Pour une bifurcation écosocialiste
Jeudi 18 avril, dans une salle comble à Genève, Cédric Durand et Razmig Keucheyan présentaient leur ouvrage Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique paru aux éditions La Découverte. Selon les auteurs, il faut clairement distinguer la bifurcation de la transition écologique.
Les orateurs, lors de la conférence et ainsi que dans leur livre, postulent l’urgence non d’une transition, mais le besoin de «bifurquer» pour éviter la réalisation des pires scénarios climatiques et d’effondrement de la biodiversité.
Le cœur de l’exposé a ainsi été la distinction analytique entre les termes de transition et de bifurcation. Cédric Durand et Razmig Keucheyan soulignent en effet que le terme de transition a une forte connotation de «verdissement de l’existant». Il renvoie selon eux au capitalisme vert, qui ne constitue pas une solution aux problèmes mais, au contraire, un moyen de maintenir et d’accentuer le développement économique sans limites sous couvert d’un vernis écologique.
Bifurquer et planifier
Contrairement à la notion de transition, celle de bifurcation insinue plus clairement une idée de rupture avec le régime actuel et une transformation radicale de notre économie. C’est bien d’une rupture dont nous avons besoin pour combattre le système actuel ; d’un changement économique radical vers une production contrôlée.
Ainsi, l’autre terme porté par la conférence a été celui de planification. Ce principe économique, durement attaché dans les esprits aux plans quinquennaux de l’URSS et à l’effondrement de cette dernière, peut néanmoins constituer un projet émancipateur pour la gauche actuelle. Cédric Durand souligne, dans ses travaux, le rôle du big data pour les secteurs économiques dominants qui, loin de se revendiquer soviétiques, exploitent néanmoins des données collectées sur leurs utilisateur·ices afin de prévoir la demande pour leurs produits et, ainsi, de planifier leur production en conséquence. Même au sein du gouvernement Macron, la planification est mise en œuvre à Matignon par le secrétariat général à la planification écologique.
Si l’utilisation actuelle de la planification par les multinationales n’est évidemment en rien émancipatrice, elle permet néanmoins de réfuter l’argument d’autoritarisme qui lie planification économique et l’échec de l’URSS. Une utilisation démocratique du big data a le potentiel de former un nouveau modèle économique respectueux de l’environnement tout en dépassant les échecs du passé.
Besoins nécessaires et besoins artificiels
Les auteurs de Comment bifurquer se sont inspirés pour leur théorie, en partie, de l’économiste marxiste, Ernest Mandel, un des premiers marxistes d’après-guerre à théoriser la planification démocratique. Le projet porté par Mandel doit néanmoins être adapté à la réalité actuelle de crise écologique majeure. La conception de la planification des deux auteurs n’a pas pour objectif de produire plus, mais de produire moins, en fonction des besoins, dans le respect des limites planétaires.
Keucheyan a ainsi parlé de la nécessité de modifier notre conception des «besoins» en introduisant la nuance entre les besoins nécessaires pour la vie – s’alimenter, boire, s’éduquer – et les besoins artificiels créés par le système capitaliste dans le but d’augmenter la production et les bénéfices. Cette deuxième catégorie devant disparaitre de nos sociétés si nous voulons respecter les limites planétaires. Selon les auteurs, les besoins doivent devenir matière à délibération démocratique et non pas rester l’apanage des gouvernements néolibéraux actuels. Il faut que les activités néfastes, comme l’industrie militaire ou la publicité, soient démantelées afin d’éviter la réalisation des pires scénarios climatiques et d’effondrement de la biodiversité.
L’État et les mouvements sociaux
Pour les deux conférenciers, l’État doit jouer un rôle très important dans la réorientation de l’économie à des fins sociales et écologiques. Ce dernier doit néanmoins être au service des classes populaires et permettre une forte participation du mouvement social et syndical. Devenir, en somme, une démocratie participative. Pour Cédric Durand «L’État devrait avoir, entre autres tâches, au service des besoins réels des classes populaires, celui de distribuer les investissements en fonction des priorités écologiques décidées démocratiquement».
Pour les deux auteurs la planification écologique «sera sociale ou ne sera pas». Dans le projet de bifurcation écosociale, la science a un rôle très important à jouer afin de déterminer les limites écologiques à ne pas dépasser. Le numérique, ainsi que les nouvelles technologies, doivent être mises au service de ce projet de transformation économique. Si la mise en place de cette bifurcation est urgente, elle doit néanmoins combiner des tendances contradictoires alliant centralisation et planification, avec l’autogestion et la décentralisation, un défi majeur pour tout projet écosocialiste.
Juan Tortosa