«Manifeste pour un monde rapide»: Démocrates U.S. et mondialisation

«Manifeste pour un monde rapide»: Démocrates U.S. et mondialisation

Il y a cinq ans, le 28 mars 1999, le New York Times Magazine publiait A Manifesto For a Fast World (Manifeste pour un Monde Rapide), signé Thomas L. Friedman, journaliste phare de l’ère Clinton1. Une vibrante profession de foi en faveur de la Troisième Voie: «Je suis un partisan extrême de l’intégration du monde et des filets de sécurité sociaux. Je crois que l’on ne peut pas défendre la globalisation sans être un (…) social-démocrate, parce que si l’on ne prépare pas ceux qui n’ont rien, ceux qui ne savent rien, les tortues, à survivre dans le nouveau système, ils finiront par provoquer un violent retour de manivelle qui projettera leur pays hors du monde. Et je crois que l’on ne peut pas être un (…) un social-démocrate sans être un partisan de la globalisation, parce que sans une intégration toujours croissante de la planète, on ne dégagera jamais les revenus et on n’adoptera jamais les technologies nécessaires à la hausse continue des niveaux de vie». Pour gagner ce pari, il y a une précondition politique indispensable: l’hégémonie des Etats-Unis sur le monde: «La main invisible du marché ne marchera jamais sans un poing caché (…) Le poing caché qui garantit un monde sûr pour les technologies et Silicon Valley s’appelle l’U.S. Army, l’Air Force, la Navy et les Marines».

Au printemps 1999, pour l’éditorialiste du New York Times, les polarisations politiques de la guerre froide avaient perdu leur sens. Pour lui, le champs politique s’était reconfiguré autour de deux axes: horizontalement, les «intégrationnistes», à gauche, faisaient désormais face aux «séparatistes», à droite, tandis que verticalement, les adeptes des filets de sécurité sociaux, en bas, faisaient face aux défenseurs de la loi de la jungle, en haut. «Il y a beaucoup de choses à faire pour démocratiser économiquement la globalisation et promouvoir la stabilité sociale, notait l’auteur (…) Ces mesures n’ont pas besoin d’être très coûteuses, de prévoir une redistribution radicale des revenus – ou de prodiguer des programmes sociaux qui violent les règles fondamentales, néolibérales et de libre marché, du système».

A l’automne de la même année, Blair, Cardoso, Clinton, D’Alema, Jospin et Schröder se retrouvaient à Florence pour un sommet très médiatisé de la Troisième Voie. Cinq ans plus tard, au moment où la social-démocratie européenne et les démocrates U.S. sentent souffler à nouveau une petite brise dans leurs voiles, il vaut la peine de revenir sur cette ode à la mondialisation version Clinton, qui annonçait bien des évolutions attribuées généralement à Georges W. Bush et aux conservateurs de tous poils. En voici quelques délicieux extraits…

La vitesse rend sourd

En 1995, Milan Kundera publiait La Lenteur, un excellent antidote littéraire au Monde rapide de Thomas L. Friedman. En effet, le chavirement de l’histoire contemporaine dans l’instantané conduit à la surdité.

«La façon dont on raconte l’Histoire contemporaine ressemble à un grand concert où l’on présenterait d’affilée les cent trente-huit opus de Beethoven, mais en jouant seulement les huit premières mesures de chacun d’eux. Si on refaisait le même concert dans dix ans, on ne jouerait, de chaque pièce, que la première note, donc cent trente-huit notes, pendant tout le concert, présentées comme une seule mélodie. Et dans vingt ans, toute la musique de Beethoven se résumerait en une seule très longue note aiguë qui ressemblerait à celle, infinie et très haute, qu’il a entendue le premier jour de sa surdité» (Paris, Gallimard, p. 95).

Un cent mètres, encore et encore…

«L’Amérique (…) a un rôle énorme à jouer. Mais nous ne commenceront à saisir pleinement cela que lorsque nous saisiront que nous sommes dans un nouveau système international (…) appelé globalisation. La Globalisation n’est pas qu’une tendance, un phénomène ou une manie économique. C’est le système international qui a remplacé celui de la guerre froide. Comme le système de la guerre froide, la globalisation a ses propres règles, logiques, structures et caractéristiques.

A l’opposé du système de la guerre froide, largement statique, la globalisation implique l’intégration de marchés libres, d’Etats nations et de technologies de l’information à une échelle sans précédent, de telle façon que les individus, les sociétés et les pays puissent se déployer dans le monde entier, plus loin, plus vite, plus profondément et moins cher que jamais. Cela provoque aussi une puissante réaction de la part de ceux qui sont brutalisés ou laissés pour compte. (…)

Si la globalisation était un sport, ce serait une course de cent mètres, encore, encore et encore. Peu importe le nombre de fois que l’on gagne, il faut courir à nouveau le lendemain. Et si l’on perd d’un centième de seconde seulement, c’est comme si l’on perdait avec une heure de retard.

La globalisation est U.S.

L’idée directrice de la globalisation, c’est le capitalisme libéral. Plus on laisse dominer les forces du marché, plus on ouvre l’économie au libre échange et à la concurrence, plus elle devient efficiente et florissante. La globalisation, c’est la diffusion du capitalisme libéral à pratiquement toutes les nations du monde. (…)

En tant que nation qui profite le plus de l’intégration économique globale, nous avons la responsabilité de garantir que ce nouveau système soit durable. (…) L’Amérique a eu 200 ans pour inventer, renouveler et adapter les mécanismes qui garantissent la liberté des marchés en évitant des évolutions monstrueuses. Nous avons les moyens, l’intérêt et le devoir de faire la différence. Une globalisation durable, voilà notre intérêt national suprême. (…) La Globalisation est U.S.

Parce que nous sommes les principaux bénéficiaires et dirigeants de la globalisation, nous mettons sans le vouloir une énorme pression sur le reste du monde. (…)

Vive la paresse!

En 1880, Paul Lafargue faisait paraître Le Droit à la paresse, en réponse au Droit au travail de Louis Blanc (1848). Contre les rythmes endiablés du travail industriel, l’auteur faisait l’éloge du farniente.

«Le travail ne deviendra un condiment de plaisir de la paresse, un exercice bienfaisant à l’organisme humain, une passion utile à l’organisme social que lorsqu’il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour (…)

A mesure que la machine se perfectionne et abat le travail de l’homme avec une rapidité et une précision sans cesse croissantes, l’Ouvrier, au lieu de prolonger son repos d’autant, redouble d’ardeur, comme s’il voulait rivaliser avec la machine. Ô concurrence absurde et meurtrière! (…)

Quand il n’y aura plus de laquais et de généraux à galonner, plus de prostituées libres et mariées à couvrir de dentelles, plus de canons à forer, plus de palais à bâtir, il faudra, par des lois sévères, imposer aux ouvrières et ouvriers en passementeries, en dentelles, en fer, en bâtiments, du canotage hygiénique et des exercices chorégraphiques (…).

Du moment que les produits européens consommés sur place ne seront pas transportés au diable, il faudra bien que les marins, les hommes d’équipe, les camionneurs s’assoient et apprennent à se tourner les pouces. Les bienheureux Polynésiens pourront alors se livrer à l’amour libre sans craindre les coups de pied de la Vénus civilisée et les sermons de la morale européenne.

L’arrogance globale

Les mollahs iraniens (…) ont commencé à appeler [l’Amérique] ‘la capitale de l’arrogance globale’. (…) L’arrogance globale, c’est lorsque votre culture et votre économie sont si puissantes et universellement diffusées que vous n’avez plus besoin d’occuper d’autres peuples pour influencer leurs vies. Et devinez quoi? Les Français, les Allemands, les Japonais, les Indonésiens, les Indiens et les Russes nous désignent aussi de la même manière. Dans la plupart des pays, ils ne parviennent plus à faire la différence entre la puissance U.S., les exportations U.S., les offensives culturelles U.S. et la bonne vieille globalisation. (…)

J’aime comparer les pays à des computers. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire, nous avons tous le même hardware de base – le marché libre. Quels pays vont disposer du système d’exploitation (la macroéconomie néolibérale) et des logiciels (institutions régulatrices et lois) leur permettant de tirer le plus parti de ces marchés libres? Voilà la question. (…) La Russie offre l’exemple d’un pays (…) sans système d’exploitation ni logiciels (…). La Thaïlande, la Corée du Sud et l’Indonésie (…) ont un système d’exploitation lent… (…)

Attachez vos ceintures!

Les crises financières globales vont être la norme dans la période à venir. En fait, chers lecteurs, laissez-moi vous donner un conseil important: attachez vos ceintures et placer vos dossiers et tablettes en position verticale. Parce que les booms, les dépressions et les reprises vont tous aller plus vite, il faut vous y habituer en tentant seulement de vous s’assurer que l’effet de levier d’une région donnée sur l’ensemble du système ne devienne pas trop fort et ne le précipite pas d’un bloc dans le boom ou la dépression. Quiconque vous dit qu’il a un plan pour éliminer ces crises se moque de vous. En fait, tandis que vous lisez ces lignes, la prochaine crise financière globale est déjà en train de germer quelque part.

Ce n’est pas facile pour cette génération d’Américains de saisir l’importance des Etats-Unis pour le monde dans cette période de globalisation. L’Amérique d’aujourd’hui, c’est le Michael Jordan de la géopolitique – le système dominant de façon écrasante. (…) Il est vrai qu’aucun des pays qui disposent de McDonald’s ne se sont fait la guerre depuis qu’ils ont ces McDonald’s. (J’appelle cela, la Théorie des Arches Dorées de la Prévention des Conflits). Mais la globalisation n’élimine pas la géopolitique. C’est pourquoi, une globalisation durable requiert encore une structure de pouvoir géopolitique stable, qui ne peut simplement pas être maintenue sans l’engagement actif des Etats-Unis. (…) McDonald’s ne peut pas être florissant sans McDonnell Douglas, le constructeur du F-15. (…)

Que des stock options et des électrons?

De bonnes idées et technologies ont besoin d’une grande puissance pour promouvoir ces idées par l’exemple et les protéger en s’imposant sur les champs de bataille’, note Robert Kagan, un historien de la politique étrangère. ‘Si une puissance de second ordre promouvait nos idées et technologies, celles-ci n’auraient pas la diffusion globale qu’elles ont.’ (…) Cela est trop négligé aujourd’hui. Pour trop de dirigeants d’entreprise de la Silicon Valley, il n’y a plus de géographie ni de géopolitique. Seulement des stock options et des électrons. Leur perception que Washington est l’ennemi et qu’un dollar d’impôt est un dollar gaspillé est grotesque. (…) Ainsi, la prochaine fois que IBM Chine aura des ennuis en Chine, qu’il appelle Jiang Zemin à l’aide. Et la prochaine fois que le Congrès fermera une autre base militaire en Asie, appelez la Navy de Microsoft pour sécuriser les lignes de navigation du Pacifique. Et la prochaine fois que le Congrès voudra fermer plus de consulats et d’ambassades, appelez Amazon.com pour commander un nouveau passeport.

Paul Schroeder, est professeur émérite à l’Université d’Illinois, l’un des plus grands spécialiste d’histoire internationale du XXe siècle. Il m’a fait une fois remarquer: «Si vous considérez l’histoire, les périodes de paix relative sont celles où il y a une puissance hégémonique stable, durable et supportable, qui opère les ajustements et préserve les normes et les règles du jeu minimales nécessaires. (…) La difficulté, Schroeder poursuit, apparaît lorsque la puissance hégémonique bienfaisante, qui est responsable de la stabilité du système, est incapable ou ne veux pas payer les coûts disproportionnés nécessaires, ou lorsque son hégémonie devient intolérable ou prédatrice, plutôt que bienfaisante, ou lorsque suffisamment d’acteurs se rebellent contre sa domination et défendent un autre type de système qui peut ne pas profiter à cette puissance hégémonique». C’est ce que nous devons éviter. Le système global ne peut tenir sans une politique étrangère et de défense américaine active et généreuse. Si l’Amérique n’est pas de garde (on duty), elle ne sera pas on line

Traduit et présenté par Jean BATOU

  1. «A Manifesto For a Fast World», www.west.net/~wwmr/fastwrld.htm.