Préserver la biodiversité: penser notre relation au vivant
À l’heure du sacrifice des politiques écologiques et climatiques au profit du réarmement, rappelons quelques éléments de la lutte pour le maintien de la biodiversité, ainsi que les limites des politiques de conservation actuelles.

Le terme de biodiversité recouvre une réalité bien plus vaste que la seule diversité des espèces, puisqu’il tente de saisir leurs interrelations, ainsi que celles avec leur milieu, cela dans un cadre évolutif. Mais la biodiversité possède aussi un caractère politique affirmé, ce qui explique à la fois son attrait et son rejet. Les promoteurs du terme voulaient ainsi mettre en évidence la crise environnementale, manifeste dès les années 70, et sensibiliser les États et les institutions internationales à ses dangers. À l’époque – et cette tendance est récurrente dans une partie de la littérature scientifique – la cause du déclin résidait tout entière dans la croissance de la population mondiale. Ce simplisme réducteur traduit l’énorme difficulté qu’a la communauté scientifique à intégrer l’existence du capitalisme dans sa réflexion et à en dépasser les fausses évidences.
Ainsi, pour tenter de réduire, au moins verbalement, les effets destructeurs de l’accumulation et de l’exploitation capitalistes, on adopta, à peu de frais, le vocable du développement durable. C’est sous cette égide que s’est tenue en 2010, au Japon, la Conférence mondiale sur la biodiversité à Nagoya, dans la préfecture d’Aichi, qui donnera son nom aux objectifs de cette réunion. Fin 2020, l’ONU ne pouvait que constater qu’aucun des objectifs – pourtant fort modérés – d’Aichi n’avait été atteint par les États signataires (près de 200, mais sans les États-Unis).
Entretemps, la prétendue science économique avait bricolé avec un certain succès, financier du moins, la notion de services écosystémiques. Il ne s’agissait rien de moins que d’intégrer dans le calcul de la rationalité capitaliste cette «externalité» qu’était le fonctionnement de la vie.
Biodiversité: pouvoir nommer une crise
En fait, si le terme de biodiversité a acquis son influence actuelle, c’est parce qu’il permet de nommer la crise environnementale majeure déclenchée par le développement des sociétés capitalistes. Certains auteurs parlent alors de 6e extinction des espèces. Compte tenu du fait que cette extinction n’est scientifiquement acquise que lorsque 75% des espèces animales et végétales présentes sur les continents et dans les océans ont disparu, l’appellation semble précoce, ce résultat ne devant pas se manifester avant quelques centaines d’années. Par ailleurs, les connaissances sur les cinq premières extinctions et sur leurs causes sont très lacunaires. D’où la réticence de nombre de scientifiques à utiliser une caractérisation renvoyant à des processus diversifiés ou méconnus. On parle alors de déclin rapide, d’effondrement ou l’on utilise des formules du genre «vers la 6e extinction de masse».
Surtout, les chiffres médiatisés se focalisent d’abord sur les animaux vertébrés (l’effet panda du marketing des organisations de protection de la nature), alors que la masse de la biodiversité animale (70%) concerne les invertébrés (insectes, mollusques, crustacés), dont la bouille est nettement moins accrocheuse.
Une étude pluridisciplinaire française a établi que la perte de biodiversité actuelle pourrait se situer aux environs de 7% d’espèces. L’IPBES, qui est l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, a évalué en 2019 à un million le nombre d’espèces animales et végétales menacées parmi les huit millions que compte la Terre. Parmi ces espèces, plusieurs disparaîtront dans les prochaines décennies. Quoi qu’il en soit, c’est le rythme du déclin qui est alarmant. Selon l’IPBES, la rapidité de la disparition serait jusqu’à plusieurs centaines de fois plus rapide que la moyenne des 10 derniers millions d’années.
Les politiques de conservation en débat
Ces résultats décourageants ont relancé un vieux débat dans la nébuleuse qui s’occupe de la protection de la nature et où s’agitent aussi bien des Organisations non gouvernementales (ONG, plus ou moins NG du reste, puisque bénéficiant de fonds publics), des institutions internationales et des gouvernements.
Les premières idées bourgeoises de conservation de la nature – et leur mise en pratique – accompagnent le mouvement de dépossession des grandes masses rurales de leurs moyens de production, c’est-à-dire la réforme des enclosures aux 17e et 18e siècles. Cette origine dans la grande propriété foncière explique peut-être le nombre de têtes plus ou moins bien couronnées qui se retrouvent dans les organisations de protection de la nature. Celle-ci trouvera non seulement le chemin de l’élite capitaliste, mais accompagnera la colonisation (grands parcs africains et plus tard asiatiques) et survivra aux indépendances. Les pratiques (néo) coloniales ne cesseront pas pour autant. À tel point que certaines organisations de conservation se demandent aujourd’hui s’il n’est pas temps de prendre plus sérieusement en compte la justice sociale dans leur projet…
Aux États-Unis, la conservation de la nature va se répandre conjointement à l’appropriation brutale du territoire que fut la conquête de l’Ouest, en s’enrichissant d’une nouvelle notion, celle de wilderness, qui combine l’idée de vie sauvage avec l’absence de population humaine. Elle se nourrit de références d’abord bibliques, puis romantiques. La controverse du début du 20e siècle opposant les protectionnistes de la nature (ou préservationnistes) de John Muir aux conservationnistes de Gifford Pinchot se polarisera autour du lien homme-nature. Pour les premiers, il s’agit, au nom de la protection de la nature, d’ériger de véritables sanctuaires d’où l’homme serait absent. Pour les seconds, il s’agit au contraire d’aborder la conservation de manière utilitariste, en tentant d’en tirer profit. Cette deuxième conception l’emportera lors de la création des parcs étasuniens de Yosemite et de Yellowstone. Aujourd’hui, on parle d’une vision écocentrée d’une part et anthropocentrée d’autre part.
Dépasser l’idée de nature vue comme un spectacle
Mais dans les deux cas, on reste dans le cadre du spectacle de la nature et non pas dans une approche qui verrait la biodiversité être préservée dans une nature où la relation à l’espèce humaine se fait essentiellement par la médiation du travail et de la production.
Actuellement, pour les partisan·es de l’approche écocentrée, il s’agit de promouvoir le Projet moitié de la Terre («Project Half-Earth»). Il vise à sanctuariser une superficie équivalente à une demi-planète pour y préserver la vie sauvage. Cette proposition, peu réaliste et réactionnaire, qui suppose une diminution draconienne de la population humaine, contient en creux une critique de la politique anthropocentrée menée par les instances dominantes de la conservation de la nature. En imaginant un projet reposant sur une dualité absolue entre l’espèce humaine et la nature, Half-Earth juge clairement que la conservation actuelle, fondamentalement respectueuse du fonctionnement du capitalisme, n’est pas capable de conserver vraiment la biodiversité. Ce qui, dans la durée, est sans doute vrai.
Cependant, ce débat passe à côté du problème majeur de la protection de la biodiversité, car la politique officielle dite des «points chauds» (hotspots) ne s’intéresse prioritairement qu’à une forme de biodiversité, officiellement qualifiée de remarquable. Les critères de sélection de ces grandes zones: abriter au moins 1500 espèces de plantes vasculaires endémiques (plus de 0,5% du total mondial) et avoir perdu au moins 70% de son habitat originel. On peut à juste titre débattre de la pertinence de ces critères, arbitraires. Mais on doit constater aussi que ces efforts auront peu de portée tant que le problème ne sera pas posé de manière radicalement autre, en se préoccupant prioritairement du rapport entre le fonctionnement du mode de production dans lequel nous vivons et la biodiversité commune, par opposition à la biodiversité remarquable.
La destruction de la biodiversité n’est pas l’effet d’une préoccupation oubliée, ou d’un abus, mais bien celui du fonctionnement quotidien du capitalisme.
Tenter de sauver la biodiversité par la construction de zones isolées n’aura des effets positifs que temporaires. À terme, aucun endroit du globe n’échappera réellement à la pollution de l’air ou à la diffusion des microparticules, en particulier celles du plastique, glaces de la banquise du Pôle Nord comprise. Sans parler des polluants éternels (PFAS). Et les effets du changement climatique ne s’arrêteront pas aux portes des parcs nationaux. La séparation absolue «espèce humaine/nature» est quotidiennement battue en brèche par le fonctionnement du capitalisme et continuerait à l’être sous toutes les formes de socialisme.
Le mouvement contradictoire qui anime le couple «espèce humaine/nature» doit être au fondement de notre conception de la sauvegarde de la biodiversité. Oui, l’espèce humaine est singulière, puisque la seule à avoir développé des modes de production économiques et les sociétés qui les créent et les animent; oui, l’espèce humaine appartient pleinement au monde naturel et ne saurait effacer ses contraintes d’un trait de plume (ne nous félicitons pas trop de nos victoires sur la nature, disait déjà le vieil Engels).
Historiquement, les relations entre ces deux pôles ont évolué d’une manière qui est à la fois contradictoire et complémentaire. Contradictoitre: nos ancêtres ont aussi bouleversé des régions et des paysages, déséquilibré des écosystèmes. Et la domestication des bovins semble bien nous avoir apporté la rougeole. Complémentaire: bactéries et virus ont aussi contribué à notre propre évolution et nous serions bien incapables de digérer sans cet apport extérieur à notre microbiote intestinal…
Sous le capitalisme toutefois, cette relation a pris des allures de plus en plus destructrices pour ses deux termes. Même l’illusoire sortie «verte» hors de la dépendance aux énergies fossiles va puissamment stimuler une industrie extractiviste dont on connaît les méfaits sur les aires biotiques où elle creuse et arase.
Nous n’échapperons pas à la nécessité de réfléchir rigoureusement, sans romantisme ni illusions scientistes, à la manière de produire la matérialité de notre vie en société et à ses effets sur la biodiversité qui nous entoure et nous façonne. Cela, à partir d’une conception compréhensive de la nature, au double sens du terme: qui comprend cognitivement, mais aussi qui se montre bienveillant.
Daniel Süri