Chili
Débâcle pour les « partis de l’ordre »
Surprise électorale, débâcle des partis traditionnels, « nuit des longs couteaux » au sein de la droite, début de la fin pour les héritiers de Pinochet, énorme défaite du président Sebastián Piñera — qui l’a reconnue lui- même — victoire du mouvement populaire…

Séisme politique
Les Chilien·ne·s étaient appelés aux urnes samedi 15 et dimanche 16 mai pour quatre scrutins simultanés : maires, conseiller·ère·s municipaux et gouverneurs·euses régionaux·ales devaient être renouvelé·e·s et une convention constitutionnelle élue afin de rédiger une nouvelle constitution de la République.
L’attention était particulièrement centrée sur les élections à la convention constitutionnelle, élections arrachées de haute lutte et destinées à mettre fin à la Carta Magna néolibérale édictée il y a 41 ans, durant la dictature. Nature du système électoral privilégié pour ces élections, unité de la droite et de l’extrême droite sous une seule bannière (celle de Chile Vamos), pacte signé au sein du Parlement pour s’assurer que la future constitution soit validée par une majorité qualifiée des deux-tiers, prédominance financière et médiatique des principaux partis qui ont gouverné le pays depuis trente ans, difficultés rencontrées par les militants issus du mouvement social pour légaliser leur candidature, grande fragmentation du camp indépendant et atermoiements de la gauche, sans parler de la pandémie et de la crise économique… : les obstacles étaient légion.
Les résultats électoraux changent profondément
la donne au Chili
Néanmoins, les résultats électoraux […] changent profondément la donne. Tout d’abord, en ce qui concerne la constituante : la coalition de droite a du ravaler sa morgue… Avec un peu plus de 23 % des voix, Chile Vamos devra se contenter de 37 sièges. C’est aussi un châtiment et une humiliation pour le président en exercice, M. Piñera, responsable de la crise que vit son pays depuis des mois.
Autre surprise, les rapports de force au sein de l’opposition de gauche se trouvent largement inversés. La liste qui regroupait le Parti communiste et le Front large (Frente amplio, nouvelle gauche issue des mouvements des années 2010) réussit son pari avec 28 élu·e·s constituant·e·s (18 % des suffrages exprimés). À l’inverse, les partis sociaux-libéraux de l’ancienne Concertation, qui ont gouverné de 1990 à 2010 sans remettre en cause l’héritage économique de la dictature, n’obtiennent que 25 sièges (dont 15 pour le Parti socialiste et seulement 2 pour la Démocratie chrétienne).
Gauche et centre-gauche ne représenteront cependant qu’un tiers de l’assemblée. La véritable surprise vient surtout de l’ampleur du vote en faveur des « indépendant·e·s » qui raflent au total 48 sièges, marquant définitivement le rejet, massif, des partis politiques. Il s’agit d’un ensemble de candidatures très hétérogènes, incluant des complotistes et conservateurs notoires. Mais une majorité critique l’héritage autoritaire et néolibéral des dernières décennies.
Ainsi, si la droite perd le droit de veto qu’elle espérait, des alliances entre des représentant·e·s de la gauche sociale et politique pourraient permettre de gagner les deux tiers de l’assemblée et commencer — enfin — à déconstruire le néolibéralisme chilien.
La colère s’est aussi exprimée dans les urnes avec les élections municipales et celles des gouverneurs régionaux, dont il faudra analyser plus en détail les résultats… À Santiago, Mme Irací Hassler, militante féministe et communiste trentenaire, l’emporte face à M. Felipe Alessandri (droite) qui s’était fait remarquer par ses déclarations misogynes et anticommunistes durant la campagne. Au niveau des gouverneurs, la victoire de M. Rodrigo Mundaca à Valparaiso, militant écologiste, défenseur de l’eau comme bien commun, a été célébrée dans l’euphorie et la joie par de nombreux·ses militant·e·s d’organisation sociales et environnementales.
Quel Chili s’agit-il
de construire pour tourner la page de la dictature ?
La crise de la représentation et de légitimité des partis et du système institutionnel ne se traduit pas seulement par le vote : lors de ce week-end d’élections, l’abstention aussi a été historique, à 61,4 % du corps électoral ! Elle l’est plus encore dans les communes populaires où elle pourrait dépasser 65 %, parfois 70 %. Ainsi, une majorité de citoyen·ne·s ne s’est pas sentie concerné par ce moment politique (tandis qu’une partie des mobilisé·e·s d’octobre 2019 appelaient quant à eux à boycotter le « cirque électoral » pour continuer à lutter dans la rue).
Alors que la convention constitutionnelle doit siéger durant 9 à 12 mois, les élections présidentielles de novembre prochain viendront à nouveau poser cette question : quel Chili s’agit-il de construire pour tourner la page de la dictature ?
Frank Gaudichaud
Publié le 17 mai 2021 sur le blog «Americas» du Monde Diplomatique.