Allemagne
La balance penche vers la barbarie, mais le socialisme refait surface
L’Allemagne se dirige vers une nouvelle Große Koalition – la coalition entre CDU/CSU (droite conservatrice) et SPD qui a aussi marqué le gouvernement sous Angela Merkel. Mais ce n’est plus la coalition d’antan: un virage à droite des deux partenaires annonce des années sombres pour la justice sociale, la lutte contre l’extrême droite et la défense des droits des migrant·exs.

En 2021, Angela Merkel démissionne après 16 ans au pouvoir. Sa démission marque la fin de la coalition CDU/CSU – SPD qui a longtemps dirigé l’Allemagne. Une coalition tripartite entre SPD (parti social-démocrate), Vert·exs et FDP (droite libérale) accède au pouvoir avec le chancelier Scholz. Cette coalition promet un programme de changement et d’innovation radical.
Les Vert·exs réussissent à faire aboutir certaines de leurs revendications électorales comme l’abonnement mensuel pour tous les trains régionaux, la sortie du charbon pour 2038, ou l’interdiction d’installer des nouveaux chauffages fossiles. Le SPD réussit à introduire un salaire minimum (certes insuffisant) et à augmenter (très légèrement) l’aide sociale.
Cependant, dès le début, la coalition tripartite est marquée par des conflits et disputes internes. Le FDP fait du frein à l’endettement son cheval de bataille et l’utilise pour bloquer la mise en œuvre de nombreux points de l’accord de coalition. Le taux de soutien à la coalition tripartite chute à 16%.
Les trois partis gouvernementaux perdent ainsi des voix lors des élections européenne de 2024, tandis que l’extrême droite (AfD) sort grande gagnante. Dans une moindre mesure, la droite conservatrice (CDU/CSU) réussit également à améliorer son score.
Par la suite, les partis au pouvoir ainsi que le CDU/CSU effectuent un impressionnant virage à droite. Les ailes néolibérales du SPD et des Vert·exs prennent le devant. Ces partis défendent désormais l’économie allemande (lire: l’industrie automobile), plutôt que les acquis sociaux et la justice sociale et climatique.
Tous les partis membres du parlement fédéral hormis Die Linke (gauche radicale) adoptent un discours anti-migration et entrent dans une compétition rhétorique à «qui peut renvoyer le plus de monde le plus rapidement possible». Ces discours anti-migrations sont couplés à des discours islamophobes et à une volonté politique de réduire l’immigration des personnes issues de pays musulmans et de faciliter leur renvoi, auxquels se rallient y compris la social-démocratie et les Vert·exs.
La coalition explose en novembre 2024 quand le chancelier Scholz licencie le ministre des finances FDP pour rupture de l’accord de coalition. Dans la même semaine, des documents internes du FDP sont rendus publics. Ils montrent que le parti planifiait lui-même de faire exploser la coalition. Des élections fédérales anticipées sont organisées en février 2025.
Une campagne électorale dominée par une rhétorique anti-migration
La «lutte contre l’immigration incontrôlée» domine la campagne électorale, main dans la main avec un nationalisme décomplexé. Le SPD abreuve les villes et routes principales d’énormes affiches 4×2 mètres montrant leur chancelier Scholz devant un gigantesque drapeau allemand – alors que le fait d’afficher le drapeau national était jusqu’à récemment principalement associé avec les milieux d’extrême droite.
Peu avant les élections, le CDU/CSU propose un texte anti-migration au parlement, dont l’adoption dépend du soutien de l’AfD, brisant par là un tabou et l’accord interpartis de ne jamais constituer des majorités avec ce parti d’extrême-droite. Les médias et la population feignent la grande surprise et des manifestations s’organisent pour dénoncer cette alliance «contre-nature» entre un parti «démocratique» et l’extrême droite. Cependant, Friedrich Merz, chef du CDU/CSU, avait déjà par le passé annoncé être prêt à des coalitions avec l’AfD au niveau communal, et il a successivement aligné le CDU/CSU sur une ligne politique qui a plus de points d’accord que de désaccord avec l’AfD.
Les mois précédant les élections anticipées révèlent également une fois de plus la force et l’influence des réseaux d’extrême droite qui gangrènent l’Allemagne et ses institutions. Lors de rencontres secrètes, qui réunissent des membres de l’AfD et des figures de l’extrême droite autrichienne et suisse, des stratégies électorales et programmes politiques qui misent sur un ethnonationalisme blanc et chrétien sont élaborés. Pendant la campagne électorale, l’AfD reçoit également des discours de soutien d’Elon Musk et de l’ancien Conseiller fédéral suisse Ueli Maurer (UDC), lui-même affilié avec les milieux conspirationnistes d’extrême droite en Suisse.
La fuite vers la droite généralisée renforce avant tout l’extrême droite
La stratégie d’un virage à droite pour faire concurrence à l’AfD, poursuivie par la droite libérale et conservatrice ainsi que par la social-démocratie ne paie pas. L’AfD sort la grande gagnante des élections anticipées. Elle arrive en tête en Allemagne de l’Est, avec des taux entre 35 et 45%, et devient le deuxième parti après le CDU/CSU en Allemagne de l’Ouest, avec des taux entre 15 et 25%. Le SPD perd 1,76 millions de voix au profit du CDU/CSU et 720000 voix au profit de l’AfD, montrant la faiblesse d’une politique sociale-démocrate historiquement plus proche de la droite que de la gauche. Le CDU/CSU perd un millions de voix au profit de l’AfD, montrant qu’un rapprochement rhétorique et politique avec l’extrême droite renforce en premier lieu cette dernière. Les Vert·exs déçoivent leur électorat de gauche qui leur a permis d’entrer au gouvernement en 2021. Leurs pertes alimentent principalement Die Linke.
Parmi les trois partis membres de la coalition sortante, les Vert·exs sont ceux qui perdent le moins de voix (– 3,11%), tandis que le FDP perd 7,1% et le SPD 9,3%. Pourtant, durant la dernière année de la coalition, le FDP et le CDU/CSU ont fait des Vert·exs le bouc émissaire de la stagnation économique, de l’inflation et d’une présupposée augmentation de la criminalité. Mais les électeur·icexs ne sont pas dupes: ce n’est pas la politique climatique qui est à l’origine de la perte du pouvoir d’achat, mais bien le refus du CDU/CSU, FDP et du SPD d’imposer les fortunes et leurs rendements, d’augmenter la progressivité de l’impôt, et d’enterrer le frein à l’endettement.
Le succès de Die Linke, qui arrive en tête à Berlin avec 19,9% mais qui cartonne également en Allemagne de l’Est avec des taux entre 10 et 15% (contre 8,77% au niveau fédéral), montre qu’une politique de gauche conséquente et radicale sait convaincre non seulement la population jeune et urbaine, mais aussi des personnes de la périphérie est-allemande précarisées par le renchérissement et le manque d’investissements dans les services et infrastructures publiques.
Die Linke réussit également à dominer le BSW, un nouveau parti fondé début 2024 par des démissionnaires de Die Linke qui défendent une politique pro-russe qui lie des propositions sociales à une politique anti-migration. Même dans ses fiefs en Allemagne de l’Est, le BSW n’atteint qu’entre 8 et 12%. Au niveau fédéral, il ne parvient pas à entrer au gouvernement. Le FDP est également éjecté non seulement du gouvernement mais aussi du parlement ; signe que la population ne soutient plus le sacro-saint frein à l’endettement qui assèche les services publics et la prive des investissements dont elle a besoin.
Comment combattre la majorité d’extrême droite?
Malgré le succès de Die Linke, c’est donc l’extrême droite qui sort gagnante: l’AfD en Allemagne de l’Est, et le CDU/CSU, dont les discours sont désormais largement identiques à ceux de l’AfD, en Allemagne de l’Ouest. La nouvelle coalition entre CDU/CSU et SPD qui s’annonce sera dirigée par Friedrich Merz, un chancelier aux discours d’extrême droite, qui promet de fermer les frontières, de renvoyer massivement et qui prévoit si nécessaire de gouverner avec le soutien parlementaire de l’AfD. Le contraste avec la coalition CDU/CSU-SPD dirigée par Merkel ne pourrait pas être plus grand: tandis que la première a surpris l’Europe avec une politique de migration qui misait sur des passages sûrs et une politique d’accueil, l’actuelle représente un régime de frontières meurtrier, des renvois massifs et la stigmatisation des personnes musulmanes et/ou racisées.
Plus que jamais, un militantisme explicitement antiraciste et antifasciste s’impose. Souvent décrit comme un vote de contestation contre la politique économique antisociale du gouvernement sortant, le vote pour l’AfD montre surtout la droitisation de la société allemande. Un sondage récent révèle que plus de la moitié de la population allemande estime que «l’AfD est le seul parti qui adresse l’augmentation de la criminalité et de l’insécurité» et près de la moitié affirme «trouver bien que l’AfD veuille réduire le nombre d’étrangers et de réfugiés».
Ces avis sont partagés par 99% de l’électorat de l’AfD. Seulement 8% de l’électorat AfD vote pour ce parti en raison de sa politique économique, et 6% en raison de ses propositions contre le renchérissement. Bien que l’AfD est particulièrement fort dans les régions économiquement défavorisées de l’Allemagne de l’Est, il a également massivement recruté dans des circonscriptions aisées en Allemagne de l’Ouest, notamment au sud (Baden-Württemberg et Bavière).
Pour combattre l’extrême droite, il faut certes combattre les politiques néolibérales qui mettent en concurrence les classes travailleuses allemandes et migrantisées, et lutter pour une redistribution des richesses et des meilleurs services publics. Mais les gens votent pour l’extrême droite aussi parce qu’ils adhèrent à ses idées. Il faut donc également lutter contre la normalisation des discours et positions d’extrême droite et contre la fascisation de la société.
Les grandes manifestations contre l’extrême droite en Allemagne n’ont jusqu’à présent pas su se positionner clairement contre les discours racistes et xénophobes ambiants: on y reproduit le discours de l’immigré utile, valorisé pour sa force de travail, au lieu d’insister sur le fait que les immigré·exs sont en premier lieu des êtres humains avec des droits inaliénables. Les premières interventions de la nouvelle fraction parlementaire de Die Linke à ce sujet donnent de l’espoir: ses membres dénoncent explicitement l’islamophobie des autres partis. Espérons que les mobilisations dans les rues deviennent également plus radicalement antiracistes.
Franziska Meinherz