Violences contre les femmes

La zone d’ombre du grand âge

Une récente enquête menée par Lara Donnet pour le compte de la RTS mettait en lumière un phénomène délaissé par le débat public: le féminicide au grand âge. Ce nécessaire coup de projecteur invite à la réflexion sur l’invisibilisation des violences faites aux femmes âgées.

Une manifestante contre les violences sexuelles tient une pancarte en solidarité avec la Palestine
Rassemblement pour la Journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, Lausanne, 25 novembre 2023

Le chiffre est une claque: 20% des femmes tuées en Suisse ont plus de 70 ans. Il est d’autant plus douloureux lorsqu’on le met face à celui des violences rapportées (violences physiques, psychologiques et sexuelles) par les femmes de la même tranche d’âge. En effet, les violences enregistrées par les statistiques pour les 70 ans et plus est le plus bas de toutes les tranches d’âges. 

Faut-il en conclure que les femmes âgées subissent moins de violences que leurs cadettes et qu’elles meurent sous les coups (de poings, de feu, de couteau) de façon inattendue, accidentelle, sans antécédents? Hélas non, tout indique que les femmes âgées signalent moins les violences subies et que les chiffres que nous transmettent les statistiques ne sont que la pointe d’un iceberg immergé dans un océan d’indifférence sociale.

Lutter contre la violence domestique… et oublier les femmes âgées

On le sait: la lutte contre la violence domestique passe par une légitimation sociale et légale qui signale aux victimes que ce qu’elles vivent n’est ni normal ni acceptable. Ce travail de légitimation vise à déjouer les pièges du sentiment de culpabilité et de honte en mettant en avant le droit à la sécurité et à l’intégrité. Pourtant, les études menées à l’échelle internationale le montrent: les femmes âgées sont occultées dans les dispositifs de prévention et de lutte contre les violences, notamment les violences sexuelles, laissant apparaître le stéréotype du corps féminin âgé comme désexualisé et donc comme non exposé à des violences sexuelles. 

La chercheuse Delphine Roulet Schwab montre ainsi qu’en Suisse, les femmes âgées sont invisibles dans les messages et visuels des campagnes contre les violences domestiques. Ce qui est invisible à une extrémité de la chaîne de lutte se traduit par une absence à l’autre extrémité, les femmes âgées ne faisant que très peu recours aux ressources d’aide disponibles (centres LAVI, police, etc.). 

Rester dans la violence, en silence

La lutte contre les violence domestiques, au même titre que « la vague MeToo » n’est pas arrivée jusqu’aux femmes âgées, et particuliers celles qui sont socialement isolées. Tout ce qui est en train d’être détricoté chez les générations plus jeunes, la honte, la peur de n’être pas crue, la minimisation (les fameux «quelques disputes, c’est normal dans le couple», «ce n’est pas si grave»), la pudeur («on ne parle pas de ça») détermine encore très fortement le rapport à la violence chez une génération qui a été socialisée à la discrétion sur les «choses du couple», voire à la nécessité de serrer parfois les dents. 

Les motivations à signaler sont aussi moindres par rapport à celles de femmes plus jeunes, notamment les mères, pour qui la protection de leurs enfants est souvent un facteur déclencheur à la plainte et au recours à l’aide. Enfin, la durée souvent longue du couple enferme les femmes âgées dans un processus d’habituation – la mithridatisation désormais bien connue dans les phénomènes d’emprise – où la frontière entre comportement désagréable et violence est peu lisible. 

Élargir l’horizon des luttes féministes

Si les politiques publiques et les acteurs associatifs ont oublié les aînées et leurs spécificités, qu’en est-il du côté des luttes féministes? Là aussi, force est de constater que les thématiques se concentrent, en majorité, sur une tranche d’âge située entre la puberté et la ménopause. Des luttes salvatrices sont menées dans le domaine des violences sexistes et sexuelles dans l’espace public, de la culture du viol, des inégalités et discriminations dans le monde du travail, de la précarité menstruelle, des violences gynécologiques et obstétricales

Les combats féministes contemporains répondent ainsi à la domination patriarcale qui porte, depuis la nuit des temps, sur la sexualité et la reproduction. Lorsque la fonction reproductive est arrivée à son terme, que l’heure de la retraite a sonné et que la sexualisation du corps s’efface les femmes entrent dans l’âge de l’indifférence et de l’invisibilité, devenues «ni reproductives, ni productives» comme l’écrivent les coordinatrices du numéro de la revue Nouvelles Questions Féministes consacré aux «Vieilles (in)visibles» en 2022. 

Derrière le silence qui règne autour des violences faites aux femmes âgées se cache la question de l’invisibilité sociale et l’inattention militante portée au vieillissement féminin et ses problématiques spécifiques. Il est alors urgent d’élargir le périmètre des luttes féministes afin de prendre au sérieux l’inclusivité et l’intersectionnalité dans toutes leurs dimensions. 

Cornelia Hummel