Libertalia

Une maison d’édition qui accompagne les révoltes

Qui est derrière Libertalia ? Quel genre de livres sont édités par cette maison d’édition à tendance libertaire ? Une maison d’édition indépendante en 2022 ça peut fonctionner ? Quel est le rôle d’une pareille structure dans les luttes ? Nicolas Norrito, co-fondateur de la maison d’édition Libertalia nous éclaire !

Salut Nicolas, est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ? 

Je m’appelle Nicolas Norrito, j’ai aujourd’hui 46 ans. J’ai créé la maison d’édition Libertalia en 2006 puis la librairie Libertalia en 2018. Aujourd’hui je suis devenu un professionnel du livre au sens où j’en vis, je vis des ventes de la librairie, de la maison d’éditions et je suis formateur de libraires. J’ai également été enseignant de français dans le secondaire pendant plus de 15 ans.

Est-ce que tu peux me décrire ce qu’est Libertalia ? 

Libertalia, c’est d’abord la poursuite par d’autres voies des combats qui sont les nôtres. C’est un projet initié il y plus de 15 ans par trois personnes, Charlotte Dugrand Bruno Bartkowiak et moi, trois personnes qui sont encore là. Mais Libertalia ce n’est pas qu’une maison d’édition, c’est aussi une petite librairie de quartier de 40 m2 ouverte 7 jours sur 7 qui nous permet de vivre. On y anime également des rencontres deux fois par semaine où on entasse des dizaines de personnes dedans !

Ça représente combien de titres et à quelle fréquence ?

Depuis sa création, Libertalia a dû éditer à peu près 200 livres avec des moments où on en a fait beaucoup, plus d’une vingtaine par an, et d’autres où on en faisait 8. En 2010 il y avait eu un grand mouvement social en France donc on avait Depuis sa création, Libertalia a dû éditer à peu près 200 livres avec des moments où on en a fait beaucoup, plus d’une vingtaine par an et d’autres où on en faisait huit. On a commencé par faire quatre titres en 2007, six en 2008, huit en 2009, six en 2010. En 2010 il y avait eu un grand mouvement social en France donc on avait ralenti l’activité éditoriale pour se consacrer pleinement aux manifs, aux occupations et aux luttes. On ne ferait plus ça aujourd’hui… Aujourd’hui on chercherait à accompagner les mouvements par des publications. On ferait des livres en une semaine-dix jours pour pouvoir les proposer lors des manifs suivantes, pour financer une occupation, une lutte, des caisses de grève. Désormais, on est vraiment devenu éditeurs, avec toutes les limites de l’exercice. C’est-à-dire que quand le mouvement social est fort on est fort, quand le mouvement social est faible on est faible. 

À quoi ressemble votre catalogue ?

Libertalia c’est d’abord et avant tout une maison dont le but premier est l’émancipation sous toutes ses formes. On a donc décliné notre catalogue en ce sens avec : un peu de fiction (d’une part des fictions classiques revisitées, c’est-à-dire retraduites le plus souvent, et d’autre part un peu de création en fiction contemporaine), pas mal de traductions, beaucoup d’histoire bien sûr et des textes d’intervention. 

Juste avant ton arrivée j’ai fait partir la lettre d’annonce des trois dernières publications qui représentent bien ce qu’est la maison d’édition aujourd’hui : le livre de Torrey Peters Detransition, Baby,un roman traduit de l’étasunien qui aborde la question du genre ; un gros bouquin sur les marins de la fin du 18e siècle écrit par Niklas Faykman, le disciple de Marcus Rediker, qui s’intitule Mutineries et qui porte sur ces centaines d’équipages qui se sont révoltés pour améliorer leurs conditions de travail et ralentir la course impérialiste ; etle troisième est un tout petit bouquin Qatar, le mondial de la honte écrit par Nicolas Kssis-Martov qui est vraiment un ouvrage d’agitprop qui sera périmé dans 15 jours mais qu’on a quand même sorti pour alimenter la discussion et le débat. 

D’ailleurs ça fonctionne très bien ! L’auteur a été invité partout et l’est encore. Le jour où l’équipe de France a été présentée par Didier Deschamps, les journalistes lui ont posé la question de ce « mondial de la honte », donc ça a fonctionné ! On sait que c’est du livre d’intervention à péremption rapide, mais c’est un livre qui a été efficace puisqu’il a participé d’un mouvement de boycott de la coupe du monde, d’un mouvement de mise en avant des scandales de cette coupe avec 6000 à 7000 morts sur les chantiers. En ça, on a un échantillon assez représentatif de nos publications.

En 2022, la presse indépendante va mal, comment ça se passe pour les maisons d’éditions indépendantes comme la vôtre ?

Si on parle sincèrement ça ne va pas bien. On a très bien vécu en 2020-21. Enfin, on a énormément travaillé en 2020-21, tant pour la maison d’édition qu’à la librairie. C’était une période où les gens, du fait du Covid et des confinements, n’avaient pas d’autres accès à la culture et se ruaient donc sur les livres. En 2021, on a été surpris par le succès des 150 ans de la commune, on a énormément vendu nos différents titres traitant le sujet. 

On a donc fait d’excellentes années 2020-2021, 2021 étant encore meilleure que 2020 pour la maison d’édition. A ce moment on s’est dit que tout allait bien, qu’on allait pouvoir travailler de façon normale en mettant fin à une sorte d’auto-exploitation qu’on pratique à titre militant. On voulait embaucher une éditrice supplémentaire, un ou une comptable, un ou une chargé·e relation presse, on allait étoffer l’équipe de trois personnes, on pensait passer de six à neuf personnes. Ça c’était le projet…

Malheureusement, 2022 a été une année de recul conséquent pour toutes les structures comme la nôtre et c’est l’inverse qui s’est produit. C’est-à-dire on est moins nombreux qu’avant : on était six, on est désormais cinq… Et à cinq, entre la librairie et la maison d’édition c’est compliqué de tenir. On travaille trop. Par conséquent la seule voie pour nous, pour soulager notre quotidien, c’est de ralentir le rythme de production et d’éditer moins de livres par année. De toute façon, aujourd’hui on ne pourrait plus vivre à trois de la maison d’édition on a besoin de la librairie. On est dans un truc un peu étrange. 

Vous publiez des auteur·ice·s assez varié·e·s dans leur propos bien qu’il y ait beaucoup de récits anarchistes. Finalement quelle est la ligne politique / éditoriale de Libertalia ?

Notre politique éditoriale est simple. Libertalia est une maison d’édition d’expression libertaire mais qui n’a pas d’ennemis à gauche. Par exemple, on va publier en mars prochain un livre de Philippe Poutou sur le récit de ses trois campagnes présidentielles et sur son rapport aux médias. 

On accompagne les mouvements et les luttes et tout le monde connaît notre positionnement, ça ne nous dérange pas de publier un texte d’un·e militant·e écolo qui nous semble aller dans le bon sens. On n’est pas arc-bouté sur la seule sphère libertaire.

En réalité, aujourd’hui Libertalia c’est une maison d’édition critique qui provient du monde libertaire et qui évolue encore en partie dans cette sphère mais qui a également largement dépassé cette dernière.

Quelle est la vision militante de Libertalia ? Quel est votre rôle en tant qu’acteur·ice·s de la gauche ?

On fait un travail d’éducation populaire. Clairement. On pense que les textes de fiction permettent une prise de conscience et peuvent accompagner les révoltes. On fait un travail d’éducation populaire en rappelant des moments, des luttes, en faisant le bilan d’expériences, en analysant ce qui se passe. On est à la fois dans une vision programmatique sur certains points et dans la restitution et le bilan sur d’autres. On assume tout dans le passé du mouvement ouvrier y compris ce qu’il y a de plus moche et détestable. On en prend acte, on l’analyse et on essaie de le dépasser en cherchant des pistes pour la suite. 

Libertalia publie beaucoup d’auteurs·ices moins connu·e·s que certains grands noms, dont beaucoup de femmes. Je pense notamment à Mika Etchebéhère et son témoignage sur la guerre d’Espagne, est-ce un choix éditorial de vouloir donner de la voix à celles et ceux qui se sont fait invisibiliser par l’histoire ? 

Là tu viens de citer un livre que j’aime beaucoup, un des rares témoignages au féminin de la guerre d’Espagne. Je pense également à Victorine Brocher et son « Souvenirs d’une morte vivante ». Ça nous fait plaisir de mettre en avant ces témoignages et ces textes qui ont été en partie oubliés et auxquels on a redonné de la visibilité. Ce sont mes textes préférés au sein de la maison. Ils seront encore d’actualité dans 5, 20, 50 ans. On pourra encore les lire et les apprécier. Le livre sur le Qatar, sa vie sera vite finie. 

Tout à l’heure, tu mentionnais Philipe Poutou. Est-ce que vous êtes vous-mêmes proches de certains mouvements militants ?

D’abord on connait les gens du terrain puisqu’on a été longtemps, très longtemps activistes de la CNT. On a fait ça pendant 15 ans et on était encore très impliqué·e·s à la CNT durant les 5 premières années de Libertalia. On a décroché du militantisme effréné vers 2012, on a été un peu désespéré·e·s par les échecs de certains mouvements, on avait besoin de souffler, de passer à autre chose. Et puis d’un point de vue très concret, on a eu des enfants, on s’en est beaucoup occupé et on s’est un peu éloigné du monde militant. Néanmoins on connait encore les animateurs de l’UCL, des anciens de la CNT et du NPA. 

On a du lien avec les mouvements sociaux puisque les collectifs nous proposent des textes, nous demandent souvent des bouquins pour leurs bibliothèques, pour leurs tables de presse, pour leurs bistrots. Donc on a des liens avec une grande partie du monde politique et militant, mais ce ne sont pas les mêmes liens qu’en tant que militant·e·s. 

On ne cherche plus à peser dans les décisions. On va accompagner. Là en juin par exemple on va sortir un livre sur Clément Meric [militant antifasciste tué en 2013 par des militants d’extrême-droite fascistes à Paris] avec des militant·e·s antifascistes du syndicat Solidaires, avec ses ancien·ne·s copains et copines et avec ses parents. Ce livre marque une période, une séquence politique. 

C’est un travail d’accompagnement qu’on fait. On l’édite avec les proches de Clément parce qu’on pense que c’est important de marquer ce temps-là. On ne place pas autant d’énergie et d’efforts dans tous nos livres. Celui-là, on va tout faire pour qu’il sorte dans les temps. 

Qu’est-ce qu’on peut espérer de Libertalia à l’avenir si ce n’est des livres ? D’autres librairies ? Des projets hors de l’édition ?

Continuer les publications évidemment, faire un peu moins mais les défendre davantage. Travailler sur l’existant : la maison d’édition et la librairie en accompagnant mieux les rencontres qu’on organise dans la librairie et également les livres qu’on publie. 

Hier j’étais avec une vieille éditrice, Colette Olive qui est la co-fondatrice des éditions Verdier. Je la recevais dans le cadre de rencontres pour les apprenti·e·s libraires que j’organise. Elle a parlé des rencontres de Lagrasse, une ville dans les Corbières, organisées tous les étés en août pendant une semaine rassemblant 500 à 600 personnes par jour, et je me suis dit que ça pouvait être un projet pour nous. Pas de reprendre cet événement là mais d’en créer un ailleurs. Peut-être dans la drome puisqu’on y a un gros ancrage. Ça pourrait être un projet ! On a longtemps organisé des festivals, on en organise encore de temps en temps. J’aimerais bien qu’on crée un festival où se rencontreraient les acteurs des scènes militantes et musicales.

C’est quelque chose qui me brancherait d’avantage que d’ouvrir deux-trois librairies de plus… puisqu’ouvrir plus de librairies ça renvoie avant tout à la question du salariat et du patronat qu’on n’a pas envie d’incarner. On est déjà patrons de fait puisqu’on a des libraires. On n’a pas envie de devenir d’infects patrons de gauche. C’est une préoccupation permanente pour nous de bien se comporter, donc plutôt un festival.

Au départ de notre engagement il y a la musique, l’antifascisme radical et un slogan basque « besta baï borroka ere bai ». C’était le slogan de Fermin Muguruza, le chanteur du groupe Kortatu, mais aussi le slogan de grands mouvements alternatifs en Italie et en Allemagne. Ça veut dire la lutte oui mais la fête aussi ! 

D’une certaine façon ça renvoie à la phrase attribuée à Emma Goldman « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas de votre révolution ».

On a beau bosser tout le temps on ne peut pas ne pas profiter du quotidien, de l’existence. Or depuis les années Covid, on a insuffisamment profité du quotidien.

Avant de nous quitter peux-tu nous dire comment soutenir Libertalia ?

En nous lisant, c’est la meilleure façon de nous soutenir ! Mais également en rendant compte de nos publications, en nous envoyant de beaux projets d’édition !   

Propos recueillis par Clément Bindschaedler