Allemagne

Le nationalisme de Wagenknecht, nouvelle boussole de la gauche?

Les récentes élections dans trois Länder en Allemagne ont révélé la progression d’un nouveau mouvement politique, l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW). Issue d’une scission du parti de gauche Die Linke, la BSW affirme contrer l’extrême-droite de l’AfD sur le terrain de la politique migratoire. Retour critique sur l’orientation de la BSW, alternative de gauche ou délitement d’une certaine gauche?

Membres de la BSW de Sahra Wagenknecht
Événement de la campagne de la BSW aux élections européennes, Berlin, 6 juin 2024.

L’ invasion de l’Ukraine a ouvert les portes de l’enfer. Le mal est banalisé au-delà de tous les intérêts. C’est de la guerre que naît la mutation politique de Wagenknecht. Plus qu’une ultime nostalgique du mur de Berlin, c’est un produit de notre époque: encore une fois, au milieu du chaos de la guerre, il y a des gauches qui se renient comme telles et optent pour le nationalisme.

L’abandon du socialisme comme critique d’un régime de propriété

Il ne reste plus grand-chose de la critique du capitalisme si elle ne pose pas la question de la propriété sociale. Il ne peut y avoir de gauche que si elle conteste le terrain conquis par le néolibéralisme, et la première ligne de cette contestation, c’est la propriété des biens communs. Dans le cas du parti de Wagenknecht, le thème de la propriété est central, mais en tant que protectionnisme de la bourgeoisie industrielle allemande: «une politique énergétique et industrielle sensée commencerait par prendre en compte les besoins des moyennes entreprises allemandes [le Mittelstand], afin d’encourager les propriétaires et leurs familles à les maintenir, au lieu de les vendre à des investisseurs financiers. »1

L’une des antiennes de la BSW est la fin des sanctions contre la Russie en vue de rétablir le flux de gaz bon marché, ce que l’on appelle la «politique énergétique raisonnable» ; nous y reviendrons. Mais d’abord: cette vision de la propriété capitaliste repose sur l’abdication de l’objectif de la construction d’une politique autonome de la classe ouvrière: «ce qui compte en Allemagne, c’est le Mittelstand, le puissant bloc d’entreprises qui peuvent se positionner face aux grandes sociétés. Cette opposition est tout aussi importante que la polarisation entre le capital et le travail. Si vous vous adressez aux gens uniquement sur une base de classe, vous n’obtiendrez pas de réponse. Mais si vous les interpellez en tant que membres du secteur créateur de richesses de la société, y compris les entreprises gérées par leurs propriétaires, par opposition aux grandes sociétés dont les bénéfices sont acheminés vers les actionnaires et les cadres supérieurs, sans presque rien pour les travailleur·ses, cela fait mouche.»

Sans lien avec les intérêts propres du monde du travail, Sahra Wagenknecht assume la place de son parti comme «héritier légitime à la fois du ‹capitalisme apprivoisé› de l’après-guerre et du progressisme social-démocrate». Plus clairement, Sabine Zimmermann, présidente du parti en Saxe, explique que la BSW est «à gauche de la CDU et à droite du SPD» (Jacobin, 20 sept. 2024).

Le discours de Wagenknecht pourrait recueillir des voix dans un contexte de glissement général vers la droite. Mais ces voix sont une confirmation d’un virage à droite, car le programme qui les rassemble est une idéologie de conciliation des classes et une capitulation sur la propriété sociale de l’économie. Wagenknecht se limite à proposer des éléments de justice fiscale et de régulation étatique nationaliste pour préserver la propriété de la bourgeoisie industrielle allemande.

Un monde multipolaire et cloisonné

Avant de devenir un euphémisme journalistique pour désigner les bandes néo-nazies, le terme «nationaliste» a trop souvent été utilisé comme une insulte envers une gauche défendant la souveraineté démocratique contre la mondialisation capitaliste ou critique du fédéralisme européen autoritaire. Cet anathème implique que le rejet des diktats libéraux ne peut résulter que d’un atavisme égoïste, et non d’une quelconque idée de solidarité et de coopération. Toute gauche qui se respecte, dans n’importe quel pays d’Europe, défend la souveraineté populaire contre les injonctions des transnationales du capital financier inscrites dans les traités de l’UE. Et il n’y a rien de nationaliste là-dedans.

Mais celle ou celui qui veut trouver des traces de ce souverainisme populaire de gauche dans la dérive nationaliste de Sahra Wagenknecht se trompe. 

Au lieu de cela, Wagenknecht propose un nationalisme réactionnaire à l’ancienne, ancré dans la collaboration de classe et reprenant les thèmes que la droite a réussi à mettre à l’ordre du jour – énergie, immigration et «mœurs» – pour reproduire des versions du programme conservateur et suprémaciste allemand de l’extrême droite.

C’est sur la question du climat que ce suprémacisme nationaliste allemand s’exprime le plus clairement: «Détruire l’industrie automobile nationale en rendant les voitures électriques obligatoires pour répondre à des normes d’émissions arbitraires n’est pas ce que nous soutenons. Personne aujourd’hui ne vivra assez longtemps pour voir les températures moyennes baisser à nouveau, quelle que soit l’ampleur de la réduction des émissions de carbone.»

Cette transparence mérite d’être saluée, mais le choix conscient de condamner les générations futures au nom de l’économie fossile est abject. Sans être négationniste (Wagenknecht reconnaît l’existence de la crise climatique), la BSW assume son suprémacisme: au lieu de réduire rapidement les émissions dans l’un des pays les plus riches et les plus industrialisés au monde, elle donne la priorité à l’atténuation des effets de la catastrophe pour l’électeur·ice allemand·e. «Commencer par équiper les maisons de retraite, les hôpitaux et les crèches d’un système de climatisation aux frais de l’État, et sécuriser les lieux proches des rivières et des fleuves contre les inondations.». Le chaos peut se répandre dans le monde entier et le nationalisme verra notre maison (ou notre région, ou l’Allemagne, ou l’Europe) comme le mirage d’une forteresse.

Le rejet de l’internationalisme

Le slogan «pour un monde multipolaire» reflète la vision d’une gauche se considérant comme faisant partie de l’échiquier géopolitique. Sur cet échiquier, la partie impérialiste et ses adversaires se font face et la gauche a le choix entre être un pion blanc (aligné sur le libéralisme occidental) ou un pion noir et, dans ce cas, reprendre la rhétorique de Poutine sur la guerre en Ukraine, fermer les yeux sur la violence institutionnelle en Iran et en Syrie ou traiter la fraude électorale vénézuélienne comme un mal nécessaire. Les nostalgiques du «monde multipolaire» n’ont pas encore réalisé qu’un an après le génocide, la Chine et la Russie maintiennent intactes leurs relations commerciales avec Israël et n’exercent aucune pression sur Netanyahou. Mais même une telle contradiction ne semble pas gêner les campistes.

La position de Mme Wagen­knecht sur la guerre en Ukraine a fait d’elle une étoile montante dans certains secteurs de la gauche. À la tradition anti-OTAN de l’ancienne Allemagne de l’Est s’ajoute l’agenda énergétique de l’industrie allemande, obsédée par la réouverture de l’approvisionnement en gaz russe bon marché.

Il est clair que ce cynisme de la position de Wagenknecht n’annule pas une partie de ses critiques à l’égard du gouvernement SPD-Verts. Pendant de nombreux mois, il a maintenu une position relativement modérée dans son soutien à Kiev contre l’envahisseur. Rappelons que l’Allemagne a été directement attaquée par la partie ukrainienne au début de la guerre (avec la destruction de Nord Stream, le gazoduc de la mer Baltique pour le gaz russe).

Mais l’année dernière, le SPD a adhéré à la ligne ouvertement militariste des Verts, a commencé à livrer des armes offensives à Zelensky (lui permettant d’atteindre des cibles en dehors de son territoire) et a adopté une stratégie de relance économique basée sur l’industrie de l’armement. L’apogée de cette adhésion à la politique de guerre est l’admission de l’installation future sur le territoire allemand de missiles nucléaires étasuniens capables d’atteindre Moscou. L’adhésion totale de Berlin à l’agenda de la guerre a renforcé la rhétorique de Wagenknecht (le gaz bon marché pour les usines allemandes vaut plus que le droit à l’autodétermination de l’Ukraine) et lui a permis de disputer à l’extrême droite un discours anti-guerre au profil nationaliste.

Mais cette position ne se traduit pas par un antimilitarisme cohérent. Au contraire, la politique d’immigration de la BSW implique la militarisation de la frontière sud de l’Europe contre les travailleur·ses étranger·es qui tentent de rejoindre le continent, le maintien de camps de concentration financés par les caisses européennes, ainsi que la poursuite des mort·es en Méditerranée et dans le désert du Sahara, entre autres.

Reprise des guerres cultu­relles de l’extrême droite

S’exonérer du racisme explicite (dans les bons jours) ne constitue pas une confrontation avec l’extrême droite. Comme les fascistes, la BSW rend les immigré·es responsables de la crise des services publics («les ressources collectives ne peuvent être sollicitées à l’excès») et de la pression exercée pour faire baisser les salaires. Comme si la «pénurie de 700000 logements» ou la dégradation des services d’éducation et de santé n’étaient pas le résultat du désinvestissement et des politiques libérales, mais provoqués par les réfugié·es syrien·nes fuyant la guerre. Ou comme si l’Allemagne ne connaissait pas un chômage à des niveaux historiquement bas, ce qui indique que la pression migratoire n’est que l’alibi du patronat, responsables de la pression permanente sur les salaires.

Pour construire son argumentation perverse, la BSW reprend la rhétorique de l’austérité et des limites budgétaires et ne propose pas d’augmenter les transferts pour le logement social et le recrutement d’enseignant·es et de personnel pour les services d’accueil des migrant·es.   Au contraire, la BSW se bat pour la suppression des prestations sociales pour les quelque 100 000 migrant·es dont la demande d’asile a été rejetée mais qui sont protégé·es par la loi allemande (principalement parce qu’iels viennent de pays qui n’offrent pas de sécurité en matière de retour). En d’autres termes, Wagenknecht veut utiliser la marginalisation et la misère comme pression pour un retour volontaire vers le chaos de pays comme la Syrie ou l’Afghanistan, mais tout ce qu’elle obtiendra, c’est de favoriser la fuite vers une existence clandestine en Allemagne, exploitée et encore plus vulnérable aux réseaux, aux mafias et au ressentiment social qui alimentent la xénophobie.

Wagenknecht peut bien maintenir, comme dans les petits caractères des contrats, des garanties pour répondre aux accusations de xénophobie et d’égoïsme nationaliste : soutien aux pays d’origine pour qu’ils retiennent leurs jeunes, avec un meilleur accès aux investissements en capital, un régime de commerce équitable, le remboursement des coûts de formation des travailleurs immigrés hautement qualifiés. Tout ce programme bienveillant est miné par sa rhétorique publique en faveur de restrictions plus strictes de la politique d’immigration.

La concurrence avec l’extrême-­droite en adoptant son discours pour affronter l’électorat islamophobe et anti-immigration produit le même résultat: opposer les plus pauvres aux plus fragiles. Et au final, comme le montrent les études électorales, l’extrême droite progresse en voix et ses idées se diffusent dans le reste de l’échiquier politique.

Lorsque Donald Trump a remporté les élections de 2016, il n’a pas manqué de personnes qui ont théorisé que sa victoire reflétait une prétendue priorité de la gauche pour les «mœurs», les fameuses causes fractales qui l’aliéneraient des «gens normaux». Beaucoup de ces critiques ont fini par rejoindre l’effort de propagande de Trump. Déjà à l’époque, c’est l’extrême droite mondiale qui mettait ses «guerres culturelles» contre le «wokisme» «au centre du débat politique». Face à cette déferlante, il y a eu et il y a encore ceux qui, aujourd’hui, veulent que la gauche laisse tomber les étendards de la lutte contre les discriminations et de la reconnaissance de la différence.

Depuis 2017, beaucoup d’eau a coulé dans le moulin de l’extrême droite et les mouvements féministes et LGBT ont été parmi les plus larges et les plus puissants pour faire face à l’agenda conservateur et le réduire au silence, même si ceux qui trouvent toujours de «l’exagération» et de «l’excès» dans l’expression de ces mouvements sociaux, encore appelés «nouveaux», ne manquent pas…

L’adaptation conservatrice est donc une tentation constante de la gauche en cette période, mais Sahra Wagenknecht joue dans une division supérieure de cette ligue. Sa politique est une conversion conservatrice complète, un terme qu’elle utilise en toutes lettres. Dans son survol du centre politique, l’agenda des droits féministes et LGBT est tout simplement effacé: « nous voulons rencontrer les gens là où ils sont –pas faire du prosélytisme sur des sujets qu’ils rejettent ». Point.

En matière d’égalité de genre, l’Allemagne a «largement surmonté le patriarcat» et le féminisme est donc une pièce de musée. C’est clair que l’extrême droite n’est pas loin d’être le parti le plus plébiscité, mais même la misogynie néonazie ne semble pas représenter un risque pour les femmes. Encore une fois, le racisme mal déguisé: c’est «par une porte dérobée» que l’oppression des femmes, prétendument surmontée, peut «être réintroduite» une fois qu’elle a prétendument été surmontée.

Sur la question de la discrimination LGBTQI+, Wagenknecht veut imposer le silence: les habitant·es de l’Allemagne de l’Est «ne peuvent pas supporter ces débats sur la diversité (…) Il y a une sorte de politique identitaire exagérée où vous devez vous excuser si vous vous exprimez sur un sujet et que vous n’êtes pas issu·e de l’immigration ou si vous êtes hétérosexuel·le».

Le capitalisme continue de punir la différence, tout en transformant la sexualité en un marché plein de niches, mais au lieu de reconnaître le potentiel émancipateur des perspectives féministes et LGBTQI+ face à l’exploitation des corps par le libre marché, ce nationalisme assume le pire des conservatismes: l’invisibilisation et le silence.

Déserter la gauche

L’une des pires conséquences de l’expansionnisme de Poutine et de l’invasion de l’Ukraine a été la radicalisation des alignements erronés, qu’il s’agisse de la gauche, devenue le pion noir dans l’échiquier des puissances secondaires, ou de celles et ceux qui en sont venu·es à normaliser l’OTAN en tant que bastion défensif – ce qu’elle n’a jamais été.

La position du Bloc [Bloco de Esquerda, ndt] sur l’invasion de l’Ukraine prouve qu’il est possible – et même indispensable – de concilier la critique de l’impérialisme et le soutien à la résistance défensive du peuple envahi. Le parti de Wagenknecht apparaît quant à lui comme l’exemple ultime de la gauche qui s’assume comme un pion noir. Mais le dire ainsi ne serait pas exact: conciliation des classes, suprémacisme allemand et anti-immigrés, capitulation conservatrice, toutes ces mutations ont déjà éloigné Wagenknecht du camp de la gauche.

Jorge Costa, membre du Bloco de Esquerda.
Publié sur Esquerda.net.
Traduit par la rédaction.

1 Les citations sans référence sont tirées de l’entretien de Wagenknecht avec la New Left Review nº 146 (mars/avril 2024)