Antispécisme et écosocialisme : Fragments d’une critique

Dans le numéro 416, nous avons ouvert un débat sur la possibilité d’intégrer la cause animale à notre cadre théorique. Daniel Süri s’interroge sur la possibilité que l’antispécisme défendu par Axelle Playoust-Braure dans l’entretien publié puisse nous enrichir théoriquement.

Des manifestants pour le climat avec une banderole «Nos vies et notre planète valent plus que leurs profits»
Grève du climat, Lausanne, 4 septembre 2020
Martin Peikert

Un des obstacles majeurs à un débat théorique réside dans la relation distendue qu’entretient la galaxie antispéciste avec les acquis conceptuels des sciences de la vie et de la Terre. À tel point que l’on a pu dire que l’ambition de l’antispécisme était de «dénaturaliser la séparation entre les espèces [et de] dénaturaliser les relations interspécifiques entre les animaux non humains […]» comme le fait le professeur d’anthropologie Joël Candau dans le dictionnaire de cette discipline, Anthropen.

Pour l’antispécisme, il existe en effet une continuité forte entre le monde animal et les humains, qui doit rendre solidaires ces derniers du premier. En vérité, d’une partie seulement du monde animal, on le verra plus bas. Ce continuum apparaît clairement dans le passage suivant de l’article à propos de la solidarité animale « Nos luttes sont communes parce que l’on vit des oppressions entrelacées et qu’on partage un sort commun […] ». Reste à savoir ce que peut bien recouvrir cette projection des luttes sociales sur un segment du monde animal…

De l’analogie et de ses limites

On voit ainsi comment fonctionne, très souvent par analogie, la réflexion antispéciste, qui part d’expériences – et de concepts qui les traduisent – dans la société humaine pour les décalquer sur une réalité animale. Or l’analogie est toujours une hypothèse dont le deuxième terme doit être vérifié. Elle a une fonction pédagogique, mais n’est pas un élément de preuve. Ces preuves matérielles font défaut dans la pensée antispéciste, qui n’est pas un matérialisme.

Ses pères fondateurs se situent bien plus du côté de la philosophie morale ou du droit des animaux. Difficile dès lors de voir comment un courant théorique, le matérialisme historique et sa transcription politique, peut s’enrichir d’une réflexion de ce type. Dans Un monde à changer, Daniel Bensaïd se demandait s’il était vraiment nécessaire de «moraliser l’écologie au point de susciter des transcendances qui évoquent les anciennes théologies naturelles et la sacralisation du vivant.»

Écologie, écosocialisme et antispécisme

La principale revue théorique en langue française, Les Cahiers antispécistes, qui ont cessé de paraître en 2019, a eu le temps de préciser cette désapprobation des concepts qui structurent l’écologie conçue comme une science. Biodiversité, écosystèmes, espèces ne trouvent pas grâce, ou si peu, aux yeux de ses rédacteurs·trices. 

Ce sont en effet des concepts qui se préoccupent de l’existence de communautés, alors que seuls les individus comptent pour les antispécistes, car ce sont les individus qui souffrent et non pas les écosystèmes ou les espèces. Cette notion de capacité à ressentir souffrance ou bonheur est centrale, sous le vocable de sentience. 

Pour Axelle Playoust-Braure, elle est à l’origine de son engagement. Or, ne reposant sur aucune base objective matérielle, elle est plutôt floue, son extension variant selon les auteurs et les autrices. Malgré cette indétermination, elle a pour fonction de désigner quels sont les animaux dignes d’empathie, à qui l’on doit épargner toute cruauté, et les autres. 

Véganes militant·e·s, les antispécistes n’ont pas la reconnaissance du ventre. Car la qualité de leur alimentation dépend très largement du travail souterrain et invisible de millions d’animaux, ceux qui peuplent le sous-sol, et qui ne bénéficient pas du label «sentients». Label octroyé en toute souveraineté par des membres de l’espèce humaine à certaines catégories d’animaux, comme le rappel Joël Candau : «Expression marginale, mais originale du tropisme humain prométhéen et, plus particulièrement, de l’idéal et de l’illusion de domination de l’ensemble des phénomènes naturels qui est au cœur des sociétés modernes, l’antispécisme est, à l’opposé de ses vœux, foncièrement spéciste puisqu’aucune autre espèce que la nôtre n’a la prétention de régenter les habitudes alimentaires dans l’ensemble du règne animal. » 

L’écosocialisme repose sur une approche bien différente. Ian Angus, l’éditeur canadien de Climate and capitalism, le dit clairement dans son introduction à son recueil A Redder Shade of Green : Intersections of Science and Socialism : «La manière dont nous construisons le socialisme, et le type de socialisme qui peut être construit, seront profondément façonnés par l’état de la planète sur laquelle nous devons le construire. Si notre analyse politique et notre programme ne s’appuient pas sur les sciences naturelles, nos efforts pour changer le monde seront vains». La lutte contre les traitements cruels d’animaux peut réunir écosocialistes et antispécistes ; la recherche de fondements théoriques communs, certainement pas.

Daniel Süri