Abolir les prisons «brique par brique, mur par mur»
Alors que l’extrême-droite se pose en paravent contre la «délinquance» et «l’insécurité», les auteur·ices d’un livre récemment paru présentent l’histoire de l’abolitionnisme pénal. Ce mouvement politique vise l’abolition des prisons et du système pénal et esquisse des pistes émancipatrices. Entretien avec Shaïn Morisse, co-auteur de l’ouvrage.
Qu’est-ce que l’abolitionnisme pénal?
L’abolitionnisme pénal est un courant de pensée et un mouvement social né dans les années 1970, dans un contexte de luttes menées à l’intérieur et à l’extérieur des prisons de nombreux pays occidentaux. La critique abolitionniste a cherché à dépasser la critique réformiste de la prison, en visant le système pénal et d’autres systèmes de contrôle répressifs non pénaux. Elle remet en cause le fonctionnement de ces institutions, mais aussi leur rationalité, leurs fonctions sociales, et leur légitimité même.
À partir d’analyses empiriques, les abolitionnistes considèrent que ces institutions sont inefficaces dans les fonctions qu’elles prétendent remplir (dissuasion, resocialisation, sécurité), inopérantes dans leur approche pour analyser les préjudices et les résoudre (en ignorant les besoins des personnes impliquées), mais aussi destructrices, notamment parmi les groupes sociaux précarisés et racisés qu’elles visent en priorité. En bref, il s’agit d’abolir ces institutions parce qu’elles créent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. Simultanément, il s’agit de construire des modes de régulation sociale alternatifs.
Peux-tu revenir sur l’abolitionnisme syndical?
Dans notre livre, nous analysons l’histoire des mouvements abolitionnistes en particulier en France, en Europe et aux États-Unis. Concernant l’Europe, nous proposons une typologie distinguant trois types d’abolitionnisme, selon les répertoires d’action privilégiés – dans les faits souvent entremêlés: un abolitionnisme syndical (pays nordiques et Royaume-Uni), un abolitionnisme institutionnel (Pays-Bas et Allemagne de l’Ouest) et un abolitionnisme révolutionnaire (Italie).
Au début des années 1970, la perspective abolitionniste survient d’abord dans des pays où les mouvements de prisonnier·es sont massifs, avec la grève comme principale forme d’action pour améliorer la situation et les droits des prisonnier·es.
Des organisations apparaissent alors, composées de prisonnier·es et de soutiens extérieurs (issus notamment des milieux intellectuel, militant, religieux, artistique, juridique, médico-social…) et orientées à la fois vers l’abolition de la prison à long terme et une stratégie de réforme à court et moyen terme. En parallèle, des «syndicats» de prisonnier·es se forment, mais ils ne sont presque jamais reconnus par les organisations syndicales, qui comptent parmi leurs membres des agent·es pénitentiaires à la fois opposé·es à leur action collective et animés par des soucis souvent corporatistes et sécuritaires.
Quelle stratégie pour «en finir avec toutes les prisons»?
Nous identifions trois stratégies complémentaires. D’abord, une stratégie insurrectionnelle, rarement utilisée, qui vise la libération d’espaces par la destruction des institutions pénales via une confrontation directe (mutineries de masse, sabotages, etc.). Ensuite, une stratégie procédurale-gradualiste, historiquement dominante, qui cherche à faire reculer le système pénal en réduisant son pouvoir, via des réformes et luttes juridiques et politiques. Enfin, une stratégie autonomiste, de plus en plus populaire, tente de mettre en place des pratiques autonomes et des espaces libérés en construisant d’autres modes de résolution des préjudices.
Vous publiez ce livre dans un contexte de montée en puissance des extrêmes-droites néofascistes, qui se positionnent comme étant en lutte contre la «criminalité» et la «délinquance». Penses-tu que l’abolitionnisme pénal ouvre la voie à la construction d’une alternative politique?
Historiquement, l’abolitionnisme s’est développé dans une situation politique, économique et pénale plutôt favorable, et adossé à divers projets politiques, sociaux-démocrates ou révolutionnaires. À partir des années 1980, le néolibéralisme et le chômage de masse ont accompagné une re-politisation à droite des questions pénales, dans un contexte de déclin de l’État social et de montée de l’État pénal. Peu à peu, certaines forces «progressistes» elles-mêmes ont cédé au cadrage sécuritaire et réactionnaire en insistant sur la responsabilité individuelle et en oblitérant la variété de problèmes sociaux que ces situations soulèvent.
À l’inverse, l’abolitionnisme considère l’ensemble des préjudices (y compris non-pénaux) subis par les individus, en reliant les conflits interpersonnels aux injustices structurelles. Il imagine un continuum de dispositifs et d’institutions pour repenser collectivement la justice et la sécurité en attaquant les racines des problèmes et en partant des réels besoins des personnes.
Ce projet politique cherche à inventer une nouvelle société porteuse d’autres rapports sociaux, qui ne reposent pas sur la répression et l’infliction institutionnelle de la souffrance.
Propos recueillis par Anouk Essyad