Produire moins, partager mieux

A l’occasion de sa tournée de conférences en Suisse co-organisée par solidaritéS, notre rédaction s’est entretenue avec Daniel Tanuro. L’ingénieur agronome et militant anticapitaliste donne son regard sur les enjeux de la COP 25 qui se tient actuellement à Madrid, sur l’évolution des mouvements écologistes et sur les perspectives de rapprochements de ces derniers avec les salarié·e·s et les catégories populaires.

Development & Climate
Mur installé dans les Development & Climate Days, réunion en marge de la COP 25, Madrid, 8 décembre.

Comment analyses-tu le processus des COP 1 dans son ensemble ?

Depuis Rio en 1992, les COP ont tourné autour de trois enjeux : 

  1. le niveau de dangerosité à ne pas dépasser; 
  2. la justice climatique Nord-Sud; 
  3. la quadrature du cercle, ou comment éviter un cataclysme climatique sans mettre en question l’accumulation du capital. 

Il a fallu attendre 2015 et la COP 21 pour qu’un niveau de dangerosité soit défini. Un simulacre de justice climatique avait été mis en scène lors de la COP 3 (Kyoto), puis la COP 15 (Copenhague) a tourné la page. Quant à la quadrature du cercle, deux chiffres suffisent : les émissions annuelles de CO₂ sont 60 % plus hautes qu’en 1990, et la concentration atmosphérique en CO₂ est sans précédent depuis 1,5 million d’années. À cette époque, le niveau des océans était 20 à 30 mètres plus élevé qu’aujourd’hui.

Quel est l’enjeu de la COP 25 qui se tient actuellement à Madrid ?

Les engagements climatiques des États signifient un réchauffement de 3,3 °C d’ici la fin du siècle – deux fois plus que l’objectif de Paris. Vu l’urgence maximale, on pourrait penser que la COP 25 s’attacherait à combler ce fossé, mais il n’en est rien. Elle s’attache à concrétiser le mécanisme de marché décidé à Paris (Article 6) pour permettre aux Etats de « collaborer » dans la lutte contre le réchauffement. 

Ce nouveau bidule doit prendre le relais du Mécanisme de développement propre (MDP) créé par le Protocole de Kyoto. Pour rappel, ce MDP permettait à des entreprises, des États ou d’autres entités du Nord de remplacer leurs réductions d’émissions par des achats de « crédits d’émission » générés par de soi-disant investissements verts dans les pays du Sud. En 2016, une étude scientifique concluait que 73 % des crédits étaient largement factices, 2 % à peine ayant des probabilités fortes de correspondre à des réductions effectives d’émission.2 De plus, ce MDP a été complété par les programmes REDD et REDD+, grâce auxquels les crédits d’émission peuvent être générés aussi par des plantations d’arbres, et même par la protection de forêts existantes.3 

Ces systèmes de « compensation carbone » constituent en réalité un tour de passe-passe visant à remplacer les réductions d’émissions par de fausses réductions ou par des absorptions incertaines et éphémères. Mais c’est précisément cela que veulent les capitalistes et les gouvernements à leur service : une arnaque pour faire croire qu’ils·elles sauvent la planète alors qu’ils continuent à la détruire. C’est pourquoi le comblement du fossé entre 3,3 °C et 1,5 °C n’est pas à l’ordre du jour à Madrid. Avant de l’aborder, ces messieurs-dames veulent connaître le volume de tricherie qui leur sera autorisé lors de la prochaine manche. Si ce volume est fixé à Madrid, la COP 26 à Glasgow pourra tenter de créer l’illusion que le fossé se comble. Dans le cas contraire, tant pis pour l’urgence : la séance d’illusionnisme sera remise à la COP 27. 

L’enjeu majeur de la COP 25 est donc de savoir si les règles de l’arnaque peuvent être fixées dès maintenant. Ce n’est pas certain car le Brésil, notamment, veut que son stock de crédits factices issus du MDP puisse être vendu dans le cadre du nouveau mécanisme. Comme quoi on peut être climato–négationniste et profiter de la pseudo politique climatique.

Beaucoup ont compris que l’accord de Paris ne changerait rien parce que trop peu contraignant. Si on ajoute à cela le retrait des USA, le tableau est morne. Le processus des COP semble perdre la légitimité qu’il avait auprès des mouvements climat. Pourtant la Grève du climat, Fridays for Future ou encore Extinction Rébellion continuent largement de revendiquer le respect de l’accord de Paris. Cela pose-t-il des problèmes ?

Il faut exiger le respect du seuil de dangerosité décidé à Paris, mais l’accord lui-même n’est pas soutenable. Outre qu’il n’est pas contraignant, cet accord – sans le dire – préparait le terrain pour les scénarios insensés de « dépassement temporairement » du seuil de dangerosité avec refroidissement ultérieur de la planète grâce aux « technologies à émissions négatives » (et en dopant à fond la filière nucléaire !). Ce sont ces scénarios qui sous-tendent les promesses de « neutralité carbone en 2050 » lancées aujourd’hui. Les gouvernements tentent ainsi de duper l’opinion publique alors qu’ils ne font pas ce qui s’impose pour réduire les émissions. 

Quant au seuil de dangerosité, il est important de ne pas rester prisonniers de l’ambiguïté de Paris (au-dessous de 2 °C ou de 1,5 °C ?). Le GIEC ne laisse aucun doute : le mouvement pour le climat doit exiger de rester au-dessous de 1,5 °C.

Non seulement les USA se retirent, mais en plus la Chine relance le charbon. C’est évident : la solution est dans la rue, pas dans les COP. Il faut créer une agitation telle que la classe dominante devra choisir : soit elle commence à prendre des mesures, soit elle ne sera plus en mesure de dominer. En marquant des points partiels (par exemple l’extension des transports publics et leur gratuité, ou un programme volontariste et public d’isolation du bâti – peu importe), le mouvement social gagnera en confiance pour aller plus loin. Ainsi, l’idée progressera que la politique anticapitaliste nécessaire pour arrêter la catastrophe est bonne et désirable pour les classes populaires.

Lors de tes conférences, tu as souligné le rôle clé des femmes dans les trois secteurs à l’avant-garde de la lutte écologique – les paysans, les indigènes et les jeunes. Pourquoi, à ton avis ?

Je me rallie aux (éco)féministes : la destruction de la nature et l’oppression des femmes sont deux manifestations de la domination patriarcalo–capitaliste. Les femmes, parce qu’elles sont opprimées, sont plus impactées. Elle le sont spécifiquement, parce que le patriarcat leur impose la plus grande partie du travail de la reproduction sociale. Cette réalité tend à les rendre plus conscientes de la gravité de la situation et de l’absurdité des réponses du « capitalisme vert ».

Comment vois-tu le mouvement des jeunes pour le climat ? Quelles limites montre-t-il et comment peut-il les surmonter ?

Le plus grand défi, pour la jeunesse, est de tenir sur la durée en résistant aux sirènes de la récupération politique et aux menaces de la répression policière. Le meilleur moyen est de développer l’auto-organisation démocratique à une échelle de masse, et l’expérience suisse est exemplaire de ce point de vue. La radicalité ne se décrète pas, il faut la construire pas à pas autour d’enjeux concrets : 1,5 °C maximum, pas de dépassement temporaire, pas de technologies à émissions négatives, pas de nucléaire, pas de compensation carbone : stop aux fossiles et aux investissements fossiles, la solution consiste à produire moins, transporter moins, partager plus. Aux responsables de payer la facture. 

À Lausanne, tu as répondu à quelqu’un que la grève te semblait une forme plus puissante de désobéissance civile que de bloquer des carrefours. Peux-tu revenir sur cela ?

Je ne suis évidemment pas contre les blocages de carrefour, ou les ZAD ! Mais je m’inscris en faux contre l’idée que bloquer une rue un samedi serait plus radical ou plus « désobéissant » que de mettre son école en grève le vendredi. Faire grève est une forme très puissante de désobéissance, elle crée du collectif sur les lieux de vie et de travail, et entre en écho avec les traditions des classes populaires. La grève active décuple ce potentiel subversif.

En Suisse, le mouvement appelle à une grève large pour le 15 mai. Quelles peuvent être les pistes pour que les mouvements des jeunes puissent se lier aux travailleurs·euses au-delà de quelques convergences épisodiques ?

L’essentiel est que le mouvement interpelle les travailleuses et travailleurs sur l’avenir que le système réserve à leurs enfants. L’impact de cette interpellation est immense. Elle peut favoriser la rupture du mouvement ouvrier avec le productivisme. C’est un enjeu décisif : sans cette rupture, il n’y aura pas de victoire dans la lutte pour le climat. Coupler cette interpellation à un discours général en faveur de la justice sociale ouvrira des brèches. Une fois en mouvement, les salarié·e·s élaboreront leurs propres revendications de classe pour le sauvetage du climat – leur Via Obrera. Personne ne peut le faire à leur place. 

Dans les milieux syndicaux, l’idée d’un Green New Deal commence à gagner de l’ampleur. Qu’en penses-tu ?

Le Green New Deal de Sanders et Occasio–Cortez est un plan de relance économique qui n’intègre pas la nécessité de réduire drastiquement la production. Ce n’est donc pas une alternative adéquate. Mais le GND a deux mérites : c’est un plan, et ce plan ambitionne de résoudre à la fois la crise sociale et la crise écologique en sortant des recettes néolibérales. C’est pourquoi la Commission européenne s’est empressée de récupérer l’idée, afin de la dénaturer.

Propos recueillis par Guillaume Matthey

Le prochain livre  de Daniel Tanuro

Trop tard pour être pessimistes ! La catastrophe grandissante et les moyens de l’arrêter

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Daniel Tanuro

Dix ans après, ce livre actualise, élargit et approfondit les thèses de « L’impossible capitalisme vert ». Il est divisé en cinq chapitres. Le premier dresse un état des lieux de la crise écologique, et discute brièvement la notion d’Anthropocène. Le deuxième montre que l’accord de Paris est sous-tendu au mieux par un projet délirant : le « dépassement temporaire » du seuil de dangerosité compensé par le déploiement ultérieur de technologies censées refroidir le globe. Le troisième examine les biais idéologiques de la recherche scientifique. Le quatrième revient sur l’incompatibilité entre capitalisme et écologie, discute sur cette base les positions de diverses variantes de l’écologie politique et plaide pour approfondir « l’écologie de Marx ». Le cinquième est consacré à l’alternative écosocialiste en termes de vision du monde, de programme et de stratégie pour combler le gouffre entre la radicalité nécessaire et les niveaux de conscience actuels.

« Par sa perspective anticapitaliste cohérente, ce livre est un arsenal pour le mouvement écologique actuel, qui cherche encore ses marques. Il est urgent que le mouvement prenne conscience de qui est son adversaire : non tel ou tel politicien idiot, ou telle ou telle mesure gouvernementale imbécile, mais un système, le capitalisme, responsable de la plus grande menace sur la vie dans l’histoire de l’humanité. » (extrait de la préface par Michael Löwy). 

À paraître en mai 2020 aux éditions La Découverte

1 Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques

2 « How additional is the Clean Development Mechanism ? », Öko-Institut E.V, Berlin 2016

3 Au détriment des peuples indigènes, au point que l’IPBES l’a reconnu !