Turquie

La jeunesse turque contre Erdoğan et son monde


Depuis bientôt 3 semaines, nous assistons à un mouvement de résistance populaire, initié par les étudiant·es. Démarré en contestation de l’arrestation du principal opposant au président Erdogan, il s’étend et remet en cause l’autoritarisme, l’arbitraire et la politique du régime. Malgré une répression féroce, des milliers de personnes incarcérées, il continue. Pour mieux comprendre les raisons de cet embrasement, il faut revenir aux évolutions récentes du régime.

Un manifestant turc brandit un fumigène devant une rangée de policiers lors d'une manifestation contre l'emprisonnement de Imamoglu
Manifestation contre l’arrestation d’Ekrem Imamoğlu, Istanbul, 23 mars 2025

 Dans le rapport de la Conférence de Munich sur la sécurité du mois de février 2025 intitulé Multipolarisation, certain·es analystes évoquent un «nouveau régime global de guerre» dans le monde. Ils et elles rappellent la nature autoritaire du système néolibéral, qui se préoccupe peu de la légitimité de son hégémonie. Les parlements perdent du terrain face aux décrets urgents, promulgués par les exécutifs. Nous vivons dans des états d’exception où les décisions sont prises par des oligarchies, sans aucune consultation ni contrôle populaire. La Turquie n’échappe pas à cette évolution.

Des manifestations de Gezi aux négociations avec le Mouvement d’émancipation kurde

Pour comprendre la situation actuelle et ses enjeux, il nous faut revenir en arrière et se pencher sur quelques moments clés.

En 2013 ont eu lieu des manifestations contre les politiques liberticides et l’autoritarisme du régime du Parti de la Justice et du Développement (AKP). Elles ont été connues sous le nom de Gezi. En quelques jours, le mouvement a pris une ampleur sans précédent, il a su intégrer toutes les couches opposées au régime. 

Les manifestations actuelles ressemblent à plusieurs égards au mouvement Gezi qui occupe une place importante dans la mémoire collective d’une grande partie de la jeunesse, en particulier chez ceux et celles qui y avaient fait leur première expérience politique. 

Pendant que le régime réprimait les manifestant·es de Gezi, il «négociait» une solution pacifique à la question kurde. En février 2015, des représentant·es du Parti démocratique des peuples (HDP) et de l’AKP ont lu un communiqué de presse résumant en 10 points le consensus, dit de Dolmabahçe. Cet accord de principe entre l’État turc et le PKK visait, aux yeux du Mouvement d’émancipation kurde (MEK), la démocratisation du pays. 

Ce processus de paix avec le PKK a officiellement pris fin en mars 2015. Là où une grande partie de la population s’attendait à des réformes démocratiques, le pays a assisté, dès la fin de l’année 2015, à une guerre dans plusieurs régions kurdes où la jeunesse a tenté d’imposer un gouvernement par en bas des villes, avec un droit à la légitime défense du peuple contre le régime autoritaire. 

En 2017, la Turquie est passée d’un régime parlementaire à un régime présidentiel. Des droits très larges ont été octroyés au Président. Comme aux États-Unis, tout est envisagé au profit des grands partis, de sorte que les petits sont forcés à entrer dans des alliances électorales. Les deux partis profitant de ce système sont le Parti Républicain du peuple (CHP) et l’AKP.

Depuis la prétendue tentative de coup d’État de 2016, le système présidentiel a consolidé ses fondements grâce aux décrets urgents promulgués dans tous les domaines. Le régime a «purifié» son administration en licenciant tou·tes les opposant·es, réel·es ou supposé·es. Des milliers de chercheur·ses ont été licencié·es, des élu·es au Parlement national ou aux mairies ont été arrêté·es. Les geôles du régime comptent aujourd’hui des milliers de personnes, qui sont en fait prises en otage. Les plus connus étant Selahattin Demirtaş, Figen Yüksekdağ, Can Atalay et Osman Kavala. Ces noms suffisent pour comprendre les cibles du régime: le MEK, la gauche radicale alliée au MEK, la résistance de Gezi et le milieu des affaires opposé au régime. 

Nouveau processus de paix ou guerre régionale de plus haute intensité?

En octobre 2024, le chef des ultranationalistes turcs, Devlet Bahçeli, a serré la main des élu·es du Parti de l’Egalité et de la Démocratie des Peuples (DEM). Venant du chef des loups gris, complices de crimes contre l’humanité du régime depuis 1984, un tel geste a surpris l’opinion publique.

Contre toute attente, Bahçeli a multiplié ses déclarations visant à mettre fin à la «terreur». Fin février 2025, Öcalan a fait un appel, similaire à celui de Dolmabahçe de 2015, en appelant le PKK à déposer les armes et à se dissoudre moyennant des réformes législatives et démocratiques. De son côté, le PKK a invité le gouvernement à adopter les premières mesures démocratiques avant de réunir son Congrès, organe compétent pour dissoudre l’organisation. Mais à ce jour, le régime n’a annoncé aucune réforme.

Au contraire, pour le régime turc, les forces politiques et militaires du Kurdistan syrien (Rojava) sont aussi concernées par l’appel d’Öcalan et devraient déposer les armes et dissoudre leurs structures politiques. Pour le régime, la prétendue négociation avec le mouvement kurde tourne ainsi à une manœuvre de faire échec à la révolution en cours au Rojava, dont la direction politique refuse toute ingérence.

Le régime est conscient d’avoir perdu son importance géostratégique dans la région. De nouvelles alliances, en particulier entre la Grèce, la République de Chypre, l’Égypte et l’État génocidaire Israélien, se sont formées avec le soutien des États-Unis. Les politiques expansionnistes menées par le biais d’une intervention militaire plus marquée dans le conflit en Libye, en Azerbaïdjan (contre l’Arménie) ne suffisent pas à réaffirmer le rôle «central» de la Turquie dans la région. 

C’est dans un tel contexte régional et international que le régime turc prétend vouloir résoudre la question kurde, toujours faussement identifiée et réduite à un problème de terrorisme. Alors même qu’Öcalan a pu, après des années, rencontrer des élu·es de DEM et donner une orientation politique aux nouvelles négociations, le régime poursuit la répression en limogeant des élu·es et en instaurant des tutelles administratives sur les municipalités tenues par le DEM et le CHP. 

Il est important de rappeler que le DEM et le CHP ont négocié un «Pacte pour la Ville», qui n’est autre qu’une alliance électorale. Grâce à cette alliance, limitée à certaines villes, que n’a pas vu venir l’AKP, le CHP est devenu en mars 2023 le premier parti du pays, pour la première fois depuis la fondation d’AKP en 2002. Le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, a été de son côté présenté comme le seul candidat capable de renverser Erdoğan aux prochaines élections présidentielles prévues en 2028.

Tutelles administratives sur certaines municipalités de CHP et arrestation d’İmamoğlu

Le régime de l’AKP, soutenu par les ultra-nationalistes, a fait arrêter, en octobre 2024, le maire d’Esenyurt, Ahmet Özer, élu grâce au Pacte pour la Ville. Esenyurt est l’une des villes de la province d’Istanbul à forte population kurde. Actuellement, la mairie est sous tutelle administrative. L’absence d’une résistance solide du CHP contre cette attaque ouverte au Pacte pour la Ville, désigné comme une alliance avec les terroristes, a encouragé le régime à prendre pour cible İmamoğlu, qui a été arrêté. Or, ce n’est que face à la pression du mouvement estudiantin, qui a pris une position ferme et radicale contre l’autoritarisme du régime, que le CHP a dû multiplier les protestations de rue, qui dépassent ses rangs.

On assiste ainsi à une politisation importante du CHP qui multiplie, sous la pression de la rue, ses appels à manifester. Le mouvement estudiantin, toutes couleurs politiques confondues, se mobilise et appelle à des grèves et à des boycotts économiques. Les syndicats progressistes ont très vite rejoint le mouvement malgré une répression féroce, des milliers d’arrestation et de procédures judiciaires engagées, y compris contre les personnes se limitant à diffuser des appels à manifester ou des appels à boycotter les entreprises proches du régime. 

Dans le monde artistique, de nombreuses voix se sont levées pour soutenir le mouvement et pour protester contre la répression. Grâce aux appels de la jeunesse sur les réseaux sociaux, des musicien·nes ou des groupes de musique mondialement connu·es ont annoncé leur soutien aux manifestant·es. Certain·es, comme Muse, ont annulé leur concert dans le pays pour protester contre la société organisatrice, dont le responsable a qualifié les manifestant·es de «traîtres à la nation». Sous pression de la rue, l’entreprise en question a dû annoncer son retrait de tous les projets futurs. Un tel retrait n’est en réalité qu’un aveu du soutien international au mouvement antiautoritaire.

Malgré la répression et l’arrestation massive des étudiant·es, des appels à la résistance passive se multiplient. Le mouvement pousse le CHP à tenir un discours plus engagé pour la démocratie et contre l’autoritarisme. De son côté, le MEK participe aux manifestations et appelle le régime à se démocratiser. Pour l’heure, le régime ne peut prendre le risque d’un renforcement de l’alliance entre le MEK et le CHP. Il n’aura d’autre choix que de continuer le prétendu processus de paix en instrumentalisant les espoirs de la population d’aboutir à une paix juste et équitable.

Le projet néo-ottoman

Une fois le risque de démocratisation écarté, le régime passerait à l’étape suivante: renforcement du système présidentiel, affaiblissement et marginalisation de toute opposition. Le but du régime n’est pas limité à affaiblir le CHP pour assurer la réélection d’Erdoğan. Le défi est de préparer le pays aux grands bouleversements régionaux, en particulier en Iran et en Syrie. Par une prétendue intégration des Kurdes au système, le régime envisage de jouer un rôle déterminant dans la région en contractant des alliances momentanées dans le «monde multipolaire». Seul un régime plus autoritaire et capable d’agir sans le frein de l’opposition, y compris du CHP, peut, aux yeux de l’oligarchie turque, faire face aux nouveaux défis internationaux et réaliser le projet expansionniste du régime, nommé par certain·es néo-ottoman.

Le rôle de la puissance occupante sioniste est ici central. Le régime turc tente de se mettre d’accord sur le projet régional avec l’État d’apartheid israélien. De son côté, le MEK ne fait pas une analyse très différente: dans un monde perçu comme multipolaire, le but est d’élargir les espaces de lutte dans la région en profitant des antagonismes des oligarchies au pouvoir. Cela dit, la position qui sera prise par le MEK est cruciale pour toutes les forces démocratiques dans le monde. Le silence des élites européennes et étasuniennes face à la répression est inquiétant et laisse penser à l’existence d’un consensus large pour maintenir l’AKP au pouvoir. 

Hiznî Girgimî