Multinationales et droits humains

« Il faut prendre parti » 

À l’occasion d’un séjour à Genève pour participer – dans le cadre des Nations Unies – aux négociations concernant un traité contraignant sur les entreprises multinationales et les droits humains, Miguel Urbán Crespo, député du groupe de La Gauche au Parlement européen et membre de Anticapitalistas nous a accordé un entretien.

Manifestation pour les semences paysannes
Action de protestation pour exiger la dissolution de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV). Cet organisme interdit aux paysan·ne·s de conserver, de multiplier, de planter, d’échanger ou de vendre librement les semences protégées par des certificats d’obtention végétale. Genève, 8 décembre 2021

Qu’est-ce que ce traité et à quelle étape se trouve-t-il actuellement ? Il découle du processus ouvert en 2014 par la résolution 26/9 du Conseil des droits humains de l’ONU. Elle stipule de « constituer un groupe de travail intergouvernemental, à la composition ouverte, chargé entre autres d’élaborer un traité international contraignant sur les sociétés transnationales pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’Homme, les activités des entreprises transnationales et autres entreprises ». Il s’agit d’obtenir une norme internationale acceptée par un maximum de pays, obligeant légalement les activités et les valeurs des entreprises multinationales à respecter les droits humains.

L’ouverture de ce processus en 2014 fut le fruit de décennies de luttes sociales et de pressions politiques, à un moment international très particulier, avec des alliés conjoncturels concrets comme le gouvernement équatorien alors en fonction. On vient de célébrer le 7e cycle des négociations. Je suis venu participer à ce 7e cycle avec les membres de la campagne et du réseau interparlementaire d’appui au traité contraignant, des espaces de confluence internationaliste entre les organisations sociales et politiques qui œuvrent à pousser ce processus dans la bonne direction.

Qui appuie et qui rend difficile la mise en route d’un tel instrument ? Formellement, personne ne s’oppose au respect des droits humains. C’est une victoire sémantique, y compris hégémonique, des forces progressistes mondiales. Mais ça fait aussi partie de l’hypocrisie régnante et de la capacité des élites dominantes à la cooptation et à l’annulation permanente. Les grandes puissances et les lobbys patronaux prodiguent de belles paroles sur le respect des droits humains et la responsabilité des multinationales – tout en s’employant à torpiller le processus, en le ralentissant ou en le vidant directement de tout contenu réellement contraignant.

Durant des années, les États-Unis étaient restés hors de ce débat. Ils y sont revenus cette année pour menacer de le vider de tout contenu. L’Union européenne (UE) s’est mise à l’écart. Elle ne respecte donc pas le mandat que lui a donné le Parlement européen pour appuyer ces négociations. Nous avons des alliés importants dans le Sud global, particulièrement en Afrique et dans une bonne partie de l’Amérique latine.

Mais rien ne se concrétisera sans la pression d’un fort mouvement social. Il n’y a pas de héros dans les institutions, ni de gouvernements courageux. Les peuples organisés doivent pousser les parlements et les gouvernements à traduire en lois les rapports de force en faveur des majorités sociales.

Pourquoi un traité de ce type est-il important ? Le mot-clé de ce processus est « impunité ». Celle des entreprises transnationales quand elles exploitent et précarisent la main-d’œuvre, contaminent les territoires, menacent et assassinent ceux et celles qui le défendent ou quand elles se soustraient à l’impôt.

L’impunité est le moteur des abus de pouvoir et des violations des droits humains par ce pouvoir corporatif global. Leurs auteurs se savent intouchables. Voilà pourquoi nous avons besoin d’un instrument international qui les oblige, qui les poursuive et qui les punisse avec la même énergie, par laquelle ils abusent de leur pouvoir, et qui donne réparation aux victimes en leur assurant un accès universel à la justice. Mettons les droits humains au-dessus de la lex mercatoria (loi du marché). Mettons nos vies, nos droits et la planète au-dessus des bénéfices d’une poignée de multimillionnaires et de multinationales.

Mais cette impunité s’alimente de l’indéfinition et des ambiguïtés, des demi-mesures et du manque de détermination. Les systèmes d’« auto­régulation » ne fonctionnent pas, ni avec Chevron, ni au Rana Plaza, ni à Brumadinho, ni avec les Pandora Papers. Les multinationales ne s’autoréguleront jamais. Leurs abus de pouvoir impunis ne sont pas une erreur du système, mais la nature propre du système capitaliste globalisé.

Ces abus ne cesseront pas sans contrainte sur leurs auteurs. Et ceux qui mettent des entraves à ce type d’instruments, en étalant et en bloquant le processus ou en le vidant de contenu, sont ouvertement complices de ces violations des droits humains. Il faut choisir et prendre parti : pour les droits des majorités sociales ou pour les intérêts d’une minorité dangereuse. Éluder ce choix, c’est préparer le terrain à l’impunité corporative globale.

Dernièrement, on a beaucoup parlé du « retour de l’état » comme acteur politique. Dans le contexte actuel, quel rôle joue le pouvoir des entreprises privées ? L’État n’est jamais parti. Le « néolibéralisme » est un concept fallacieux, parce qu’il n’est ni nouveau, ni libéral. Les supposés néolibéraux n’ont jamais prétendu voir l’État se retirer pour que l’initiative privée puisse se déployer librement sans obstacle. Au contraire : le néolibéralisme réellement existant signifie l’assaut du pouvoir institutionnel par le secteur privé global pour mettre le public au service d’une minorité.

Pour le prétendu néolibéralisme, il n’y a pas de dichotomie entre le public et le privé comme dans la théorie libérale classique. Les deux sphères constituent un binôme : les institutions sont transformées en agents de marchandisation pour ouvrir et développer de nouvelles niches de marché bénéficiant aux entreprises.

L’éducation, la santé, les retraites, les services publics, l’énergie, y compris la vie elle-même ou le CO₂, tout est susceptible de se transformer en marchandise et de contribution à l’accumulation moderne par dépossession. Dans ce processus, les institutions publiques sont le brise-glace. Non seulement l’UE tolère l’évasion fiscale des multinationales et des multimillionnaires, mais son architecture économique et institutionnelle est forgée pour l’alimenter : l’Irlande, le Luxembourg, Malte ou les pays sont des États membres de l’UE et des « cloaques fiscaux » (parce les appeler « paradis » assumerait la grammaire de la minorité qui considère ces trous noirs comme paradisiaques).

Mais il est certain que, dans le désordre global actuel, les mécanismes multilatéraux dirigés par les anciennes puissances dominantes sont en crise. De nouvelles puissances formant un tableau géopolitique plus multipolaires émergent ; le néolibéralisme occidental globalisant est remis en cause comme « direction politique » de la globalisation capitaliste durant les dernières décennies ; nous voyons émerger des discours sur un supposé retour de l’État-nation.

Daniel Bensaïd disait qu’il se passe avec l’État la même chose qu’avec la question du pouvoir : sorti par la fenêtre, il réapparaît par la porte. Parce qu’en réalité il n’est jamais parti. Nous tentons seulement d’esquiver les problèmes qu’il fallait aborder comme problématiques centrales. La remise en cause de la direction globale des États-Unis ou de l’UE par de nouveaux États émergeants ne signifie pas une remise en cause de leur part. Avec des nuances et quelques différences significatives, fondamentalement il y a une dispute pour la direction politique de la globalisation et non pas de son orientation.

Crise climatique, pandémie, crise économique, crise sanitaire… Quel rôle jouent les multinationales ? Nous devrions parler d’une crise multidimensionnelle, où l’urgence climatique est sans doute l’un des axes centraux et où la pandémie a accéléré de nombreux processus déjà en cours. Mais la pandémie a aussi été un prétexte pour appliquer une « doctrine du choc » dans le Nord.

Les entreprises pharmaceutiques ont obtenu des bénéfices multimillionnaires en commercialisant des vaccins obtenus grâce à des fonds publics de recherches, achetés par l’argent public, appuyés par des mécanismes publics, mais avec des conditions draconiennes et des contrats opaques et abusifs. Tout cela pendant que les brevets restent privés et que la majorité de la population mondiale est exclue de la vaccination.

L’accès à la santé, y compris à la vaccination, doit être un droit humain fondamental, les vaccins et les médicaments de base doivent être des biens publics mondiaux. Et l’initiative privée ne peut pas participer à la fourniture de droits et de biens publics parce que la logique du profit doit en être totalement exclue.

Mais nous voyons aujourd’hui comment les fonds de reconstruction, les « Next Generation » de la Commission européenne ou les propositions de Team Europe pour le Sud global pivotent sur les entreprises multinationales, qui recevront la majorité de l’argent public pour se reconvertir, se moderniser, se digitaliser et créer des emplois verts. À nouveau, le marché comme unique réponse aux failles structurelles du marché. Le néolibéralisme est la phase hégémonique du capitalisme et ressemble pour cette raison à un dogme de foi.

Il se passe la même chose avec la supposée transition énergétique et le supposé changement de modèle productif pour affronter la crise climatique. L’European Green Deal et les autres propositions en ce sens préconisent le greenwashing du pouvoir patronal : repeindre en vert la production, le commerce et la consommation pour que tout change en apparence, mais que rien ne change sur le fond.

Quelles nouvelles pressions extractivistes et sur les populations du Sud global provoquera la demande de minéraux rares pour les batteries de voitures électriques ? Comme lutter contre le changement climatique en signant de nouveaux accords commerciaux qui continuent à étendre le commerce intercontinental et la déforestation de l’Amazonie, comme l’accord que l’UE est en train de négocier avec le Mercosur ?

Les forces anticapitalistes et de transformation doivent mettre au centre de l’agenda public la question du pouvoir patronal, de ses abus et de son impunité, de la connivence institutionnelle, et démonter les mensonges du capitalisme vert ou la normalisation de l’exceptionnalité permanente dérivée de crises comme le changement climatique ou la pandémie. Les droits des peuples, des personnes et de la planète doivent être mis au centre, contre le pouvoir patronal et ses alliés. Il n’y a pas de lutte possible sans commencer par bien identifier le champ de bataille.

Propos recueillis par Juan Tortosa
Traduction du castillan : Hans-Peter Renk