Le retour d’Engels

À l’occasion du bicentenaire d’Engels, nous publions une contribution John Bellamy Foster. Il y discute l’apport spécifique d’Engels, notamment afin d’élaborer un marxisme écologique. Ce texte a été publié initialement dans la Monthly Review.

Statue de Friedrich Engels devant l’université Salford de Manchester
Statue de Friedrich Engels réalisée par Jai Redman devant l’université Salford de Manchester

Friedrich Engels est né le 28 novembre 1820 à Barmen (actuellement Wuppertal). Ami et collaborateur de Karl Marx, inlassable militant révolutionnaire, il a très longtemps été considéré à l’égal de Marx comme l’un des fondateurs du marxisme. Pourtant, au 20ème siècle, Engels a régulièrement été critiqué : il serait en effet à l’origine de la déviation scientiste et dogmatique du marxisme, et de ce fait responsable de tout ce qu’il y aurait à rejeter dans le marxisme. 

L’ombre de Marx

Peu de partenariats politiques et intellectuels peuvent rivaliser avec celui de Karl Marx et Friedrich Engels. Non seulement ont-ils écrit ensemble Le Manifeste du parti communiste en 1848, s’impliquant tous les deux dans les révolutions sociales de cette année, mais aussi deux œuvres antérieures – La Sainte Famille en 1845, et L’Idéologie allemande en 1846.

Souvent, l’un lisait à l’autre des passages de son œuvre en cours. Engels a lu à Marx avant publication le manuscrit entier de son Anti-Dühring (auquel Marx a contribué à travers l’écriture d’un chapitre). Marx a écrit l’introduction au livre d’Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique. Après la mort de Marx en 1883, Engels a préparé les tomes deux et trois du Capital pour publication à partir des ébauches que son ami avait laissées. Si Engels restait dans l’ombre de Marx (comme il était le premier à l’admettre), il n’en était pas moins un géant intellectuel et politique à part entière.

Pourtant, depuis des décennies, certains universitaires ont affirmé qu’Engels a dévalorisé la pensée de Marx en la déformant. Comme le politiste John L. Stanley l’observe en 2002, les tentatives de séparer Marx et Engels – au-delà de l’évidence qu’ils étaient deux individus singuliers avec des intérêts et des compétences différents – ont de plus en plus pris la forme d’une dissociation des deux, Engels étant perçu comme la source de tout ce qui est répréhensible dans le marxisme, et Marx comme l’incarnation même de l’homme des lettres civilisé, et non lui-même un marxiste.

Séparer le bon grain de l’ivraie

En 1974, j’ai assisté à une conférence de David McLellan sur « Karl Marx : les vicissitudes d’une réputation ». Pour redécouvrir le Marx authentique, selon lui, il fallait séparer le bon grain de Marx de l’ivraie d’Engels. C’est Engels, affirme McLellan, qui a introduit le positivisme dans le marxisme, menant aux échecs de la Deuxième et de la Troisième Internationales, et enfin au stalinisme.

C’était ma première introduction à la position anti-Engels, qui émergeait comme une caractéristique déterminante de la gauche universitaire occidentale, et qui était étroitement liée à la montée du « marxisme occidental » comme tradition philosophique distincte, opposée à ce qu’on appelait parfois le marxisme officiel ou soviétique. Le marxisme occidental, en ce sens, avait comme axiome principal le rejet de la dialectique de la nature chez Engels.

Pour la plupart des marxistes occidentaux, la dialectique est un rapport sujet-objet identique: on pouvait comprendre le monde dans la mesure où on l’avait fait. Une telle approche critique constituait un rejet bienvenu d’un positivisme sommaire qui avait infecté des pans entiers du marxisme. Mais elle a aussi eu l’effet de pousser le marxisme dans une direction plus idéaliste, menant à l’abandon de la longue tradition des liens unissant le matérialisme historique aux humanités, aux sciences sociales – et bien entendu à la politique – mais aussi aux sciences naturelles matérialistes.

Les critiques d’Engels

Dénigrer Engels était devenu un divertissement courant chez les universitaires de gauche, se servant d’Engels comme moyen d’extraire Marx du marxisme. L’idée même que Marx avait « une méthodologie » a été attribuée à Engels, et donc déclarée fausse. Ecarté de son association avec Engels et dépouillé de tout contenu distinct, Marx a été rendu acceptable pour le statu quo, comme une sorte de précurseur intellectuel.

Mais la plupart des critiques d’Engels ont été dirigées contre le scientisme supposément présent dans l’Anti-Dühring et dans son livre inachevé Dialectique de la Nature. Dans sa biographie d’Engels, McLellan affirme que l’intérêt de celui-ci pour les sciences naturelles « l’a poussé à mettre l’accent sur une conception matérialiste de la nature plutôt que de l’histoire ». Son erreur principale était de tenter d’élaborer une dialectique objective qui a abandonné « le côté subjectif de la dialectique », et qui a mené à « l’assimilation progressive des idées de Marx dans une perspective scientifique sur le monde ».

De la même manière que Marx était présenté comme un intellectuel raffiné, Engels était perçu comme un grossier vulgarisateur. Dans le discours universitaire sur le marxisme, Engels jouait le rôle de bouc émissaire commode.

Et pourtant… il a su voir juste sur l’essentiel
Mais Engels a aussi eu ses admirateurs. Le premier signe d’un renversement dans sa gloire déclinante est venu de la publication de The Poverty of Theory de l’historien E. P. Thompson en 1976. Thompson défendait le matérialisme historique contre la théorie abstraite, séparée de tout sujet historique et de tout point de référence empirique. Ce faisant, il prenait vaillamment le parti de ce « vieux nullard de Friedrich Engels ».

Mais le déplacement réel qui devait restaurer la réputation d’Engels comme théoricien marxiste majeur à côté de Marx vint non des historien·ne·s ou des économistes politiques, mais des sciences naturelles. En 1975, Stephen Jay Gould, dans la revue Natural History, célébra ouvertement la théorie de l’évolution humaine avancée par Engels, qui avait mis l’accent sur le rôle du travail dans celle-ci.

Quelques années plus tard, en 1983, Gould poursuivit cet argument dans The New York Review of Books, affirmant que toute théorie de l’évolution humaine est une théorie de la « coévolution gène-culture », et que « le meilleur argument au 19e siècle pour la coévolution gène-culture avait été avancé par Friedrich Engels dans son essai remarquable de 1876 Le rôle du travail dans la transition du singe à l’homme ».

Cette même année, Howard Waitzkin souligna le rôle pionnier joué par Engels comme épidémiologiste social. Il montre qu’à l’âge de 24 ans, lors de la rédaction de La Condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, Engels explora l’étiologie de la maladie d’une façon qui préfigure des développements ultérieurs dans la santé publique. En 1985, Lewontin et Levins publièrent leur livre désormais classique The Dialectical Biologist, avec une dédicace lourde de sens : « À Friedrich Engels, qui s’est trompé de nombreuses fois, mais qui sut voir juste sur l’essentiel. »

Marxisme et écosocialisme

Les années 1980 ont vu la naissance d’une tradition écosocialiste au sein du marxisme. Dans une première étape, Marx et Engels furent critiqués pour ne pas avoir assez pris au sérieux les limites naturelles malthusiennes. Vers la fin des années 1990, cependant, les débats qui s’ensuivirent donnèrent lieu à une deuxième étape de l’écosocialisme, qui cherchait à explorer les éléments matérialistes et écologistes présents dans les fondations classiques du matérialisme historique lui-même.

Ces efforts se focalisaient en premier lieu sur Marx, mais ils prenaient aussi en compte les apports écologiques d’Engels. Il en résulta une révolution dans la compréhension de la tradition marxiste classique, maintenant largement en phase avec une nouvelle praxis écologique radicale branchée sur la crise, à la fois économique et écologique, de notre époque.

La reconnaissance croissante des contributions d’Engels à la science, et l’émergence du marxisme écologique, ont déclenché un intérêt renouvelé pour Dialectique de la Nature et pour les autres écrits d’Engels relevant de la science naturelle.

La dialectique écologique d’Engels

L’argument en faveur de la centralité d’Engels pour la critique du capitalisme contemporain s’enracine dans la thèse célèbre de l’Anti-Dühring : « la Nature est la preuve de la dialectique ». Il faudrait traduire cette thèse d’Engels, qui reflète sa propre analyse dialectique et écologique profonde, dans le langage d’aujourd’hui : l’Écologie est la preuve de la dialectique.

Perçu ainsi, il est facile de comprendre pourquoi Engels a pris une place si importante dans les débats écosocialistes contemporains. Les livres relevant du marxisme écologique citent souvent ses mots d’avertissement dans Dialectique de la Nature :

Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences […].

Pour Engels, comme pour Marx, la clé du socialisme réside dans régulation rationnelle du métabolisme de l’humanité et de la nature, régulation destinée à promouvoir le potentiel humain dans toute sa plénitude, tout en sauvegardant les besoins des générations futures. Rien d’étonnant à ce que nous assistions, au 21e siècle, au retour d’Engels qui, avec Marx, demeure un repère dans les luttes, et une inspiration pour les espérances qui définissent notre époque traversée par les crises, et nécessairement révolutionnaire.

John Bellamy Foster Traduction de David Buxton, adaptation par notre rédaction.