Ces 72 jours où le drapeau rouge a fait rêver

Le 28 mars 1871, la Commune de Paris est proclamée sur le parvis de l’Hôtel de Ville et le drapeau rouge est hissé. Le peuple de la capitale veut une nouvelle société plus juste, plus humaine, plus fraternelle. Les écoles parisiennes deviennent gratuites, obligatoires et laïques, les Églises sont séparées de l’État, et les élus doivent rendre des comptes. Mais, du 21 au 28 mai, le rêve socialiste va être écrasé au cours d’une Semaine sanglante qui fera 20 000 mort·e·s.

Des femmes armées lors de la Commune de Paris, 1871
Image du film La Commune (Paris, 1871) de Peter Watkins (2000)

La dernière fois que les Français·e·s ont fait la révolution, c’était il y a tout juste cent cinquante ans. Alors oui, vous me direz : « Et Mai 68 alors ? » OK, mais là, je vous parle d’une révolution qui a vraiment renversé le pouvoir en place, même si ce ne fut que pour quelques semaines : la Commune de Paris.

Mars 1871. Les Parisien·ne·s sont à bout, prêts à exploser. Depuis cinq mois, en effet, ils sont assiégés par les Prussiens à qui l’Empereur Napoléon III a connement déclaré la guerre en juillet 1870. Le dictateur, âgé et malade, a certes été depuis capturé par l’ennemi, après la bataille de Sedan, et la République a été proclamée, mais les hostilités continuent et les armées françaises enchaînent les dérouillées. Le nouvel homme fort du pays est un petit vieux qui servit jadis Louis-Philippe : Adolphe Thiers. Celui-ci, désigné par une Assemblée conservatrice qui ne rêve que de rétablir la monarchie, vient de négocier avec le chancelier allemand Bismarck des préliminaires de paix qui prévoient entre autres l’abandon de l’Alsace et de la Moselle. C’est peu dire que cette capitulation n’est pas du goût des Parisien·ne·s […]

Le vieux Thiers veut désarmer la capitale car il se méfie de l’effervescence révolutionnaire. Il faut dire que sa Garde nationale compte alors 200 000 hommes. Cette milice de citoyens créée en 1789 au lendemain de la prise de la Bastille constitue depuis le début du siège la principale force militaire de Paris, défendant les murailles de la ville, notamment avec des batteries de canon que les Parisien·ne·s ont eux·elles-mêmes payées grâce à une souscription populaire. Les gardes nationaux des quartiers de l’est, du faubourg Saint-Antoine à Montmartre, sont surtout des ouvriers·ères déterminé·e·s à maintenir une République plus que jamais menacée par Thiers et l’Assemblée réac.

Le 18 mars 1871, Thiers ordonna donc à l’armée de saisir les canons de la butte Montmartre afin que la populace parisienne ne s’en serve pas contre lui, mais rien ne se passe comme prévu : les gardes nationaux protègent les canons et de nombreux soldats fraternisent avec eux. Quelques heures plus tard, un Comité central de la Garde nationale prend le pouvoir à Paris, s’emparant d’un Hôtel de Ville déserté par le maire, Jules Ferry, qui gagna pendant le siège prussien le sympathique nom de « Ferry-Famine » en référence aux restrictions alimentaires qu’il imposait à ses administré·e·s. N’écoutant que son courage, Thiers quitte quant à lui ses bureaux du Quai d’Orsay pour se réfugier auprès de l’Assemblée à… Versailles, la capitale historique de l’absolutisme !

Dix jours plus tard, le 28 mars donc, à l’issue d’élections municipales convoquées dans l’urgence, Paris entre en sécession avec le gouvernement légal de Versailles puisque la Commune est proclamée sur le parvis de l’Hôtel de Ville et qu’y est hissé le drapeau rouge, préféré à un drapeau tricolore trop bourgeois et qui était d’ailleurs celui du second Empire. D’ailleurs, les habitant·e·s des beaux quartiers ont largement boycotté le scrutin, ce qui a permis l’élection d’un Conseil général de la Commune, sorte de gouvernement parisien, résolument d’extrême gauche […].

Le peuple de Paris dirige la ville

Il faut rappeler qu’en ces temps Paris est une ville populaire. Quand je dis « populaire », n’imaginez pas des hordes de miséreux·euses sortant des usines ou descendant à la mine. Le peuple de Paris se compose alors principalement d’ouvriers·ères « à l’ancienne », travaillant dans d’innombrables petits ateliers : des ouvriers·ères du bâtiment, du livre, des journaliers·ères… ainsi, une des figures de la Commune est un authentique prolo : Eugène Varlin, ouvrier relieur, militant syndical, libertaire et membre de l’Internationale ouvrière. Avec des journalistes, des instituteurs·trices, des artistes, des écrivain·e·s, et même des tout petits patrons. C’est donc ce peuple de Paris qui dirige la ville. Jules Vallès, qui vient de fonder Le Cri du peuple, y note cette formule percutante : « Paris s’est reconquis ».

« Le Bon Dieu a fait son temps»

Livrée à elle-même, la capitale semble en effet renouer avec l’esprit de la Révolution française et de ses sans-culottes. Les plus âgé·e·s des « communard·e·s » ont d’ailleurs participé aux précédentes révolutions, celles de 1830 et de 1848. Plusieurs journaux de 1789 reparaissent, comme L’Ami du peuple et Le Père Duchêne. Le calendrier républicain est même rétabli, et l’on préfère donc floréal à avril. Comme pendant la Révolution française, des clubs permettent la libre expression de la parole politique des Parisien·ne·s, qui débattent, s’engueulent dans des salles de spectacle ou des églises désaffectées. Certains clubs sont ouverts aux femmes : on croise Louise Michel au comité de vigilance des femmes de Montmartre. Cette institutrice entend concilier socialisme et féminisme à une époque où seuls les mâles disposent du droit de vote.

On ne se contente pas de bavarder durant la Commune, on prend aussi des décisions proprement révolutionnaires qui visent à instaurer une nouvelle société plus juste, plus humaine, plus fraternelle. Ainsi, l’éducation est une des priorités des communard·e·s. Les écoles parisiennes deviennent donc gratuites, obligatoires et laïques, dix ans avant les lois Ferry. Plus de trente ans avant la loi de 1905, les Églises sont séparées de l’État, la voix du peuple devant se substituer à celle des curés. « La Providence a toujours penché du côté des millions », explique Varlin, « le Bon Dieu a fait son temps ! ».

Le service militaire, conçu comme une entreprise nationaliste d’asservissement des jeunes, est aboli. L’aspiration du peuple de Paris a construire une démocratie réelle conduit à mettre en œuvre le mandat impératif, c’est-à-dire que les élus de la Commune doivent constamment rendre des comptes aux citoyen.ne.s, lesquels peuvent à tout moment les révoquer.

On imagine aussi, sans avoir le temps de l’appliquer, le principe de l’élection des fonctionnaires. À ce propos, les hauts fonctionnaires ont désormais interdiction de cumuler des emplois et sont soumis à une sorte de « salaire maximal ». Cette dernière mesure illustre le souci permanent des communard·e·s de combattre les inégalités sociales et la misère, ce qui nécessite de repenser l’organisation du travail. Même si peu de décisions concrètes ont pu être prises, l’idéal est celui d’une émancipation des travailleurs·euses, d’un dépassement des rapports hiérarchiques entre le patron et les employé·e·s, et donc le développement des coopératives ouvrières afin de remplacer la propriété privée par une propriété collective […]

Pendant ce temps, depuis l’aristocratique Versailles, Thiers prépare l’extermination de ce gouvernement de prolos qui ose se dresser contre l’ordre établi. Il observe avec soulagement que les autres tentatives de commune dans plusieurs villes de province, comme Lyon et Marseille, ont été écrasées par l’armée. Dès le début du mois d’avril, il a donné l’ordre à ses troupes de reprendre Paris, mais il lui faut attendre plusieurs semaines et la signature définitive du traité de paix avec l’Allemagne pour pouvoir mobiliser, à la faveur du retour des prisonniers de guerre, une armée forte d’environ 130 000 hommes. Ces « Versaillais », comme on les appelle, sont pour la plupart des paysans, très conservateurs, effrayés par les discours apocalyptiques de Thiers qui présentent les communard·e·s comme de dangereux anarchistes « partageux » et bouffeurs de curés. Marx, dans La guerre civile en France, considère les Versaillais comme des agents zélés de l’ordre bourgeois, prêts à démolir un gouvernement ouvrier. En somme, la lutte des classes doit prendre la forme d’une lutte armée.

Entre le 21 et le 28 mai, sous le commandement de quelques officiers fanatiques, comme Gallifet, qui partagera avec Thiers, le glorieux surnom de « Boucher de la Commune », les armées versaillaises investissent le Paris des communards et canardent à tout va. Au moins 20 000 mort·e·s jusqu’à l’ultime fusillade, celle du mur des Fédérés, nom donné à un pan de l’enceinte du Père-Lachaise, contre lequel 147 personnes sont assassinées. Entre temps, et de manière symbolique, les communard·e·s ont préféré incendier le palais des Tuileries, ancien repaire des rois et des empereurs, ainsi que l’Hôtel de Ville, plutôt que ceux-ci soient pris par les Versaillais. La répression anti-communarde ne s’arrête pas au terme de la semaine sanglante : jusqu’en 1877, une vingtaine de tribunaux militaires condamnent plus de 10 000 communard·e·s, dont près de la moitié sont déporté·e·s en Nouvelle-Calédonie, parmi lesquels Louise Michel. Le vieux Thiers peut se frotter les mains : l’idéal socialiste porté par la Commune est éteint pour plusieurs années.

« Nous ne sommes rien, soyons tout »

La Commune fut ainsi une révolution manquée puisqu’elle disparut au bout de 72 jours, elle apparaît ainsi comme une formidable tentative de bâtir un monde nouveau débarrassé de toutes les servitudes, comme un rêve d’émancipation politique et sociale, ainsi que l’exprime un de ces communard·e·s, Eugène Pottier, dans L’Internationale qu’il écrit, caché dans Paris, quelques semaines après la Semaine sanglante : « Foule esclave, debout, debout ! / Le monde va changer de base / Nous ne sommes rien, soyons tout ! » […]

Aujourd’hui, un siècle et demi après sa courte vie, la Commune de Paris reste une référence pour celles et ceux qui, Parisien·e·s ou provinciaux·ales, refusent un ordre social inégalitaire et rêvent d’une démocratie directe. Elle a même été érigée en modèle par de nombreux Gilets jaunes, dont certains ont sans doute entonné les paroles de ce tube du printemps 1871 signé Jean Baptiste Clément : « Quand nous chanterons le temps des cerises / Et gai rossignol et merle moqueur / Seront tous en fête ». Vivement la fête.

Stéphane Mazurier
Paru dans
Siné Mensuel, nº 105, « Sous les pavés la fête », mars 2021, en kiosques jusqu’au 7 avril.