Progression de l’AfD en Allemagne
Les fruits amers et tardifs de la réunification
Le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) a remporté deux élections locales symboliques en ex-Allemagne de l’Est. Plus grave, il a confirmé ensuite sa progression en entrant dans les parlements régionaux de la Hesse et de Bavière, à l’Ouest. Les prochaines élections régionales (Thuringe, Saxe et Brandenbourg) devraient confirmer cette envolée, qui se nourrit d’éléments conjoncturels, tout en étant travaillée en profondeur par des effets prolongés de la réunification.
Plaçons le décor: au moment où le capitalisme ouest-allemand s’empare sans retenue de l’appareil de production est-allemand, les fonctionnaires qui accompagnent ce mouvement, détaché·e·s dans l’ancienne République Démocratique Allemande (RDA), touchent une indemnité de salaire. Son nom? Buschzulage, autrement dit… prime de brousse. Voilà qui traduit bien l’absorption brutale, frôlant la colonisation, qui se passe à partir d’octobre 1990.
Autre exemple parlant : l’administration de l’Ouest utilise le terme de Aufbau Ost (traduisible par «édification à l’Est») pour parler de son action dans les Länder de la RDA. Un terme parlant puisque remontant aux chevaliers teutoniques et repris ensuite par les nazis!
Plus de trente ans après la réunification, il a été impossible à la commission parlementaire allemande de faire la lumière sur les critères d’acquisition des 8000 entreprises de l’Est passées par les mains de la Treuhand, l’organe officiel chargé de ce travail. Plus de 80% des documents relèvent du secret d’État. Aujourd’hui encore, 80% des biens industriels sont aux mains de propriétaires ouest-allemands, comme 75% des biens fonciers et immobiliers. Et l’écart entre le niveau moyen des salaires à l’Ouest et à l’Est reste encore de 22%.
À cette dépossession du peuple de l’Allemagne de l’Est, à qui appartenait en fait ce patrimoine, s’ajouta un important recul social. Le discours officiel et médiatique expliquant que la RDA n’était qu’une dictature où s’affrontaient bourreaux et victimes, devait dissimuler la disparition du droit à l’emploi, du droit au logement, d’un droit à l’avortement plus avancé, des crèches d’entreprises et de formes de convivialité ne reposant pas sur la consommation de biens matériels. En quelques semaines, 40 ans d’histoire de la RDA s’envolaient et les travailleurs et travailleuses de cet ancien pays entraient dans l’ère de la précarisation existentielle.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de repeindre en rose l’État policier que fut la dictature du SED, le parti au pouvoir, et de la Stasi, sa police politique, mais de comprendre pourquoi les populations de l’Est ont pu se sentir durablement perdantes après la réunification.
La démocratie ? Bof…
Ce sentiment d’avoir été floué·e·s s’est exprimé dans l’«Ostalgie», cette nostalgie aigre-douce de la RDA qui irrigue un film comme Good Bye, Lenin ! Mais avec le temps, l’aigre-doux a tourné en vinaigre. Une partie, minoritaire, de la population de l’Est, a peu à peu remis en cause les bienfaits supposés de la démocratie, dans la mesure où aucun gouvernement fédéral, qu’il soit social-démocrate, démocrate-chrétien ou de coalition, n’a rien changé à ce développement inégal et combiné.
De plus, ces gouvernements comportaient très rarement des ministres de l’Est, Angela Merkel faisait figure d’arbre cachant la forêt. L’identification à l’État central était donc faible.
Mais cela ne suffit pas à expliquer l’adhésion à la solution autoritaire et d’extrême droite que représente l’AfD, qui a aussi profité de ce que certains on pu appeler «la crise de la migration», ouverte en 2015. L’action d’Angela Merkel d’ouverture des frontières, qui a permis d’accueillir en quatre ans près de 1,5 million de réfugié·e·s, n’était pas seulement dictée par sa morale chrétienne, comme le croit encore Le Temps. En réalité, le capitalisme allemand manquait, et manque toujours, de main-d’œuvre qualifiée ou rapidement qualifiable.
Ce chambardement social, avec les tensions inhérentes à l’exercice, a évidemment représenté du pain béni pour l’AfD. Ces réfugié·e·s provenant de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, d’Albanie et du Kosovo sont pour la plupart de religion musulmane. L’arsenal islamophobe de l’extrême droite européenne et helvétique (l’affiche du mouton noir de l’UDC a bien servi) a ainsi pu être réutilisé sans retenue.
À l’Est, l’AfD a pu gagner des voix auprès de l’électorat de tous les partis, mais a surtout su mobiliser les abstentionnistes. Cette mobilisation s’est faite dans un rapport désormais décomplexé au nazisme. Un sondage universitaire, mené en 2023 par plusieurs instituts auprès de 3500 personnes originaires de l’Est, montre un net rejet de la démocratie chez 33% d’entre elles, qui disent tout à trac: «Nous devrions avoir un Führer qui gouverne l’Allemagne pour le bien de tous». 31% pensent que «dans certaines circonstances, une dictature peut être le meilleur régime dans l’intérêt de la nation». Et 21% jugent que «Sans le génocide des Juifs, on considérerait Hitler comme un grand homme d’État».
La RDA se voulait la patrie de la partie saine de la nation allemande, celle qui n’avait jamais eu à voir – on se demande bien comment – avec l’Allemagne hitlérienne. Elle se proclamait antifasciste par nature, tout en confiant ses services de sécurité à d’anciens nazis. Le paradoxe fut poussé jusqu’à la contradiction. L’armée de la RDA adopta le pas de l’oie pour défiler, comme l’Armée rouge. Mais comme les armées du IIIe Reich aussi…
La RDA se dit antifasciste, mais réservera jusqu’en 1990 une coquille politique aux anciens cadres hitlériens, le National-demokratische Partei Deutschlands. Ce NDPD comptera jusqu’à 52 député·e·s et publiait son propre journal, disposant de sa propre maison d’édition, assurant la continuité de l’extrême droite à l’Est.
Cette mythologie antifasciste a empêché tout débat public dans la RDA sur l’attitude passée face au nazisme. De même, les campagnes dénigrantes contre les «Ossies» (ressortissant·e·s de l’Est) ont recouvert toute discussion sur les autres voies possibles de la réunification et sur ce qui pouvait être repris de la RDA.
Un jeune homme bien sous tous rapports
Prenant appui sur ses bastions de l’Est (27,5% des voix en Saxe), l’AfD détient désormais 32 sièges (sur 180) en Bavière et 28 (sur 133) en Hesse. C’est la coalition au pouvoir à Berlin qui en paye le prix.
Tout devrait donc rouler sans problèmes pour l’AfD. Sauf que ses accointances avec le passé nazi du pays ont un peu gâché la fête. Le 30 octobre, son député bavarois, Daniel Halemba, un jeune homme bien propre sur lui, a été arrêté par la police du Land. Le mandat d’arrêt a été ensuite suspendu, mais le député, dont l’immunité parlementaire a été levée, est sous contrôle policier. Il doit cesser sa participation à l’association d’extrême droite Teutonia Prag.
Dans les locaux de cette fraternité étudiante, la police a en effet trouvé de nombreux objets compromettants. Un livre d’or a ainsi été retrouvé, où figure une note contenant la salutation nazie «Sieg Heil», signée du nom d’Halemba. Dans la chambre que le député occupait, les inspecteurs ont également retrouvé, « bien en vue », une impression d’un ordre SS signé d’Heinrich Himmler. Dans d’autres pièces de la maison ont été identifiés divers objets nazis et des écrits antisémites. Plusieurs coups-de-poing américains, une machette, des matraques, et d’autres armes blanches ont également été saisis, selon Le Monde du 3 novembre. L’AfD revendique, dans son programme, que l’on « mette un point final au national-socialisme ». Visiblement, il s’agit de tourner la page pour mieux en commencer une nouvelle.
Sous le feu des difficultés sociales et économiques, dans le chaudron des non-dits de l’histoire allemande, bouillonne une dangereuse tambouille.
Daniel Süri
Cet article repose, entre autres, sur les différentes contributions de l’historienne et germaniste Élisa Goudin-Steinmann publiées sur le site du Collège de France, La Vie des idées
Die Linke: Sahra Wagenknecht claque la porte
Après l’échec de la structuration de son courant dans Die Linke, la très médiatisée Sahra Wagenknecht a décidé de lancer son propre parti. Voici ce qu’en disent nos camarades de l’Internationale sozialistische Organisation (ISO):
«le 23 octobre, Sahra Wagenknecht et quatre membres du comité directeur du BSW ont annoncé lors d’une conférence de presse qu’ils souhaitaient fonder un nouveau parti. Pour ce faire, l’association au nom évocateur d’Alliance Sahra Wagenknecht – pour la raison et la justice (BSW) a été lancée.
Parallèlement, la reine non couronnée et neuf autres député·e·s ont déclaré leur démission du parti Die Linke. Ainsi, le groupe parlementaire au Bundestag a de fait éclaté.
Nous considérons que cette scission est un projet qui renonce en grande partie aux positions de gauche. Aucune référence à une société socialiste ou à une vision internationaliste n’est visible, pas plus qu’une référence à la classe ouvrière. Au lieu de cela, on parle de la prospérité de l’économie allemande et d’une plus grande indépendance de la politique allemande.
Certes, l’accent est mis sur l’importance de la question sociale, mais les intérêts de « l’économie allemande » sont au premier plan. Sur les questions de société, le BSW se positionne plutôt à droite du courant dominant. Cela est particulièrement évident pour les questions de migration, de catastrophe climatique, de féminisme et d’émancipation des personnes du spectre LBGQIA+. Les termes porteurs du manifeste fondateur de BSW – ‹assidu›, ‹normal›, ‹performance qui doit être récompensée›, ‹honnête›, ‹sens commun›, ‹raisonnable›, etc. – sont tous compatibles avec l’arsenal conceptuel des forces conservatrices et d’extrême droite ainsi que de l’AfD et sont manifestement utilisés sciemment pour cette raison».
Clarificateur sur le plan politique, le départ de Sahra Wagenknecht et de ses partisan·ne·s contribue au morcellement de Die Linke, dont la question de la survie se pose désormais ouvertement. DS