédérales ont été taxées par la droite de «communisme semi-administratif.»


Outre des raisons matérielles, des motifs spirituels jouent aussi un rôle dans le processus d’exclusion politique de ces nouveaux arrivants des autres cantons. Les catholiques conservateurs, qui présentent l’Etat comme un «corps catholique», font tout pour empêcher que le mélange confessionnel, déjà présent dans la vie quotidienne de la société, n’envahisse la scène politique.

«Juif, païen et Hottentot»

Entre 1864 et 1874, la Suisse centrale est secouée par un combat contre l’émancipation des Juifs. Sur les trois mille Suisses de confession juive recensés en 1860, ils ne sont que quinze à vivre sur ces terres conservatrices. L’ecclésiastique nidwaldien Remigius Niederberger annonce, dans une série d’écrits imprimés jusqu’à 70’000 exemplaires, que la Suisse cesserait «d’être un Etat chrétien», si les «Juifs, les païens et les Hottentots» obtenaient l’égalité des droits. Le trinôme «Juif, païen et Hottentot» renvoie à la guerre civile américaine (1861-1865). Tout comme les Noirs, les Juifs doivent être stigmatisés.


Pour lutter contre «l’enjuivement de la Suisse», les catholiques conservateurs opposent, au modèle radical-libéral de nation de citoyens, celui de «nation chrétienne». Un combat contre l’émancipation des Juifs qui est aussi, pour les vaincus de la guerre du Sonderbund, le moyen de se réorganiser. En juillet 1863, le schwyzois Nazar von Reding-Biberegg écrit au conseiller national lucernois Philipp Anton von Segesser: «Les conservateurs ne peuvent-ils pas trouver là, dans l’histoire juive, le levier pour ébranler profondément les autorités fédérales et ainsi influer sur les élections imminentes au Conseil national?» Dans leurs campagnes contre un Etat confessionnellement neutre, les conservateurs récupèrent la croix suisse, qui était encore, en 1847, le symbole des troupes fédérales libérales.


En 1862, l’association Pie IX, dévouée au pape, prend position contre l’émancipation des Juifs: «La force de la suissitude (Schweizertum) s’inscrit dans la confession chrétienne; les catholiques et les réformés fidèles à leurs convictions sont le peuple suisse. La croix blanche sur fond rouge n’est pas un blason insignifiant, c’est un symbole de la citoyenneté helvétique». Selon eux, il est bien connu que les Juifs n’ont rien à voir avec la croix. Un autre symbole, utilisé contre leur naturalisation politique, est le serment des trois doigts qui fait référence à la trinité chrétienne. Niederberger se demande d’ailleurs en 1865 «ce qu’il adviendra lorsque les Juifs, à qui l’ont aura fait cadeau du droit de citoyenneté, arriveront au Conseil national et feront le serment chrétien».

«Corps étrangers dans l’organisme du peuple»

Aussi longtemps que les radicaux restaient fidèles au libéralisme, les conservateurs n’avaient aucun espoir. Ainsi, peu avant la Première guerre mondiale, le parti radical examine sérieusement le remplacement du droit du sang par un droit du sol. En outre, il participe au débat sur la création, au niveau communal, d’un droit du citoyen distinct de celui en vigueur au plan national. Le porte-parole du parti sur les thèmes liés au droit de citoyenneté, le conseiller national bâlois Emil Göttisheim, souligne l’erreur de vouloir exclure une «grande partie de la population». Le peuple suisse doit au contraire rassembler tous les individus vivants sur le sol suisse. Les conservateurs, et notamment le conseiller national grison Alfred von Planta, soupçonnent quant à eux le principe de la naturalisation automatique de créer tout au plus des «Suisses de papier».


Cependant, bien que la part d’étrangers soit tombée à 10% pendant la Première guerre mondiale, et à 5% à la veille de la Seconde guerre mondiale, le délire nationaliste de la «surpopulation étrangère» (Überfremdung) s’impose chez les radicaux. En 1920, dans son message en faveur du durcissement de la loi sur le droit de citoyenneté, le Conseil fédéral utilise pour la première fois la catégorie de «singularité nationale», à laquelle les futurs candidats à la naturalisation sont désormais soumis. Une année auparavant, un rapport du Conseil fédéral sur l’établissement des étrangers mentionnait formellement les «Juifs des pays de l’Est». Ceux-ci, ainsi que les autres «immigrés de guerre», «seraient ressentis dans notre peuple organique comme des corps étrangers». Peu auparavant, dans la ville de Zurich, la durée de séjour pour les Juifs de l’Est était portée de dix à quinze ans.

«Société mécanique» et «communauté organique»

Les catholiques conservateurs, dans la peau des nouveaux leaders d’opinion, tirent, à la suite de la Grève générale, la conclusion qu’il faut faire désormais dépendre le droit du citoyen d’«une véritable manière de penser suisse». Leurs idées directrices défendent un «Etat chrétien populaire» et une «communauté populaire de classes et de positions». En avril 1933, Vaterland, leur organe central, honore les «Jeunesses» frontistes pour leur combat contre le passage d’une «communauté organique» à une «société mécanique».


En lien avec la proposition de révision complète de la Constitution fédérale, le Parti conservateur populaire propose, en 1934, de retirer la liberté d’établissement aux personnes dépendant de l’aide sociale. En 1941, à l’occasion de la fête du Grütli, l’ecclésiastique nidwaldien Josef Konrad Scheuber, auteur d’ouvrages sur la défense spirituelle de la Suisse, pose la question suivante: «Qui a le droit de prêter serment? Seul celui qui a foi dans la croix et en Dieu le père! La conséquence est simple: un païen, un infidèle ou un non croyant, ne peut devenir suisse». Avec de telles affirmations, il n’est pas surprenant de voir les cercles de la droite conservatrice soutenir le principe d’un «échelonnement du droit du citoyen», en accordant par exemple moins de droits aux nouveaux citoyens, en particulier les Juifs, et en limitant, pour les anciens citoyens juifs notamment, le libre choix du travail.

Une conduite étroite du corps électoral

Quarante ans après que le Conseil national a repoussé deux tentatives pour instaurer le droit de vote et d’éligibilité des femmes, le vote populaire a enfin lieu en 1959. Karl Wick, rédacteur en chef de Vaterland, se profile comme le porte-parole d’une minorité de quarante-cinq conseillers nationaux opposés au projet de loi. Dans son argumentation, il attire l’attention à plusieurs reprises sur la «domination masculine» dans la «culture et société chrétiennes». Il affirme en outre, que «l’égalité de l’homme et de la femme dans l’Etat et la société augmentera la consolidation mécanique d’une démocratie plus grande». Et deux tiers des électeurs masculins préféreraient également rester entre eux.


En Suisse alémanique, l’idée fixe la plus importante des conservateurs consiste à maintenir un corps électoral le plus restreint et le plus homogène possible. Alors que, dans les autres pays européens, les conservateurs entendaient freiner l’élargissement des droits populaires, en Suisse alémanique, ils luttaient plutôt contre l’élargissement du corps électoral, pas nécessairement contre l’extension des droits populaires. Le combat contre les «compagnons inconnus et flottants», les Juifs et les femmes, le discours sur les «Suisses de papier» et sur les «corps étrangers dans notre organisme populaire», de même que les campagnes actuelles contre la «dilapidation du droit du citoyen» plongent leurs racines dans une conception de l’Etat qui ne se fonde pas sur des citoyennes et des citoyens libres, mais s’érige à partir d’une entité intemporelle, créée par Dieu ou par la nature. La nation n’est pas entendue, à la manière française, comme un «plébiscite de tous les jours» (Ernest Renan, 1882), mais à la façon germanique d’un corps «organique» soudé.


Cinq ans après avoir abattu, en Suisse alémanique, le principe de la naturalisation facilitée, en 1999, les nouveaux conservateurs nationaux s’enflamment contre la nouvelle Constitution fédérale en lançant leurs deux principales objections: «Il n’y a plus de citoyenneté helvétique ni de peuple – seulement une population». Et: «Pourquoi, à l’avenir, ce ne seront plus ‘tous les Suisses’ mais ‘tous les individus’ qui seront égaux devant la loi?» Douze des dix-neuf cantons suisse-alémaniques leur emboîteront le pas. Leur argumentation n’a pas eu le même succès en Suisse romande. Cette attitude plus ouverte s’explique par l’influence plus grande du libéralisme politique au XIXe siècle et par un impact plus restreint de la Défense spirituelle du pays. La conception nationale de la Suisse francophone fait référence à un demos défini politiquement et qui peut évoluer, plutôt qu’à un ethnos intemporel et figé. En recourrant à une métaphore classique du conservatisme, la conclusion s’impose d’elle-même: parce qu’un «mécanisme» est plus facile à modifier qu’un «organisme», il est plus facile d’élargir le corps électoral en Suisse romande qu’en Suisse alémanique.


Jo LANG*


* Jo Lang appartient à la Sozialistische Grüne Alternative (SGA) de Zoug, dont il est député au Grand Conseil. Il vient d’être élu au Conseil National. Cet article est paru dans le Tagesanzeiger du 14 août dernier.