Liban
Une tragique conséquence du système politique néolibéral et confessionnel
Le 4 août, une nouvelle tragédie a frappé le Liban. Une explosion d’une ampleur sans précédent a fait plus de 170 mort·e·s, plus de 6000 blessé·e·s et 300 000 sans-abri. Le port de Beyrouth accueillant 73 % des marchandises importées en 2019 en valeur, l’explosion a également détruit la réserve stratégique de céréales du Liban.

Plus de 250 000 personnes se retrouvent « hautement vulnérables ». Les dégâts matériels se chiffrent, eux, en milliards de dollars – une estimation de 15 milliards a été avancée par les autorités. Ce drame vient s’ajouter à une situation socio-économique déjà catastrophique après l’éruption de la crise économique en octobre 2019 et les effets de la pandémie du Covid-19.
La proportion des Libanais·es vivant sous le seuil de pauvreté a dépassé les 50 % après la crise du Covid-19, tandis que le taux de chômage atteint les 35 %. La valeur de la monnaie libanaise est en chute libre depuis plusieurs mois, conduisant à un taux d’inflation de plus de 400 %.
Les sources de ce nouveau drame au Liban sont à chercher dans le système politique néolibéral et confessionnel ainsi que dans la domination exercée par les différentes fractions des classes dominantes qui la composent. Il ne s’agit pas d’un simple accident, mais bien d’un crime découlant de ce système politique.
Le système confessionnel et néolibéral
La représentation politique au Liban est organisée selon des lignes confessionnelles aux plus hauts échelons de l’État. Le président doit être maronite (chrétien), le premier ministre sunnite et le président de la Chambre des députés chiite. Les postes au sein des institutions publiques, en particulier les plus hautes positions, sont également distribuées en fonction de lignes confessionnelles et partisanes.
Ce système est l’un des principaux instruments utilisés par les partis confessionnels bourgeois pour renforcer leur contrôle sur les classes populaires, en les maintenant subordonnées à leurs chefs.
À la suite de l’indépendance du pays de la puissance coloniale française, en 1943, le système confessionnel a été maintenu par les élites politiques du pays. Le contrôle de l’État et de l’économie du Liban a continué à être concentré entre les mains d’une oligarchie. La politique menée par l’État reflétait les intérêts de ces élites politiques et économiques qui souhaitaient maintenir et renforcer la position du Liban comme intermédiaire financier clé entre le monde arabe et l’Europe.
La fin de la guerre civile libanaise en 1989 a maintenu le système confessionnel dans son intégralité, avec uniquement quelques changements dans les rapports de forces entre les élites politiques. En même temps, les partis confessionnels bourgeois ont approfondi les caractéristiques historiques constitutives de l’économie libanaise : un modèle de développement orienté vers la finance et les services, où les inégalités sociales et les disparités régionales sont très prononcées.
Dans ce contexte, le mouvement de protestation au Liban, qui a éclaté en octobre 2019 à la suite d’une décision du gouvernement d’imposer de nouvelles taxes, notamment sur des applications de messagerie instantanée comme WhatsApp, s’inscrit dans l’opposition aux politiques néolibérales mises en œuvre depuis les années 1990 et aux élites confessionnelles qui en ont profité.
Tous les partis responsables de la crise
Tous les partis politiques dominants ont nié avoir eu connaissance de la présence de nitrate d’ammonium dans le hangar du port qui a causé l’explosion mortelle du 4 août 2020. Cependant, toute la structure du port, sa gestion ainsi que l’inspection des douanes, qui gère le port conjointement avec l’autorité portuaire de Beyrouth, sont dans les mains de personnalités affiliées aux acteurs dominants du système politique libanais, en particulier du Courant Patriotique Libre (parti bourgeois chrétien), Amal (parti bourgeois chiite), Hezbollah et du Courant du Futur (parti bourgeois sunnite).
En même temps, le président libanais Michel Aoun et le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, ont refusé toute enquête internationale sur la tragédie, invoquant la défense de la souveraineté libanaise. Ils ont déclaré préférer une enquête dirigée par l’armée libanaise, dominée par ces mêmes partis. L’objectif est clairement d’empêcher que les responsables, tou·te·s issu·e·s des partis dominants, soient pointé·e·s du doigt, ce qui remettrait en cause le système politique libanais dans son intégralité.
De large secteurs du mouvement de protestation demandent une enquête internationale ou la mise sur pied d’une commission d’expert·e·s internationaux·ales.
« Les réformes ou rien »
Un grand nombre de chefs d’État ont officiellement apporté leurs soutien à la population libanaise. Une visioconférence organisée à l’initiative du président français Emmanuel Macron et réunissant les représentant·e·s d’une trentaine de pays, occidentaux et arabes, à laquelle ont également pris part des représentant·e·s du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et de la Banque européenne d’investissement, a débouché sur un accord pour fournir une assistance d’urgence à brève échéance pour un total de 252,7 millions d’euros.
Mais comme dans toute crise, les États et institutions monétaires internationales saisissent ces moments comme des opportunités pour promouvoir et approfondir les dynamiques néolibérales, telle l’extension de l’économie de marché à divers secteurs jusqu’ici étatisés.
Emmanuel Macron, qui s’est illustré par une visite très médiatique de quelques heures au Liban après la tragédie a appelé à des « réformes », de concert avec la directrice du FMI, Kristalina Georgieva.
Leur mise en œuvre a été érigée en condition préalable à tout déblocage d’aides financières aussi bien par le FMI – que le Liban a officiellement sollicité en mai – que par l’ensemble de ses soutiens internationaux, notamment les participants à la conférence de Paris d’avril 2018 qui ont réservé plus de 11 milliards de dollars en prêts et dons pour le Liban. En échange de ces milliards de dollars, le gouvernement libanais doit s’engager à développer les partenariats public-privé, à réduire le niveau de la dette et à promulguer des mesures d’austérité.
Frustration populaire
À la suite du drame, une solidarité entre les classes populaires libanaises et étrangères (syriennes, palestiniennes et issues des pays d’Afrique subsaharienne) s’est manifestée directement, pour apporter de l’aide aux personnes qui ont subi la destruction de leur foyer ou encore pour déblayer les rues des débris.
Durant le weekend des 8 et 9 août, des manifestations massives ont eu lieu à Beyrouth pour exiger que les responsables de la tragédie en répondent devant la justice et renverser tous les partis au pouvoir sans exception.
De leur côté, les forces de l’ordre et les milices du parlement, liées au président de la Chambre des députés Nabih Berri, ont réprimé violemment les manifestant·e·s, y compris en tirant à balles réelles. Il y a eu plusieurs centaines de blessé·e·s et des dizaines d’arrestations.
La démission du premier ministre Hassan Diab, le 10 août sous la pression populaire, n’a pas calmé le mouvement de protestation qui continue à se mobiliser.
Le 14 août, les principales forces politiques libanaises au parlement ont entériné l’état d’urgence, qui avait été décrété le 5 août. L’armée libanaise peut donc procéder à des arrestations sans avoir recours à la justice, limiter la liberté de la presse et des médias, interdire les rassemblements, etc. Mettre fin aux manifestations populaire est en effet une priorité pour les partis politiques dominants.
L’alternative à construire
La construction d’une alternative politique de masse crédible et inclusive, non confessionnelle et sociale, défendant les intérêts de toutes les classes populaires reste une nécessité.
Les appels à un nouveau gouvernement d’union nationale rassemblant toutes les forces confessionnelles bourgeoises, comme l’a fait le président français Emmanuel Macron, contribuent au maintien du statu quo. Cette solution a le soutien de nombreux pays.
L’appel à des élections anticipées dans le cadre du même système confessionnel apparaît comme un piège pour les forces populaires, qui exigent un changement radical. Les partis au pouvoir sont en effet les mieux organisés et les plus implantés au sein des institutions politiques et de la société, d’autant plus que certains bénéficient de soutiens étrangers massifs. Ils sont donc les mieux armés pour remporter les prochaines élections législatives, en l’absence d’une structuration du mouvement de protestation et de l’émergence d’une alternative politique de gauche pour les classes populaires libanaises.
La revendication du mouvement de protestation pour la justice sur l’explosion du 4 août vient s’ajouter à celles soulevées depuis octobre 2019 pour la justice sociale et la redistribution des richesses du pays. Ces demandes ne peuvent être séparées de l’opposition au système politique confessionnel, qui protège les privilèges des élites économiques et politiques.
Joseph Daher