#StopDublinCroatie

Une lutte collective pour la dignité et le droit de circuler

Retour sur la campagne #StopDublinCroatie et sur les conditions d’accueil et de renvois Dublin avec Sophie Guignard, secrétaire générale de Solidarité sans frontières, qui publie un rapport à la suite d’une visite en Croatie.

Un manifestant tient une pancarte avec la description du traitement des réfugiés renvoyés en Croatie
Manifestation contre les renvois vers la Croatie, Lausanne 1er avril 2023
Stéphane Canetta

De nombreuses personnes concernées ainsi que des collectifs romands portent depuis un an la campagne #StopDublinCroatie, qui dénonce les renvois des personnes en demande d’asile vers la Croatie. En effet, la Suisse s’appuie sur le règlement Dublin pour renvoyer vers la Croatie, alors que de nombreuses exactions y sont commises et que les droits n’y sont pas respectés. À la suite d’une visite en Croatie début juin de membres de Droit de Rester et de l’association Solidarité sans frontières (SOSF), cette dernière publie le rapport Spirale de la violence

Quels éléments ont motivé la délégation à se rendre en Croatie?

Les renvois Dublin vers la Croatie devraient être stoppés pour deux raisons. Premièrement, la liberté de mouvement. Chaque personne doit avoir le droit de choisir où elle a envie de reconstruire sa vie. Deuxièmement, toutes les personnes qui sont passées par la Croatie ont subi de la violence aux frontières et sont traumatisées. Renvoyer ces personnes sous la responsabilité de l’État qui a perpétré ces violences est inconcevable. 

Malheureusement, ces deux arguments ne suffisent pas. La seule manière d’empêcher juridiquement un renvoi Dublin, c’est de démontrer la prise en charge insuffisante qui serait réservée aux personnes renvoyées dans l’État Dublin responsable de la demande d’asile. Nous avons décidé de changer de stratégie et d’attaquer l’argumentation du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) sur ce volet-là.

Les personnes qui sont passées par la Croatie l’ont toutes affirmé: les conditions de vie n’y sont pas acceptables pour les personnes requérantes d’asile. Ce que les autorités suisses et le SEM continuent de nier, en prétendant également que les personnes y ont droit à une procédure d’asile équitable. C’est une contradiction flagrante avec les récits des personnes qui nous ont confié leurs témoignages. De plus, nous avons constaté que les informations sur lesquelles se base le SEM pour justifier sa politique des renvois sont très lacunaires. Nous avons donc décidé d’aller enquêter nous-mêmes sur place.

Sur place, qui a répondu à vos questions ?

Nous avons d’abord rencontré des personnes requérantes d’asile dont nous avions fait la connaissance en Suisse, avant qu’elles soient renvoyées. Elles nous ont ensuite présenté à d’autres personnes requérantes d’asile à Zagreb. Nous sommes aussi allées nous poster devant le centre d’asile de Porin et avons demandé aux personnes si elles étaient d’accord de nous raconter leur quotidien.

Ainsi, nous avons pu réaliser une vingtaine d’entretiens de personnes concernées sur place, puis nous avons rencontré des personnes travaillant dans des ONG croates, certaines indépendantes, d’autres mandatées par l’État. Nous avons également rencontré le personnel du bureau de la Médiatrice (Ombudswoman) et de la Médiatrice des droits de l’enfant.

Parmi les conditions d’accueil défaillantes, qu’est-ce qui t’a paru le plus alarmant ?

L’accès à la santé est particulièrement inquiétant. Nous avons rencontré des personnes qui travaillent ou ont travaillé pour Médecins du monde, l’ONG belge qui est mandatée par l’État pour les soins de santé à Porin. Il s’agit de professionnel·le·s de la santé compétent·e·s, engagé·e·s et soucieux·ses de mener leur mission à bien. Cependant, l’organisation dispose de bien trop peu de personnel par rapport aux besoins. Il n’y a pas assez de psys, de pédiatres ou de personnes qui peuvent traduire. Or, la population requérante d’asile en Croatie souffre de traumatismes, dus aux violences subies à la frontière ou suite à un renvoi depuis la Suisse, par exemple.

Il faut savoir aussi que le mandat de Médecins du Monde a dû s’interrompe en mai 2023, parce que leur contrat n’a pas été renouvelé par le ministère de l’Intérieur. Actuellement nous ne savons toujours pas quand il pourra reprendre. Les conséquences sont désastreuses, nous avons par exemple rencontré des personnes dont la thérapie a été interrompue du jour au lendemain.

En quoi la Suisse est-elle concernée ?

La Suisse est le pays de destination pour certaines personnes, soit parce qu’elles y ont de la famille soit parce qu’elles croient en une certaine tradition humanitaire – on pourrait s’y attendre de la part du pays hôte des Conventions de Genève. Cela d’autant plus que c’est l’un des pays les plus riches d’Europe. Or, en 2023, la Suisse a émis plus de 1000 décisions de renvoi vers la Croatie. Ceci, sans aucun égard pour les vulnérabilités des personnes. 

Nous avons assisté à des renvois de familles avec des enfants en bas âge, de femmes enceintes, de personnes malades, etc. C’est complètement délirant: le nombre de décisions de renvois par la Suisse excède la capacité totale d’accueil de la Croatie ! En effet, les deux centres Porin et Kutina totalisent à peine 800 lits.

La campagne #Stop Dublin Croatie te paraît-elle novatrice par certains aspects ?

Depuis le début, nous nous voyons régulièrement avec les personnes concernées lors de réunions, essayons au maximum de prendre les décisions ensemble. Nous nous approchons plus d’une dynamique de lutte collective que lors d’autres campagnes. C’est extrêmement enrichissant parce que nous sommes au plus proches des revendications et des expériences des personnes concernées. 

Cela a ses bons et ses mauvais côtés : la solidarité et les échanges sont magnifiques, mais la charge émotionnelle d’assister chaque semaine à des renvois, d’être confronté·e·s quotidiennement à la peur d’être expulsé·e·s, au cynisme et à l’indifférence des autorités, cela peut être usant. Nous devons nous efforcer de prendre soin les un·es des autres.

Quelles modifications de la politique d’asile suisse te paraissent urgentes ?

La mesure la plus urgente serait de garantir en Suisse déjà un accès aux soins suffisant pour les personnes requérantes d’asile. Nombreuses sont celles qui ont vécu des violences, de la torture, des agressions sexuelles et n’ont pas pu consulter de psychothérapeutes. La souffrance psychique des personnes menacées de renvoi est immense. Cet accès est important pour des raisons sanitaires évidentes, mais présente aussi un enjeu d’accès aux droits. L’état de santé est souvent très mal documenté pendant la procédure d’asile, ce qui mène à des décisions de renvoi prises sur une base incomplète. 

De plus, nous avons constaté en Croatie et au contact des personnes renvoyées de force que les mesures de contrainte appliquées par la Suisse lors des vols spéciaux étaient rarement appliquées de manière proportionnée. Presque toutes les personnes nous ont confié s’être senties humiliées, traitées comme des criminelles. Dans la majorité des renvois, le niveau de sécurité 4 (vols spéciaux, avec entraves) a été appliqué sans tentative préalable de renvoi avec un niveau de sécurité inférieur. Rien ne justifie une telle débauche de violence. La Suisse doit y renoncer immédiatement !

Propos recueillis par Aude Martenot

Lire le rapport #StopDublinCroatie