Russie

Le régime de Poutine se débat dans ses propres contradictions

Le nom de Vladimir Poutine fleurit sur les pancartes des opposant·e·s à la guerre menée par la Russie en Ukraine. Pourtant il n’est pas seul aux commandes et il est aussi le garant d’intérêts divergents au sein des classes dirigeantes russes. Entretien avec Ilya Matveev, chercheur basé à Saint-Pétersbourg, rédacteur fondateur d’Openleft.ru.

Un portrait de Vladimir Poutine sur un mur
Peinture murale à Helsinki, 2022

Vous avez écrit que les années 2010 ont été une période de stagnation économique pour la Russie. Qu’est-ce qui a changé après la période de croissance inégale mais relative du début des années 2000 ? Quel est l’état de l’économie russe aujourd’hui, tant au niveau national qu’international ?

Dans les années 2000, la Russie était l’une des nations à la croissance économique la plus rapide au monde. En ce sens, elle ressemblait à la Chine. Mais au cours de la décennie suivante, les années 2010, les choses ont changé, et la croissance moyenne était plus proche de 1%. Comment cela s’explique-t-il ? Tout d’abord, la croissance économique des années 2000 en Russie était différente de celle de la Chine, par exemple, car il s’agissait essentiellement d’une croissance stimulée par la reprise des années 1990. Il y avait une capacité de production, en termes d’usines laissées par l’Union soviétique, qui avait pratiquement cessé de fonctionner dans les années 1990 en raison d’un effondrement économique complet. Pourtant, il y avait un grand potentiel d’utilisation de toute cette capacité de production, et c’est ce qui s’est passé dans les années 2000. Les nouveaux·elles propriétaires et les grandes entreprises ont fait des investissements de modernisation et ont utilisé cette capacité de production déjà existante.

Mais il y avait une limite à ce processus car, à un moment donné, l’économie russe a commencé à fonctionner à sa capacité maximale. En fait, tout était déjà utilisé, toutes les usines existantes fonctionnaient, mais il est devenu évident que ni les entreprises ni l’État n’investissaient suffisamment pour créer de nouvelles capacités et stimuler le moteur de croissance qui garantirait une sorte de croissance durable à long terme. C’est pourquoi nous avons connu une crise en 2009, comme presque tous les pays du monde, où l’utilisation des capacités de production a chuté; mais ensuite, dans les quelques années qui ont suivi, l’économie russe a de nouveau atteint son utilisation maximale des capacités existantes. Depuis lors, elle a pratiquement été en stagnation, avec une croissance économique de 1 à 2 % dans le meilleur des cas. Les investissements ont été insuffisants au cours de la période faste des années 2000, et les bases d’une nouvelle période de croissance économique n’ont pas été créées au cours de ces années.

Dans le même temps, si nous examinons les autres pays BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), nous constatons une croissance économique très stable en Chine et en Inde depuis plusieurs décennies, mais au Brésil et en Afrique du Sud, elle n’a pas été bien meilleure qu’en Russie. En ce sens, la Russie n’est pas une grande exception parmi les pays de ce groupe.

Pour en venir à la composition de classe de la société russe d’aujourd’hui, nous savons qu’il y a eu un processus de formation et de reformation à partir des années 1990. Dans votre nouvel article dans le Socialist Register, vous notez un changement dans la composition de classe des manifestations anti-Poutine qui ont eu lieu en 2011-2012 et celles plus récentes, menées par Alexei Navalny. Quelles étaient ces différences, et à quoi ressemble la stratification de classe de la société russe aujourd’hui ?

Cette période de succès [économiques] des années 2000 a généré ce qui est essentiellement la nouvelle classe moyenne : des professions libérales urbaines, des cols blancs, des employé·e·s du secteur privé. C’était le produit de plusieurs années de forte croissance économique, et ces cols blancs étaient concentré·e·s dans les grandes villes, notamment Moscou et Saint-Pétersbourg. Ils·elles sont devenu·e·s une force sociale importante, mais dans le même temps, l’État a augmenté les salaires des travailleurs·euses du secteur public, comme les enseignant·e·s et les médecins, qui ont formé une sorte de classe moyenne parallèle composée d’employé·e·s du secteur public.

Il s’agissait en fait de deux groupes de personnes différents car, par exemple, en termes de disposition à manifester, les travailleurs·euses du secteur public étaient moins prêt·e·s à descendre dans la rue que les professionnel·le·s du secteur privé et les cols blancs. Ce que nous avons remarqué en analysant les entretiens avec les participants à ces rassemblements sur la place Bolotnaya en 2011-2012, c’est que certaines personnes s’identifiaient à l’intelligentsia – un groupe social qui s’était cristallisé à l’époque soviétique. Mais d’autres personnes s’identifiaient davantage à la classe moyenne, se disant entrepreneurs·euses, hommes et femmes d’affaires, etc. En même temps, ces deux groupes de personnes ont eu tendance à converger : les nouvelles classes moyennes voulaient participer aux manifestations menées par l’intelligentsia éduquée et cultivée, tandis que l’intelligentsia était attirée par les manifestations de personnes ayant réussi matériellement, qui souhaitaient désormais également la liberté politique. 

Ce que nous en avons conclu, c’est que les manifestations de Bolotnaya [le 6 mai 2012, à la veille du retour, pour un troisième mandat, de Vladimir Poutine, une manifestation d’opposant·e·s avait rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes, place Bolotnaya] sont elles-mêmes devenues un lieu de formation de classe. La formation des classes ne s’est pas produite uniquement dans l’« économie » ou dans « la société », mais dans les manifestations elles-mêmes, particulièrement en termes de conscience de classe. La classe moyenne en Russie n’était pas seulement le produit de dynamiques économiques; elle était aussi le produit des manifestations elles-mêmes, car c’est là que la classe moyenne a commencé à s’identifier comme telle.

Pourtant, dans le même temps, la composition des manifestations et des revendications a quelque peu changé au cours des dix dernières années. Lorsque Navalny en est devenu la figure centrale, il a orienté le mouvement dans une direction plus populiste, attirant davantage de personnes issues de la classe ouvrière et des zones rurales.

En particulier, après que Navalny a publié son enquête vidéo sur Dmitri Medvedev en 2017, nous avons assisté à une vague de protestations beaucoup plus ouvrière, plus ouverte aux slogans populistes – pas seulement pour la liberté politique mais pour une confrontation directe avec la classe dirigeante corrompue et avide. C’est le résultat de la stratégie populiste de Navalny.

Cette dernière vague de protestations, qui a été brutalement écrasée par le régime en janvier 2021, était également très dispersée géographiquement. Dans certaines villes de province de Russie, il s’agissait des plus grandes manifestations de leur histoire. Cela est aussi le fruit de la stratégie de Navalny, qui a ouvert des antennes régionales de son organisation, lesquelles sont devenues actives dans la politique locale.

En conclusion, le mouvement est devenu plus populiste, plus inclusif, et a formulé davantage de revendications sociales. Lorsque Navalny a présenté sa candidature à l’élection présidentielle de 2018, il a été empêché de participer, mais il a en même temps mis en avant certains thèmes sociaux pour l’augmentation du salaire minimum et des attaques contre les oligarques. En général, les inégalités économiques sont devenues le thème central de sa campagne, et cela a résonné dans de larges couches de la société russe. C’est l’une des raisons pour lesquelles le mouvement s’est élargi.

Bien sûr, Navalny n’est pas un homme politique de gauche. C’est un homme politique populiste et démocrate, dans le sens où il respecte la démocratie libérale et veut la construire en Russie. Mais comme il n’est pas un homme politique véritablement de gauche, le virage rhétorique qu’il a pris est contradictoire. 

Vous avez également écrit que certaines des solutions proposées par Navalny favoriseraient en fait la libéralisation et la commercialisation de l’économie russe.

Avec la réserve que le mouvement de Navalny a maintenant été pratiquement écrasé – oui, les économistes qui l’ont conseillé avaient une vision assez néolibérale. Bien qu’il émette des critiques très sévères à l’encontre des oligarques et de leur richesse et qu’il ait déclaré que les privatisations en Russie étaient illégitimes, il propose également un impôt exceptionnel sur les bénéfices. Pour les oligarques, il s’agirait d’une somme d’argent forfaitaire destinée à régler la question des privatisations illégitimes, leur permettant ainsi de les blanchir. En soi, ce n’est pas une bonne politique, car les usines ont changé de mains à plusieurs reprises depuis leur privatisations des années 1990 – on ne sait donc pas qui doit être taxé pour chaque usine.

En outre, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de cette taxe unique, mais d’un changement du système fiscal existant. Nous avons besoin d’une imposition progressive des bénéfices. Navalny s’est montré ambivalent sur cette question, la qualifiant de sujet de discussion et de réflexion. En fait, Poutine lui-même a mis en place une sorte d’impôt progressif en 2020 – ce qui est bien sûr une blague, car le taux d’imposition pour les riches et celles et ceux dont le revenu est de plus de 5 millions de dollars n’est que de 2% supérieur au taux d’imposition normal de 13 % pour tou·te·s les autres. En réponse, l’un des conseillers économiques de Navalny, Vladimir Milov, a indiqué que le soutien de Poutine à une imposition progressive était une raison pour ne pas l’être. C’était très révélateur en termes de politique économique et cela mettait en évidence une contradiction entre les revendications sociales et les critiques des inégalités de Navalny et les politiques réelles de ses conseillers.

Quels types de changements les manifestations de la place Bolotnaya ont-elles entraîné dans la structure du système politique et de la coalition Poutine au cours de la décennie suivante ? Qui compose le bloc de pouvoir – la coalition des fractions de classe – au centre de l’État russe aujourd’hui ?

La Russie ressemble à de nombreux pays du monde en ce sens qu’il existe une classe de milliardaires et que la taille de cette classe a augmenté de façon spectaculaire au cours des vingt dernières années. Le nombre de milliardaires est passé de quelques personnes à plus de 100 au cours de la seule première décennie des années 2000. C’est le noyau de la coalition que Poutine regroupe. Cette classe de milliardaires s’est sentie à l’aise avec ce régime particulier, car les plus grand·e·s propriétaires de biens privés et leur richesse étaient considérés comme illégitimes par la population. Poutine leur a conféré une certaine légitimité et les a défendu·e·s contre la société. En ce sens, la situation est similaire à la description du bonapartisme par Karl Marx. Le régime de Louis Bonaparte était un régime autoritaire, comme nous l’appellerions aujourd’hui, mais compatible avec la domination de la bourgeoisie, car celle-ci avait besoin d’un État fort pour survivre, en raison de l’antagonisme de la classe ouvrière. C’était une extraordinaire dictature non-parlementaire, et c’est le cas de la Russie d’aujourd’hui.

Dans ce cadre, nous pouvons penser que la classe des milliardaires a besoin d’un État fort, et de Poutine en personne, pour les protéger sur les plans idéologiques et organisationnels et garantir les conditions de vingt années supplémentaires d’accumulation de capital. Les milliardaires et les hommes et femmes d’affaires puissant·e·s de Russie jouissent toujours d’une position privilégiée dans la prise de décision, et ils reçoivent de nombreux avantages et subventions de l’État.

Il existe une relation très chaleureuse entre les élites politiques et les élites économiques, mais en même temps, à partir de 2014, cette situation a commencé à changer progressivement. La confrontation accrue avec l’Occident ne profite pas aux milliardaires, principalement parce qu’ils·elles font partie d’une classe capitaliste transnationale plutôt que de la bourgeoisie nationale. Cela signifie qu’ils ont besoin d’une intégration dense dans l’économie mondiale, ce qu’empêche la confrontation politique et géopolitique. Ceci s’exprime principalement par leur incapacité à emprunter de l’argent sur les marchés financiers mondiaux; alors que les entreprises russes sont fortement dépendantes, en fait, des emprunts à l’étranger pour fonctionner.

Le niveau d’endettement des entreprises a continuellement augmenté jusqu’en 2014, avant de diminuer. Cela signifie que la classe capitaliste russe a dû se réorienter vers un régime d’accumulation plus orienté vers le marché intérieur, et cela a été très douloureux pour elle. Cela menace leurs positions, et c’est la raison de la tension potentielle au sommet, parmi les élites de la coalition de la classe dirigeante. Il existe un potentiel croissant de contradiction entre les oligarques et les dignitaires de la sécurité nationale, qui souhaitent étendre leur influence en « sécurisant » tout contre l’influence occidentale : la culture nationale, l’économie nationale, etc. 

Dans le même temps, cette tension entre la classe oligarchique transnationale et les dignitaires de la sécurité nationale ne s’exprime pas politiquement, car la première n’a aucun moyen indépendant d’exprimer son désaccord politique ou d’influencer directement la politique. C’est un régime bonapartiste où la bourgeoisie est privée de pouvoir et où l’État agit dans l’intérêt des milliardaires.

Cette contradiction n’existait pas avant 2014, puisque cette forme de gouvernement de tutelle était totalement compatible avec les intérêts de la classe dirigeante. Mais après 2014, les décisions de politique étrangère ont commencé à aller à l’encontre des intérêts des grandes entreprises. Toutefois, il ne faut pas exagérer cette tension, car ces dernières obtiennent tellement d’avantages différents du régime qu’elles se sentent tout à fait à l’aise avec cette situation. Le gouvernement les a assez bien soutenues, par des subventions et des sources de revenus supplémentaires, pour compenser les sanctions occidentales, et ainsi de suite.

Dans quelle mesure le régime s’est-il appuyé sur les succès de politique étrangère, notamment l’invasion de la Crimée, comme moyen de légitimation interne pour compenser le manque de soutien populaire envers la corruption, les inégalités et le ralentissement de la croissance économique du pays ?

Il existe un point de vue populaire selon lequel les décisions de politique étrangère en Russie sont motivées par des calculs intérieurs, dans la mesure où les aventures à l’étranger sont motivées par la nécessité d’accroître la légitimité et le soutien du régime en place. Je pense que la situation est plus complexe, car les décisions que prend Poutine sont préparées collectivement. Il y a des groupes de personnes et différents organes gouvernementaux qui en discutent et les préparent. La politique intérieure et la politique étrangère sont deux parties différentes du gouvernement russe et de l’administration présidentielle. Une partie pense aux élections et à la gestion des partis politiques, l’autre à la politique étrangère et à la sécurisation de la société. En fin de compte, c’est Poutine qui décide, mais ces groupes de personnes lui proposent des solutions différentes. Il se rend néanmoins compte que les décisions de politique étrangère ont également des répercussions sur le plan intérieur.

Poutine était totalement inconnu du public russe en 1999. Six mois avant qu’il ne devienne président, il ne figurait pas dans les sondages car sa cote de reconnaissance ne dépassait pas la marge d’erreur. Quelques mois plus tard, lorsqu’il a déclenché la deuxième guerre en Tchétchénie, sa cote de popularité est passée de pratiquement zéro à 80%. Il s’est produit exactement la même chose en 2008 avec la campagne militaire en Géorgie et en 2014 avec la campagne en Crimée. Cette dernière a donné lieu à plusieurs années de ce que tout le monde appelle le consensus de Crimée, où fondamentalement plus de 80% de la population soutient le régime dans le cadre d’un consensus nationaliste dans la société.

Donc, oui, Poutine est conscient de ces choses, mais je ne pense pas que ce soit la cause réelle des décisions de politique étrangère. En termes de politique étrangère, je pense qu’en définitive, ils pensent en termes de menaces potentielles et réelles. Même l’invasion de l’Ukraine est conçue comme une défense contre les menaces de l’OTAN et de l’influence occidentale dans ce pays.

Quelle est l’idéologie du régime Poutine, et a-t-elle changé au fil du temps, par rapport aux conceptions antérieures de « démocratie souveraine », de « démocratie dirigée », etc. Qu’est-ce qui est particulier dans sa combinaison de nationalisme et d’étatisme aujourd’hui?

Il n’a rien de spécial. C’est un populisme de droite typique. Personne n’attaque les élites, mais il y a aussi du conservatisme, dans le sens où l’accent est mis sur la critique de toute tentative de changer consciemment la réalité sociale. Les réformes profondes sont rejetées comme utopiques parce que l’amélioration consciente de la société est condamnée dès le départ. Ce lieu commun conservateur est très présent dans l’idéologie russe, à côté de son nationalisme.

Pour comprendre le nationalisme russe, nous devons garder à l’esprit que le mot russe a deux significations dans la langue russe. Premièrement, il signifie rossiïanine, c’est-à-dire l’appartenance à la nation russe contemporaine en tant que citoyen·ne de la Fédération de Russie. Deuxièmement, il signifie rousskiïé, qui est davantage une description ethnique et culturelle. Auparavant, Poutine utilisait surtout rossiïanine, mais après 2012 environ, il a commencé à utiliser rousskiïé de plus en plus souvent, par exemple en parlant de la Crimée. Il a parlé de la Crimée comme du berceau de la civilisation Russkaia, et non de la civilisation Rossiïskaia. Le nationalisme russe a désormais cette composante ethnique, qui s’est finalement reflétée dans la nouvelle Constitution. Un amendement constitutionnel affirme que l’État est formé par le peuple russe – Russkiï.

Dans le même temps, la question de l’immigration clandestine a quelque peu reculé après 2014, car la propagande télévisée s’est concentrée sur les menaces de l’Occident. Ils n’ont plus autant parlé des migrant·e·s et de leur préjudice potentiel pour la société. Donc, même si c’était un tournant vers le nationalisme ethnique, paradoxalement, ce nationalisme ethnique était moins ouvertement xénophobe et moins uniforme. Néanmoins, cette attitude xénophobe envers les migrant·e·s est toujours présente dans la propagande officielle, sous forme d’alarmisme occasionnel.

La troisième chose est le traditionalisme, les prétendues valeurs traditionnelles. Personne ne sait exactement de quoi il s’agit, mais en gros, c’est une opposition aux personnes LGBT, au féminisme et à toutes sortes de progrès sociaux.

Pris ensemble, ces trois éléments ne sont pas vraiment propres à la Russie, mais constituent un cocktail idéologique populiste de droite assez typique que l’on retrouve dans les partis de droite européens et, en fait, dans le Parti républicain aux États-Unis. On pourrait même dire que Poutine pourrait devenir un politicien de droite prospère aux États-Unis aujourd’hui !

Vous évoquez l’idée d’un « populisme sans le peuple » ou d’une politique populiste sans populisme réel dans les rues. Le régime a envisagé de mobiliser ses propres contre-manifestant·e·s contre les partisan·ne·s de Navalny, mais il s’est toujours méfié de cultiver un mouvement de rue de peur qu’il ne devienne incontrôlable. C’est un phénomène intéressant que de s’appuyer sur la légitimité nationale par le truquage des sondages et des élections, sans pour autant créer un soutien visible.

Je suis d’accord, c’est assez paradoxal parce que, encore une fois, si on regarde les États-Unis, Donald Trump avait ses propres mouvements de rue et il a démontré leur potentiel même violent lors de la prise d’assaut du Capitole. Rien de tel ne se produit jamais dans la Russie de Poutine, parce qu’il n’a jamais misé sur la mobilisation de rue. Pendant les rassemblements de l’opposition de 2011-2012, il y a eu quelques contre-rassemblements organisés par le Kremlin, mais ils étaient complètement orchestrés, les gens y étant conduits par leurs patrons et payés d’un peu d’argent. Il y avait des concerts de quelques artistes russes populaires. Cela ressemblait plus à une cérémonie municipale qu’à un mouvement de rue quel qu’il soit.

Depuis lors, le régime a évité de mobiliser réellement ses partisan·ne·s, en partie parce qu’il craignait qu’avec une telle mobilisation, même en faveur du régime et de ses valeurs, les gens se retournent contre Poutine. Après un certain temps, le régime a opté pour la répression pure et simple, en utilisant les ressources de l’État pour écraser toute forme d’opposition organisée, au lieu d’essayer de mobiliser de potentiel·le·s partisan·ne·s. Les libéraux russes comparent la Russie au Venezuela, disant que Poutine est exactement comme Hugo Chávez ou Nicolás Maduro. Mais, en fait, il s’agit de situations totalement incomparables. Comment pouvez-vous comparer Poutine à Chávez, alors que des gens de la rue ont littéralement protégé Chávez avec leur propre corps contre le coup d’État ? Rien qui ressemble à cela ne se produit jamais en Russie. Poutine s’est toujours appuyé sur l’appareil de sécurité nationale.

En termes de propagande, ce que nous avons à la télévision en Russie n’est pas différent de Fox News. Mais en même temps, si nous regardons dans la rue, nous n’avons pas de mouvement de droite similaire, donc dans ce sens, c’est du populisme sans les gens dans la rue.

Au fil des ans, nous avons vu un certain nombre d’innovations constitutionnelles et politiques afin de prolonger le mandat de Poutine, mais cela ne peut pas durer indéfiniment. Certains ont prédit que s’il se retirait, cela créerait une crise systémique de légitimité politique, précisément parce qu’il n’a pas encore trouvé de successeur clair. Même si nous devons éviter les spéculations, pensez-vous que cette analyse soit plausible?

Dire que la plus grande vulnérabilité des systèmes personnalisés comme celui que nous avons en Russie est la question de la succession est presque un consensus en science politique. Si nous regardons les pays d’Asie centrale, certains d’entre eux ont déjà réussi à remplacer tous les anciens autocrates, donc c’est possible. Mais le problème de la légitimité est plus profond. 

Le régime russe, comme d’autres régimes autoritaires électoraux, est fondé sur la légitimité électorale et la sélection des dirigeant·e·s par le peuple, même si les élections elles-mêmes sont truquées. Il y a un problème inhérent à cela, car si vous avez besoin de tant de fraude électorale au point de réécrire complètement les résultats des élections, vous ne pouvez plus en tirer de légitimité. Lors des dernières élections de septembre 2021, nous avons vu des observateurs électoraux à Saint-Pétersbourg littéralement traînés hors des bureaux de vote par la police, parce qu’ils faisaient leur travail d’enregistrement de la fraude électorale. Ce genre de choses rend les élections insignifiantes, car il devient extrêmement clair qu’il s’agit d’une farce complète. Pour que tout cela fonctionne, les élections doivent au moins ressembler à quelque chose de réel. Sinon, elles perdent leur fonction d’instrument de légitimation.

Il n’y a essentiellement aucune alternative aux élections. Dans certaines sociétés traditionnelles, on peut avoir quelque chose comme une monarchie héréditaire, mais pas en Russie. Le paradoxe est que c’est un régime autoritaire mais basé sur les élections. Ainsi, lorsque les élections perdent toute signification, lorsqu’il faut réécrire les résultats sans même compter les voix – d’après la distribution statistique des résultats, nous savons que c’est ce qu’ils ont fait dans de nombreux endroits lors des récentes élections – il n’y a plus de véritable source de légitimité. C’est un problème très réel et profond.

Nous avons vu des statistiques qui indiquent que, avec les États-Unis, la Russie affiche l’un des niveaux les plus élevés de scepticisme vis-à-vis des vaccins parmi les pays développés. Quel type d’impact la pandémie a-t-elle eu sur le tissu social de la Russie ? Comment la pandémie a-t-elle affecté la stabilité et la légitimité du régime ?

En ce qui concerne la gestion de la crise, je pense que le verdict est que c’est un échec. Nous devons être très clairs à ce sujet. Selon les démographes, il y a eu plus d’un million de décès excédentaires depuis le début de la pandémie. Cela démontre sans équivoque que les politiques gouvernementales ont échoué, dans la mesure où les choses étaient entre les mains du gouvernement.

Le scepticisme et les hésitations à l’égard des vaccins sont extrêmement forts en Russie, et c’est d’ailleurs le cas dans tous les États post-soviétiques. Certain·e·s prétendent que cela peut s’expliquer par le fait que les gens ne font pas confiance aux gouvernements autoritaires. Cela semble logique, mais si l’on regarde des pays comme la Serbie, ou là où il y a des gouvernements démocratiques, les taux d’hésitation vaccinale sont extrêmement élevés.

Donc, dans une certaine mesure, le gouvernement ne pouvait pas faire grand-chose. Mais je dirais quand même qu’ils ont échoué en n’attaquant pas de front l’hésitation à se faire vacciner. La chose très simple que les dirigeants du monde ont fait, c’est une séance de photos où ils se font vacciner. Dans le cas de Poutine, il y a juste eu un reportage indiquant qu’il avait été vacciné, sans même expliquer quel vaccin il avait reçu. Mais plusieurs millions de personnes n’ont probablement pas été vaccinées à cause d’erreurs comme celle-ci.

Le système de santé russe a été complètement submergé en raison du sous-investissement des décennies précédentes, ainsi que de ce qu’il appelle l’« optimisation » – qui consiste essentiellement en des coupes et un régime d’austérité. En général, c’était un désastre complet, et ce qui l’a aggravé, c’est le calcul politique consistant à ne pas imposer un confinement. Il y a là aussi un paradoxe : un régime autoritaire qui se soucie trop de sa popularité aux yeux de la population pour imposer trop de restrictions, par crainte d’une baisse de la cote de popularité du président.

Même si l’on peut dire qu’ils étaient voués à l’échec en raison de certains facteurs structurels, en même temps, il est clair que l’on n’a pas fait assez pour persuader le public, que l’on n’a pas assez investi dans les soins de santé et que l’on aurait dû consacrer plus de ressources aux hôpitaux et à l’augmentation des salaires des médecins.

La pandémie a rendu l’organisation et les mouvements de rue encore plus difficiles. Navalny a été emprisonné, et son mouvement pourrait ne plus être viable. Quels types de modèles et de trajectoires pouvons-nous voir se dessiner pour l’opposition libérale et de gauche ?

Malheureusement, nous n’avons pas d’opposition organisée actuellement en Russie, parce qu’elle a été fondamentalement détruite. Tout d’abord, tous les rassemblements publics et toutes les manifestations – même les piquets d’une seule personne – sont interdits sous le prétexte des restrictions sanitaires gouvernementales. Il est arrivé à plusieurs reprises que des personnes se rassemblent sans être dispersées, mais c’est très rare et, en général, la stratégie de l’État consiste à disperser toute manifestation. 

Les médias et les journalistes indépendants ont également fait l’objet d’une attaque massive. Tous sont désormais déclarés agents de l’étranger et, s’ils opèrent encore, c’est de manière très limitée. L’attaque contre l’organisation de Navalny l’a complètement détruite : il est en prison, son entourage proche a émigré dans d’autres pays et beaucoup de ses associés sont également en prison.

D’une manière générale, le tableau est très sombre. Le mécanisme de démocratie gérée et souveraine qui existait auparavant en Russie, où l’on maintenait la façade des élections et même une certaine activité politique indépendante qui ne menaçait pas le régime, est devenu impossible parce que les enjeux ont augmenté. Aujourd’hui, l’opposition est bien réelle, et les attitudes de la société sont très tournées contre le régime. Le régime n’est pas prêt à prendre le moindre risque.

Évidemment, certaines personnes sont encore libres, et il y a quelques initiatives politiques, surtout au niveau local. Par exemple, à Moscou, il va y avoir des élections municipales cette année, et probablement qu’une certaine activité indépendante sera autorisée à cette petite échelle, car, même si elle est élue, l’opposition n’a pas beaucoup de pouvoir.

Certaines personnes font la comparaison à la période de Iouri Andropov en Union soviétique. Lorsque Andropov est arrivé au pouvoir au début des années 1980, il a emprisonné tous les dissident·e·s et a pratiquement détruit ce mouvement en Union soviétique. Son expérience au sein du KGB lui a appris les méthodes simples pour assurer la discipline et protéger l’État souverain en envoyant tout le monde en prison. Mais la perestroïka a commencé à peine trois ans plus tard. Alors qu’il semblait que toutes les opportunités se fermaient et que plus rien n’était possible, tout a soudainement changé. Peut-être qu’une telle chose pourrait se reproduire.

Entretien réalisé pour le magazine Jacobin par Rafael Khachaturia, maître de conférences à l’université de Pennsylvanie et membre associé du corps enseignant du Brooklyn Institute for Social Research. Traduction par les éditions Syllepse adaptée par la rédaction.