Travail du sexe, matérialisme et solidarités

Tabou de société, impensé des organisations et partis de la gauche radicale, le travail du sexe manque d’alliéexs. Pourtant, dans une perspective féministe et matérialiste, ses enjeux doivent être intégrés dans notre compréhension des rapports de domination du système capitaliste et nos revendications d’émancipation collective.

Tronçon de travailleureusexs du sexe de la marche de la journée internationale des luttes féministes 2018 à Londres

Il est vrai que durant les premières vagues de la pandémie du covid, la précarité accrue des travailleureusexs du sexe (TDS) a fait l’objet de différentes actions de solidarité venues pallier l’absence de mesures politiques de soutien pour cette catégorie de la population. Ces campagnes ont permis une reconnaissance minimale du travail du sexe comme activité rémunérée méritant un régime de protection sociale. Elles ont également dénoncé le prisme hygiéniste qui poussait à interdire la réouverture des salons érotiques quand toutes les autres activités de soin à la personne reprenaient leur cours. 

En règle générale, nous peinons aujourd’hui encore à considérer le travail du sexe comme une dimension à part entière de la division sexuée du travail dans une économie capitaliste et patriarcale, qui renvoie les femmes et les minorités de genre à la sphère reproductive, peu ou pas rémunérée. Nous peinons également à formuler des revendications politiques qui ne tombent pas dans le piège de la dénonciation morale d’une exploitation inhumaine du corps des femmes dans le cadre de la traite – argument central des mouvements abolitionnistes – ou dans des mesures comme la pénalisation des clients qui est largement décriée par les TDS ielles-mêmes dans les pays où elle est appliquée, en France notamment. 

Travail reproductif, travail sexuel, travail du sexe 

Il existe pourtant des liens entre les luttes pour la reconnaissance et la rémunération du travail ménager gratuit (Wages for housework), du début des années 70, et l’exigence de reconnaissance du travail du sexe comme travail (sexwork is work), formulée pour la première fois en 1978 par Carole Leigh, travailleuse du sexe et militante féministe américaine. Différentexs militantexs et théoriciennexs féministexs, s’inscrivant notamment dans une analyse féministe marxiste, se sont employéexs depuis plusieurs années à démontrer que le travail sexuel, rémunéré ou non rémunéré, s’inscrit dans la catégorie plus large du travail reproductif. 

Ce travail est celui qui permet quotidiennement au système capitaliste de fonctionner, en engendrant des travailleureusexs et en permettant la reproduction de leur force de travail (leur faire à manger, s’occuper de leur foyer, de leurs habits etc.). Dans cette perspective, les prestations sexuelles destinées aux hommes cis – qu’elles soient explicitement rémunérées comme dans le cadre du travail du sexe tarifé, ou non – s’inscrivent dans l’ensemble des activités reproductives ; au même titre que le repassage, la préparation des repas, la prise en charge des enfants ou le travail affectif.

Des activités reproductives que des femmes cis ou trans*, précaires, migrantexs depuis des pays périphériques de centres d’accumulation capitalistes sont toujours plus nombreusexs à assurer, parce que d’autres femmes, blanches et moins précaires, rappelées sur le marché du travail pour répondre aux exigences de productivité toujours plus élevée de la machine capitaliste, ne peuvent plus l’assurer. La spécificité du travail du sexe réside dans sa criminalisation et stigmatisation historique, empreinte de panique morale et religieuse ; symbole d’un patriarcat qui refuse d’accorder aux femmes et aux personnes trans* et non-binaires une autonomie totale dans la manière dont elles disposent de leurs corps. 

Pour des conditions de travail dignes et l’auto-organisation des TDS 

Pour des organisations comme la nôtre, il est donc nécessaire de ne pas différencier les TDS du reste des travailleureusexs de la sphère reproductive. Nous devons combiner des revendications comme le salaire minimum pour touxtes, qui bénéficierait notamment aux travailleureusexs du secteur largement informel de l’économie domestique, ou la revalorisation des métiers du secteur de la santé ou de l’éducation à une dénonciation des politiques qui viennent accroître la précarité accrue dans laquelle ielles doivent exercer leur activité. 

On pense notamment à la réduction de moitié du territoire alloué à la prostitution de rue à Lausanne ou aux tentatives, jusqu’ici infructueuses, d’une partie de la droite de l’échiquier politique de pénalisation des clients des TDS. Nous devons également soutenir toutes les initiatives d’auto-organisation des TDS. Dans un contexte politique suisse où il n’existe pas de syndicat des TDS (à l’image du STRASS en France) et où les mouvements féministes peinent à faire de ces enjeux un axe d’intervention politique, la solidarité est de mise pour travailler à l’émancipation collective.

Noémie Rentsch    Clara Almeida Lozar

Illustration avec des parapluies rouges
L’illustration de 4e de couverture du numéro 417
Al S Gutierrez