Le Temps du capital
En grandes difficultés financières, le quotidien Le Temps va passer aux mains d’Aventinus. Cette fondation genevoise entend garantir la pérennité et la diversité de la presse lémanique. Un risque pour l’indépendance des journalistes ?
Avril 2014 : Ringier vient de racheter les parts du Temps détenues par Tamedia. Le mastodonte de l’édition se retrouve actionnaire majoritaire et Marc Walder, PDG du groupe, déclare sa flamme au quotidien romand : « Le Temps est une affaire de cœur ! »
Mais l’amour a ses raisons. Déjà en 2016, avec le déménagement de la rédaction à Lausanne, on sentait que la passion avait laissé la place aux soucis d’argent. Puis, en mai 2020, des rumeurs de rachat ont commencé à courir. Aujourd’hui, l’idylle est bien finie : le journal retournera à Genève en janvier 2021, dans le giron d’un nouveau protecteur, la fondation Aventinus.
Le mécénat au secours de la presse ?
Quel est ce sauveur ? L’aventure Aventinus a commencé en octobre 2019. Son président, François Longchamp, passé par le journalisme, est surtout un membre éminent du PLR, président du Conseil d’État genevois entre 2013 et 2018. Son mandat terminé, tout juste distrait par quelques éclaboussures en provenance de l’affaire Maudet, le voilà lancé dans l’aventure du mécénat.
Objectif : garantir la diversité de la presse sur les rives du Léman. Attention tout de même, pas n’importe quelle presse mais « une presse indépendante, pluraliste et de qualité », c’est-à-dire, selon Longchamp lui-même, une presse qui « sépare les faits des opinions ». Chacun·e mettra ce qui l’arrange derrières ces belles formules, mais on peut d’ores et déjà supposer que le journal de solidaritéS ne profitera pas des millions d’Aventinus.
Car des millions, la fondation en a, même si l’on ne sait pas combien. Son président préfère rester vague : quelques millions, des dizaines de millions ? En tout cas, des millions, le rachat du Temps en aurait tout de même coûté six et demi d’après Bilan. Sans compter les pertes du quotidien, sans doute supérieures à cette mise de départ.
Petits rachats entre amis
D’où vient cette manne miraculeuse ? Aventinus peut compter sur trois principales sources de financement : la fondation Leenaards, qui soutient des projets scientifiques et culturels, la fondation Jan Michalski, dirigée par Vera Michalski-Hoffmann, héritière de la fortune de la multinationale pharmaceutique Roche et, last but not least, la fondation Hans Wilsdorf, propriétaire de Rolex.
Autant dire que le sauvetage de la presse se fera entre gens de qualité. Surtout si l’on ajoute à ce casting de stars les membres du conseil d’administration d’Aventinus : Anne-Catherine Lyon, ancienne ministre vaudoise (PS), Jean-Frédéric Jauslin, ancien directeur de l’Office fédéral de la Culture, et Jérôme Koechlin, responsable de la communication chez Reyl & Cie après avoir écumé quelques autres banques genevoises.
Devant ce beau monde et ces sommes mirifiques, les esprits chagrins n’ont pas manqué de s’interroger : ne doit-on pas craindre pour l’indépendance de la presse, si sa survie dépend de la fortune des milliardaires ? Il suffit de regarder du côté de la France, où l’essentiel de la presse est passée aux mains de grands groupes industriels. Et où, ces dernières années, les cas d’interférences avec le travail des journalistes n’ont pas manqué.
François Longchamp a rassuré tout le monde : la fondation servira d’écran entre les donateurs·trices et les rédactions, tout en s’interdisant elle-même tout interventionnisme. Confirmation en provenance de Heidi.news, dont Aventinus a acquis des parts : pour Serge Michel, cofondateur du média en ligne, la fondation est « l’actionnaire idéal ». Décidément, la sincérité et le désintéressement règnent au pays merveilleux de la presse lémanique.
Quelle « indépendance » de la presse ?
Mais l’indépendance de la presse est un faux enjeu. On peut même se risquer à croire à la sincérité de Longchamp et ses acolytes : leur horizon politique et intellectuel est suffisamment borné pour que leur travail serve de caisse de résonance aux intérêts de la grande bourgeoisie romande dans le plus grand respect de leur objectivité.
Pareil pour Le Temps, qui n’a pas eu besoin de la pression du grand capital pour chanter les louanges du marché pendant 22 ans. Le « pluralisme », en l’espèce, va de la droite du PS à celle du PLR. Racheter Le Temps, ce n’est pas menacer la liberté de la presse, c’est garantir la pérennité d’un média acquis à l’idéologie néolibérale.
Sans surprise, on trouvera à la tête du journal version 2021 le très libéral Éric Hoesli, déjà rédacteur en chef en 1998. Sa nomination ne manque toutefois pas d’ironie, pour qui se souvient de l’affaire des voyages en Russie de personnalités politiques romandes, en compagnie du milliardaire Erik Paulsen. Parmi les invités figurait un certain François Longchamp. Quant à l’organisateur, Éric Hoesli, il n’a pas apprécié l’enquête sur le sujet publiée en 2019 par 24 Heures, au point d’attaquer le quotidien vaudois en justice. Une certaine idée de la liberté de la presse.
Guy Rouge