Pour le droit au pipi en paix
Fin septembre, le Tribunal cantonal neuchâtelois a donné raison à une entreprise horlogère qui décompte du temps de travail les pauses-toilettes de son personnel. Entretien avec Solenn Ochsner, syndicaliste chez Unia.
Faire timbrer les salarié·exs pour se rendre aux toilettes, est-ce une nouvelle pratique?
Le fait de devoir timbrer pour se rendre aux toilettes n’est pas une nouvelle pratique. Au syndicat Unia, nous avions connaissance de certaines entreprises qui le faisaient et nous avions déjà reçu des plaintes de certain·exs salarié·exs. Mais il était extrêmement compliqué d’agir à l’époque, car d’une part les personnes concerné·exs ne souhaitaient pas forcément agir en justice contre leur employeur et d’autre part le résultat d’une action en justice nous semblait très incertain.
Cette question revient sur le devant de la scène maintenant, car en 2021, durant la période Covid, l’ORCT (l’inspection du travail neuchâteloise) avait effectué un contrôle au sein de l’entreprise horlogère Jean Singer SA, basée à Boudry, et avait constaté cette pratique qu’elle a dénoncé juridiquement. Malheureusement, les procureurs neuchâtelois ont donné raison à l’entreprise. Dans un arrêt sorti en septembre 2024, ils ont décrété que la pratique était légale. En revanche, et c’est là que nous estimons que cet arrêt est problématique, ce dernier assume le fait que de faire timbrer engendre des problèmes d’inégalité entre hommes et femmes, notamment durant les menstruations. Donc on dit d’un côté que c’est légal et de l’autre qu’il faut quand même trouver des mesures compensatoires.
De ce fait, l’arrêt renvoit l’ORCT auprès de Singer afin qu’iels s’accordent sur ces mesures compensatoires qui ne seront pas rendues publiques! Mais quid des autres entreprises qui pratiquent le timbrage pour aller aux toilettes? Car si ces entreprises sont très minoritaires, il y en a quand même plusieurs, rien que dans le canton de Neuchâtel!
Mais en quoi le fait de faire timbrer est-il problématique?
Devoir timbrer pour se rendre aux toilettes engendre plusieurs problèmes. Comme mentionné dans l’arrêt, la problématique des inégalités est très prégnante mais pas seulement entre hommes et femmes! Les plaintes que nous recevons proviennent aussi d’hommes dans la cinquantaine ou soixantaine qui développent des problèmes de prostate par exemple.
Mais les inégalités ne sont pas les seules conséquences de cette pratique, je pense ici aux atteintes à la santé. En effet, dans les témoignages que nous récoltons à Unia, il ressort souvent que certain·exs salarié·exs se retiennent de boire afin de ne pas avoir à se rendre aux toilettes trop souvent ou qu’iels se retiennent d’aller aux toilettes si la pause de midi se rapproche et préfèrent se retenir 20 à 30 minutes! Du coup, il est évident qu’en période de menstruation ou en cas de problèmes gastriques ces dernier·exs auraient plutôt tendance à se porter pâles, ce d’autant plus que nous avons aussi appris que certaines entreprises délivraient des avertissements lorsqu’un·e travailleur·euse se rendait «trop souvent» aux toilettes.
Un autre point me semble aussi fondamental, c’est l’aspect déshumanisant voire même humiliant de ce timbrage. Je trouve cette pratique assez révélatrice de la manière dont les patron·nes considèrent leurs ouvrier·es, c’est-à-dire des machines à produire auxquelles on nie tout besoin physiologique et même ce besoin si naturel que d’aller aux toilettes. Cela engendre un niveau de surveillance supplémentaire: dans les usines on contrôle ton niveau de productivité, combien de fois tu es malade par année et on baisse ta prime en fonction. À cela s’ajoute combien de fois tu vas aux toilettes dans la journée… Sans parler des caméras de surveillance qui foisonnent actuellement!
Tous ces niveaux de contrôle des corps additionnés engendrent du stress, des burn-outs et des arrêts de travail longue durée qui ont des coûts importants qui se répercutent sur la société et non pas sur les patrons!
Et quelle est la suite à donner afin d’en finir avec cette pratique?
Lorsque cet arrêt est sorti, nous avons organisé une action de dénonciation devant Sellita, une autre entreprise du canton qui fait timbrer les pauses pipi, qui a eu beaucoup de répercussions au niveau médiatique. C’était vraiment important d’agir en nommant les entreprises au travers d’actions de shaming (de shame, honte) afin de dissuader toute nouvelle entreprise de mettre en place cette pratique devenue «légale». Et je dois dire que cela a plutôt bien fonctionné car dans la même semaine, deux des plus grosses entreprises du Swatch Group du canton, Universo et Rubattel&Weyermann ont rétropédalé et ont stoppé immédiatement cette pratique.
Mais bien entendu, nous ne pouvons pas nous arrêter là, car cet arrêt est inadmissible. Nous sommes donc actuellement accompagné·exs d’une avocate spécialisée avec qui nous sommes en train d’analyser toutes les voies de recours et c’est plutôt bien parti… Affaire à suivre!
Propos recueillis par la rédaction