Stone Butch Blues, une fiction queer

Nous republions ici un extrait du chapitre 5 de Stone Butch Blues de Leslie Feinberg, inspiré de sa propre vie. Livre inestimable sur la communauté queer, lesbienne et travailleuse. L’histoire de Jess et de son parcours nous donne des clés pour comprendre de manière forte les questions d’identité, de sexualité, de classe et de solidarité. La traduction française par Hystériques et AssociéEs entière du livre est disponible gratuitement sur internet ou à prix coûtant en papier.
Attention, ce passage comporte une scène graphique de violences policières et genrées.

Leslie Feinberg s'exprime à la tribune
Leslie Feinberg, Boston Pride, 2006

— J’y crois pas que tu sois revenue entière, m’a dit Ed des heures après qu’on ait quitté le club.
Elle m’a imitée en riant et en me donnant un coup de poing dans l’épaule :
— Je m’adapte. Ma fille, t’as vraiment de la chance que l’ex de Daisy n’était pas là. Elle aurait botté ton putain de cul blanc.
Elle a été interrompue par une main sur son épaule qui l’a fait se retourner. J’ai été poussée violemment par derrière. Quand je me suis retournée j’ai aperçu une voiture de flics avec toutes les portes ouvertes. Deux flics nous poussaient avec leur matraque.
— Allez, contre le mur, les filles.

Ils nous ont emmenées dans une allée. Ed a posé ses mains sur l’arrière de mes épaules en signe de réconfort.
— Garde tes mains pour toi, bulldagger, a hurlé un flic en la jetant brutalement contre le mur. J’avais beau être plaquée contre un mur en brique, je pouvais encore sentir le réconfort que m’avait procuré sa main l’instant où elle m’avait touché l’épaule.
— Écartez les jambes, les filles. Plus que ça.

Un des flics m’a attrapé par les cheveux et m’a tiré la tête brutalement en arrière pendant qu’il écartait mes jambes d’un coup de botte. Il a sorti mon portefeuille de ma poche arrière et l’a ouvert. J’ai jeté un coup d’œil à Ed. Le flic la palpait le long des jambes et baladait ses mains sur elle, remontant le long de ses cuisses. Il a sorti son portefeuille de sa poche, a pris l’argent et l’a fourré dans sa poche à lui.
— Les yeux droit devant, a dit le flic derrière moi, la bouche près de mon oreille.
L’autre flic a commencé à gueuler sur Ed :
— Tu crois que t’es un mec, hein ? Tu crois que tu peux encaisser comme un mec ? On va voir ça. Qu’est-ce que c’est que ça ? a-t-il dit.

Il a tiré d’un coup sec sur sa chemise et a baissé sa bande autour de sa taille. Il a attrapé ses seins tellement fort que ça lui a coupé le souffle.
— Laissez-la tranquille, ai-je hurlé.
— Ta gueule espèce de tordue, a gueulé le flic derrière moi.
Il m’a cogné la tête contre le mur. J’ai vu un kaléidoscope de couleurs.
Ed et moi on s’est retournées et on s’est regardées pendant un quart de seconde. C’était drôle, parce que c’était comme si on avait eu plein de temps pour se consulter. Les vieilles bulls m’avaient dit qu’il y avait des fois où c’était mieux de prendre ta raclée et d’espérer que les flics te laisseraient par terre quand ils en auraient fini avec toi. D’autres fois, ta vie ou ta santé mentale pouvaient être en danger alors il valait mieux essayer de riposter. C’était toujours une décision difficile.

En un clin d’œil, Ed et moi on a décidé de se battre. On a toutes les deux donné des coups de poing et des coups de pied au flic le plus proche. Pendant un instant, les choses ont eu l’air de s’améliorer pour nous. J’ai donné des coups de pied dans le tibia du flic face à moi, encore et encore. Ed avait eu l’autre flic à l’aine et le frappait sur la tête des deux poings.
Un flic m’a envoyé un coup et la pointe de sa matraque m’a saisie en plein milieu du plexus solaire. Je me suis écrasée contre le mur, incapable de respirer. Puis j’ai entendu un horrible bruit sourd : celui d’une matraque qui percutait le crâne de Ed. J’ai vomi. Les flics nous ont frappées à un tel point que je me suis demandé à travers la douleur pourquoi ils n’étaient pas épuisés par l’effort. D’un coup, on a entendu des voix gueuler tout près.
— On y va, a dit un flic à l’autre.
Ed et moi on était au sol. Je pouvais voir les bottes du flic qui se tenait au-dessus de moi se retirer.
— Putain de tordue, a-t-il dit en crachant, pendant que sa botte faisait craquer une de mes côtes pour ponctuer sa phrase.
Mon souvenir suivant est la lumière luisant dans le ciel au-dessus de l’allée. Le trottoir était chaud et dur contre ma joue. Ed était étendue à côté de moi, le visage tourné de l’autre côté. J’ai étiré mes doigts pour la toucher mais je ne pouvais pas l’atteindre. Mes mains reposaient dans la mare de sang autour de sa tête.
— Ed, ai-je chuchoté. Ed, s’il te plait, s’il te plait, réveille-toi. Oh mon dieu, s’il te plait ne sois pas morte.
— Quoi ? a-t-elle gémi.
— On doit se tirer d’ici, Ed.
— OK, a-t-elle dit. Tu prends le volant.
— Me fais pas rire, lui ai-je dit. Je peux à peine respirer.
Je suis retombé dans les pommes.

Darlene nous a raconté plus tard qu’une famille en route pour l’église nous avait découvertes. Ils avaient trouvé des gens pour les aider à nous porter dans leur maison toute proche. Ils ne nous avaient pas emmenées à l’hôpital parce qu’ils ne savaient pas si on avait des problèmes avec la justice ou pas. Quand Edwin a repris connaissance, elle leur a donné le numéro de Darlene. Elle est venue avec ses amies pour nous emmener. Elle a pris soin de nous deux dans leur appartement pendant une semaine avant que Ed ou moi on soit vraiment lucides.
— Où est Ed, elle va bien ?
C’est la première chose que je me rappelle avoir demandé à Darlene.
— C’est la première chose qu’elle m’a demandé : comment tu allais, a répondu Darlene. Vivante. Vous êtes toutes les deux vivantes, bande de saloperies.

Aucune de nous n’est allée aux urgences, de peur qu’ils appellent la police pour voir si on était impliquées dans une embrouille. Quand Ed et moi on a pu s’asseoir et même marcher un peu, on a fini notre convalescence ensemble dans le salon pendant la journée, pendant que Darlene dormait. Le canapé était convertible en lit.

Ed m’a donné The Ballot or the Bullet de Malcolm X . Elle m’a encouragée à lire W.E.B. Du Bois et James Baldwin. Mais on avait toutes les deux tellement mal à la tête qu’on pouvait à peine lire le journal. Toute la journée, on restait allongées l’une à côté de l’autre et on regardait la télévision : Max la Menace, The Beverly Hillbillies, Les Arpents verts. On a réussi à guérir malgré ça.

Ed a eu des indemnités d’invalidité pendant son absence. Moi, j’ai perdu mon boulot à l’imprimerie.
Quand Ed et moi on a fini par se pointer au Malibou un mois plus tard, quelqu’un a débranché la prise du juke-box et tout le monde s’est rué vers nous pour nous serrer dans ses bras.
— Non, attendez, doucement, a-t-on gueulé en reculant toutes les deux vers la porte.
— Vous voyez la ressemblance ? ai-je demandé alors que Ed et moi mettions nos visages l’un près de l’autre. Sur nos sourcils droits, nos balafres étaient assorties.

En ce qui me concerne, j’ai perdu beaucoup de confiance en moi après cette raclée. La douleur dans ma cage thoracique me rappelait à chaque inspiration à quel point j’étais vulnérable.
Je me suis appuyée sur une table du fond et j’ai regardé toutes mes amies danser ensemble. C’était bon d’être de retour à la maison. Peaches s’est assise à côté de moi, a enroulé son bras autour de mon épaule et m’a planté un long et doux baiser sur la joue.

Cookie m’a proposé un boulot de videur pendant les weekends. Je me suis tenu les côtes et j’ai grimacé. Elle a dit que jusqu’à ce que je guérisse je pouvais faire le service. J’avais évidemment besoin de cet argent.

J’ai regardé Justine, une drag queen magnifique, passer de table en table avec une boîte à café Maxwell House pour collecter de l’argent. Elle est venue à la table où Peaches et moi étions assises et a commencé à compter les billets.
— Tu n’as pas à participer, chérie.
— C’est pour faire quoi ? ai-je demandé..
— Pour ton nouveau costume, a-t-elle répondu avant de reprendre le compte.
— Quel nouveau costume ?
— Ton nouveau costume, mon chou. Tu ne t’attends quand même pas à être le Maître de Cérémonie de la Fabuleuse Nuit du Drag Show de Monte Carlo dans cette vieille tenue de tocard, si ?
Je l’ai regardée, perplexe.
— On t’emmène acheter un nouveau costume, a expliqué Peaches. Tu vas animer le drag show le mois prochain.
— C’est ce que je viens de te dire, a dit Justine d’un air agacé.
— Je ne sais pas faire le maître de cérémonie.
— Ne t’inquiète pas, chérie, a ri Justine, c’est pas toi la star !
Peaches a rejeté la tête en arrière.
— Les stars c’est nous !
— Mais tu vas avoir l’air divin, a dit Justine, en agitant une liasse de billets.

Extrait choisi et adapté par le Groupe de Travail Interrégional Queer de solidaritéS

Couverture du livre Stone Butch Blues de Leslie Feinberg
Leslie Feinberg, Stone Butch Blues (1993). Version française publiée en 2018 par Hystériques AssociéEs, 544 pages. À lire gratuitement ou à commander ici.

Stone Butch Blues
Ce livre l’histoire de Jess, né·e aux États-Unis dans les années 1950 au sein d’une famille juive et prolétaire. De son enfance rythmée par les interrogations des passant·e·s sur son genre (« c’est un garçon ou c’est une fille ? ») à son adolescence et sa découverte des bars de nuit où se côtoient lesbiennes, drag queens et travailleuses du sexe, de ses premières embauches en usine avec d’autres butchs à sa transition, jusqu’à sa rencontre avec le mouvement LGBTQIA+ naissant. Son parcours traverse les décennies et nous parle d’amour, d’amitié, de politique, d’identité. Par dessus tout, Stone Butch Blues est un hommage à la solidarité et à la construction de ces communautés qui nous permettent de tenir ensemble et de survivre à la violence de ce monde.

Leslie Feinberg
Militant·e transgenre, communiste révolutionnaire, juif·ve laïc et activiste anti-raciste, iel est décédé·e en 2014 après des années de maladie.

Présentation de l’éditeur