Les habits neufs de lextrême droite européenne
Les habits neufs de lextrême droite européenne
Jean-Yves Camus est politologue, chercheur au Centre européen de recherche et daction sur le racisme et lantisémitisme (CERA). Il est lauteur de nombreux ouvrages, dont Les extrémismes en Europe (Ed. de lAube, 1998) et Le Front national (Milan éd., 2001).
Quels types de formations dextrême droite rencontre-t-on en Europe aujourdhui?
Jai lhabitude de classer ces formations dans deux groupes: celles qui ont une filiation fasciste et celles qui relèvent du populisme xénophobe. Il nexiste plus à lheure actuelle de parti de filiation réellement fasciste représenté dans un parlement national, à lexception du MSI-Flamme tricolore en Italie, mais il ne possède quun sénateur et représente moins de 1% des voix. Un fait significatif parmi dautres: en Espagne et au Portugal, des dictatures autoritaires ont perduré jusquau milieu des années 1970. Or, même dans ces pays, les mouvements néo-franquistes et néo-salazaristes ont obtenu moins de 0.5% des suffrages lors des derniers scrutins électoraux. Cest dire si linfluence de ce genre de formation est faible.
On trouve ensuite un certain nombre de mouvements «mixtes», cest-à-dire des partis qui incluent en leur sein des courants assimilables aux fascismes, mais qui cultivent également une idéologie plus «moderniste». Le Front national français et le Vlaams Blok flamand sont assez représentatifs de cette dualité. Comme on sait, le succès de ce type de formation est beaucoup plus grand électoralement.
Viennent enfin des mouvements dont la filiation fasciste est inexistante. Cest le cas de la List Pim Fortuyn en Hollande, qui, bien que xénophobe, na pas de rapport avec ce quétait jadis le mouvement pro-nazi néerlandais. Cest le cas également des partis xénophobes danois et norvégien, le Dansk Folkeparti et le Fremskrittspartiet. LUDC suisse est elle aussi un exemple de parti populiste xénophobe sans héritage fasciste. Le parti de Blocher est en fait la seule formation dextrême droite nayant pas été crée comme telle, mais qui a suivi une évolution vers lextrême droite à partir dun parti agrarien.
Quelles sont les différences entre les partis fascistes historiques et lextrême droite actuelle?
Au cur du projet fasciste, il y a un Etat tout-puissant, présent dans lensemble des secteurs de la vie sociale et contrôlant lindividu. Ce rôle central accordé à lEtat a complètement disparu des programmes de lextrême droite. Lambition partagée par Blocher, Haider, Bossi et Le Pen, cest de réduire lEtat à ses fonctions régaliennes. Cest lEtat minimal, sous sa forme «reagano-thatchérienne» classique.
Lextrême droite adhère au noyau dur du néolibéralisme, ce qui est une grande différence avec le fascisme historique. Cette adhésion, il est vrai, est souvent accompagnée dune critique de la mondialisation. Mais cette critique est extrêmement ambivalente. Ce que les partis dextrême droite dénoncent, cest avant tout la dimension culturelle de la mondialisation, à savoir un mélange des cultures intolérable pour eux. Mais ils remettent rarement en cause la dimension économique de la mondialisation.
On a lhabitude de dire du vote pour les formations dextrême droite quil est un vote de «protestation». Est-ce vraiment le cas?
Lorsque lon demande aux électeurs du Front national comment ils se situent sur laxe droite-gauche, lécrasante majorité se dit spontanément dextrême droite. La plupart ajoutent quils votent FN en connaissance de cause, cest-à-dire en adhérant au programme. Je suis de plus en plus convaincu que la théorie du vote de protestation est erronée. Il ne faut pas oublier que le FN est à plus de 10% depuis 1984, ce qui serait impensable sans une base électorale réellement acquise à son projet.
La simplicité du programme du FN fait quil est relativement facile dy adhérer. Les gens qui votent FN acceptent un certain nombre didées force, notamment en matière dimmigration et de sécurité. Ils expriment en même temps une protestation, qui a notamment pour objet une situation économique et sociale qui na jamais été aussi mauvaise en France. Donc il y a une part protestataire, mais une part seulement.
Quelles sont les raisons du succès des formations dextrême droite?
Quand Le Pen fait campagne aux portes des usines et dit: «les licenciements massifs, ça suffit», les gens lentendent et adhèrent. Lune des raisons du succès de lextrême droite est le fait que la gauche a laissé en déshérence la critique de la mondialisation libérale, présentée aujourdhui comme lhorizon indépassable du siècle en cours. Un autre élément que la gauche a manqué, et que lextrême droite a abondamment exploité,cest la critique de la construction européenne. Dans le fond, les partis dextrême droite sont les seuls à faire de la politique, les autres sont trop occupés par la gestion du système.
Le discours de lextrême droite nest évidemment quen apparence contestataire. Le Pen et Blocher comme contestataires de lordre établi, ne sont pas très crédibles. Lun des problèmes qui se posent à la gauche aujourdhui est de parvenir recréer du dissensus politique. La grande force des partis dextrême droite est dêtre à même de contester le consensus mou dans lequel on sest enfermé avec le ralliement massif de la social-démocratie à la mondialisation libérale.
Quen est-il des mouvements dextrême droite dans les pays de lex-bloc de lEst?
Je fais une distinction très nette entre les extrêmes droites ouest européenne et est européenne. En Europe centrale et orientale, les Etats nations sont apparus plus tardivement, la conception de la citoyenneté est très différente ( le rapport à lethnie et à la religion prévaut) et les contentieux territoriaux nont pas été complètement résolus. Tout ceci a une influence sur les systèmes politiques en général, et sur les formations dextrême droite en particulier.
Si lon regarde les dernières consultations électorales, lextrême droite sest affaiblie en Europe de lEst. Cest le cas en Hongrie, en Slovaquie et en Serbie notamment. Elle reste en revanche forte en Pologne et en Roumanie.
Il faut ajouter que nous sommes peut-être victimes dun «effet doptique». En Europe centrale et orientale, des positions largement extrémistes sont défendues par des partis qui ne le sont pas forcément, ou par des individus au sein de formations politiques «classiques». Slobodan Milosevic nétait pas membre dun parti dextrême droite, son discours et ses agissements nen étaient pas moins nationalistes et xénophobes.
On dit souvent que lélectorat des partis dextrême droite provient en partie de celui de certains partis de gauche en voie de disparition, comme le Parti communiste français. Est-ce réellement le cas?
Non. Lidée dune «convergence des extrêmes», qui se traduirait par un transfert de voix massif des électeurs du PCF vers le FN, est totalement fausse. Lélectorat du FN provient de toutes les catégories sociales: couches populaires, classes moyennes, franges supérieures.
Derrière cette idée de transfert de voix du PCF vers le FN, il y a avant tout une construction idéologique. Certains de mes collègues politologues, de même que des politiciens issus des formations traditionnelles, ont entretenu lidée quil y aurait, dun côté, les tenants de lEtat de droit, et de lautre les ennemis de lEtat de droit, où lon range à la fois lextrême gauche et lextrême droite. Doù laffinité qui existerait entre les électorats des partis de cette dernière catégorie. Mais cette thèse na aucun fondement réel.
Il semble que lextrême droite se soit dernièrement «féminisée». Les dirigeants de ces formations sont-ils de plus en plus des dirigeantes?
Historiquement, les droites extrêmes se caractérisent par un électorat majoritairement masculin, qui adhère à une vision patriarcale et autoritaire de la société. De ceci découlent un certain nombre de revendications traditionnelles, comme labolition du droit à lavortement, labolition du droit au divorce ou limmixtion des églises dans les choix de société.
Quelque chose est indéniablement en train de bouger dans ce domaine. Les partis dextrême droite savent que lun des facteurs qui les éloignent du pouvoir est que les femmes ne votent pas assez en leur faveur. Cest ce quon appelle le «gender gap», le déficit de voix féminines. Ces mouvements sont conscients du fait que sils ne percent pas auprès des électrices, ils ne dépasseront jamais le stade de la simple force de nuisance politique. Doù ladaptation de leur discours à un électorat féminin.
En Scandinavie, la situation a évolué plus vite quailleurs. Lextrême droite danoise est dirigée par une femme, Mme Kjaersgaard. En Autriche, Mme Riess-Passer, qui est issue du parti de Haider, a exercé la fonction de vice chancelière du gouvernement Schüssel. La direction dAlleanza nazionale en Italie comprend des femmes. Il y a toujours eu au sein de ce parti, dès lépoque du MSI, une branche féminine forte, et une culture de revendication identitaire féminine. Alessandra Mussolini sest elle-même ouvertement déclarée en faveur du droit à lavortement et au divorce.
Est-ce que les mouvements dextrême droite sont capables de survivre à la disparition de leur leaders?
On a déjà quelques exemples de ce fait. Le Vlaams Blok belge a survécu à la retraite de son créateur Karel Dillen, en mettant en place une direction collégiale. Alleanza Nazionale a passé le cap du décès du dirigeant du MSI, Giorgio Almirante. Cest à partir de la disparition de ce dernier que le parti a entamé sa mue idéologique, et est sorti du ghetto politique dans lequel il se trouvait. Le parti du peuple danois a survécu à la disparition de Mogens Glistrup de la scène politique. Haider nest pas le fondateur du FPÖ, il y a eu une succession à lintérieur de ce parti, comme dailleurs à lintérieur de lUDC. Peu despoirs sont donc permis de ce côté-là.
Propos recueillis par Razmig KEUCHEYAN