Soudan

Le Darfour, berceau ou tombeau de la révolution?

Alors que la guerre entre les troupes des généraux el-Burhan et Hemedti se poursuit, un nouveau cycle de violence secoue la périphérie soudanaise. Peut-on parler d’un tournant ethnique dans la guerre ?

Des habitant·e·s de l’est du Darfour fuyant les combats, juillet 2023
Des habitant·e·s de l’est du Darfour fuyant les combats, juillet 2023

Sous la présidence de l’islamiste el-Béchir (1989–2019), les régions du Darfour, du Sud-Kordofan et du Nil Bleu ont souffert d’une répartition inégale des ressources économiques et du pouvoir politique en faveur de la capitale, Khartoum. En 2003, le déséquilibre a conduit à un soulèvement au Darfour que Khartoum a réprimé en finançant les milices Janjawid. L’hypercentralisation est également l’un des principaux facteurs qui ont conduit à la déclaration d’indépendance du Soudan du Sud en 2011, faisant perdre au Nord environ 80 % des réserves de pétrole du pays.

En 2012, des gisements d’or ont été découverts au Darfour. Avec la chair à canon des mercenaires provenant de la région, celle-ci a pris une importance croissante comme base de revenus pour le gouvernement et ses réseaux de patronage. Le général Hemedti, originaire du Darfour, est d’ailleurs un acteur majeur de ce commerce.

Berceau de la révolution

En décembre 2018, les manifestations contre le dictateur el-Béchir se sont propagées depuis l’ouest du Darfour et du Nil Bleu avec comme revendications l’augmentation des services publics et de la sécurité. Les groupes rebelles locaux ont perçu cette lutte pacifique comme un complément à la leur – armée. Cependant, ces régions sont restées marginalisées politiquement, même durant la période de transition, après avril 2019. Les Forces de la liberté et du changement (FFC), acteur majeur de la révolution, n’a jamais pris en compte les revendications spécifiques des populations de la périphérie.

De leur côté, les rebelles armés s’attendaient à gagner du poids dans le nouveau gouvernement. Leur alliance avec l’armée visait à se démarquer des factions civiles de la révolution, perçues comme perpétuant une politique entièrement tournée sur la capitale. En août 2020, une trêve a été signée à Juba entre le gouvernement soudanais représenté par Hamdok, el-Burhan et Hemedti, d’une part, et le Front révolutionnaire soudanais, d’autre part. Celui-ci est une coalition de groupes armés qui avaient combattu le régime d’el-Béchir : JEM (islamistes) et SLA-Minnawi au Darfour ; SPLM-N (faction Arman et Agar) dans le sud. Seuls les irréconciliables SLM-al-Nur au Darfour et SPLM-N (faction al-Hilu) au sud du Soudan n’ont pas signé la trêve.

L’accord de Juba était rédigé en termes vagues et ne précisait pas comment ces groupes armés devaient être incorporés dans l’armée. Il stipulait également un retour des civil·e·s déplacé·e·s, pour la plupart des Masalit, dans leurs foyers occupés par des communautés arabophones. L’accord a également débouché sur le retour de mercenaires exilés en Libye et au Soudan du Sud. Tout cela a permis à Hemedti de gonfler ses rangs et de renforcer le bloc des groupes armés périphériques, sans résoudre les problèmes de ces régions. Comme le souligne le chercheur Jérôme Tubiana, les populations du Darfour ont été amèrement désillusionnées par la trajectoire prise par la transition et se sont fortement mobilisées contre le coup d’État militaire de 2021, soutenu par ailleurs par le JEM et Minnawi.

Hypothèse raciste

L’accord contenait en germe les affrontements armés qui ont éclaté en avril 2023 entre les Forces de soutien rapide (FSR) d’Hemedti et l’armée dirigée par el-Burhan. Au Darfour occidental, plus de mille personnes ont été tuées dans les combats. Les FSR ont publié une déclaration qualifiant ces affrontements de conflit tribal, thèse largement reprise dans les médias. Le gouverneur de la province, Khamis Abkar, réfutait ces affirmations dans un entretien télévisé – deux heures avant son assassinat. Selon lui, les affrontements entre l’armée et les FSR sont étendus à tous les quartiers et toutes les tribus sans distinction. 

Aujourd’hui, la bataille acharnée entre les deux généraux touche toutes les ethnies du Soudan, aussi bien dans la périphérie qu’à Khartoum ethniquement diversifiée. Le spécialiste de la Corne de l’Afrique Alex de Waal souligne qu’«il y a peu d’indications qu’Hemedti soit un suprémaciste arabe et pas d’indication qu’il ait été islamiste : sa seule idéologie évidente est le pouvoir.»

Le gouvernement central, que ce soit sous el-Béchir ou aujourd’hui, a su manipuler politiquement les conflits ethniques, réprimer les poches de rébellion, promouvoir le racisme en montant les «Arabes» contre les «Africain·e·s» et présenter les mécontent·e·s comme des sympathisant·e·s des rebelles armé·e·s. L’activiste soudanaise Raga Makawi note : « Au Soudan, l’ethnicité est une construction politique concoctée et dirigée par l’État dans le but de consolider son pouvoir. Un État central faible, dont la portée est très limitée, a cherché à utiliser certains groupes ethniques pour gérer et consolider son pouvoir. »

Nadia Badaoui

Mohamed Hamdan Dagalo dit Hemedti

Portrait de Mohamed Hamdan Daglo dit Hemedti, chef de guerre et homme d'affaires issu du Darfour
Mohamed Hamdan Daglo dit Hemedti lors d’une conférence à Khartoum, mars 2023

Hemedti est à l’origine éleveur de bétail peu instruit du Darfour. Dans les années 2010, les dirigeants d’entreprises mercenaires sont devenus l’un des principaux bénéficiaires de la nouvelle réalité économique post-pétrole. 

Les deux généraux, el-Burhan et Hemedti, partagent une longue histoire de «collaboration», commencée en 2003, alors qu’ils étaient deux bras armés d’el-Béchir dans le carnage au Darfour perpétré pour supprimer la rébellion. On estime que 300000 personnes ont été tuées, dont de nombreux·euses civil·e·s. Deux millions de personnes ont été chassées de chez elles. La Cour pénale internationale a par la suite inculpé el-Béchir et quatre de ses alliés pour génocide et crimes contre l’humanité. El-Burhan et Hemedti, quant à eux, n’ont pas été inculpés, bien que leur profonde implication soit documentée.

En 2016, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont demandé à Khartoum d’envoyer du personnel de l’armée soudanaise et des FSR au Yémen pour lutter contre les Houthistes. Après cela, l’influence d’Hemedti dans le pays croît considérablement. De nombreux jeunes pauvres et même des adolescents vont embaucher chez lui en raison de salaires élevés. Si les membres de la tribu d’Hemedti, les Rizeigat, occupent les postes supérieurs, des milliers d’anciens combattants rebelles de tribus non-arabophones comme les Zaghawa sont employés dans sa milice. Ce qui permet à Hemedti de prétendre que les FSR représentent une armée plus diversifiée ethniquement que l’armée régulière, donc vraiment nationale.

En 2017, Hemedti s’empare des mines d’or de Jebel Amir, faisant de sa société Al-Junayd (ou Al-Gunade) le plus grand négociant en ce métal précieux du pays. L’or est exporté vers Dubaï et celui accumulé par Moscou avant la guerre en Ukraine proviendrait principalement de ce commerce. Al-Khaleej Bank, Esnaad Engineering, GSK Advance sont également associés à Hemedti. Une autre source de ses revenus est le trafic de réfugié·e·s.

Ironiquement, au début de la révolution, Hemedti était perçu favorablement par de nombreux·euses manifestant·e·s pro-démocratie de la capitale en tant que représentant de la périphérie opprimée. À l’époque, peu de gens à Khartoum connaissaient de son implication dans les massacres au Darfour en 2004 et 2014-15. NB