Le profit contre la biodiversité
La prochaine votation sur l’«Initiative biodiversité» voit les fronts se durcir. Le trumpisme helvétique pointe son mufle. Tous les adeptes de «nos profits valent mieux que le vivant» se ruent sur l’initiative, pourtant modeste.
Les campagnes lors de votation populaire ne sont pas exemptes de manipulations (les prévisions officielles concernant l’AVS!), mais celles qui se déploient autour de l’Initiative biodiversité sont assez gratinées, du côté des opposant·e·s. Définition tronquée de la biodiversité, chiffres inventés, rapport de «contre-expertise» tripatouillant les données, tout y passe, en particulier du côté de l’Union suisse des paysans (USP). Même la Neue Zürcher Zeitung, proche du PLR, qui jouait jadis à la vieille tante moralisatrice des milieux d’affaires, a fait dire à des scientifiques de la Confédération le contraire de ce qu’ils avaient affirmé.
Pourtant, l’initiative n’a franchement rien de révolutionnaire. S’agissant de la biodiversité, elle dit que «la Confédération et les cantons veillent […] à mettre à disposition les surfaces, les ressources et les instruments nécessaires à la sauvegarde et au renforcement de la biodiversité». Cette exigence, formulée de manière générale, a suffi à mettre le feu aux poudres. Le Conseil fédéral a estimé que la Suisse en faisait assez, ce qui est faux. Depuis sa réponse à la condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme pour inaction climatique, Berne a visiblement pris goût à la vérité alternative.
De son côté, l’USP – qui n’a plus grand-chose de paysan, mais qui représente des exploitant·es agricoles – a hurlé à la confiscation des terres. Et les «capitalistes verts» des énergies renouvelables ont suivi l’USP avec le reste du patronat et de la droite.
Quelques enjeux et une dynamique
Depuis les années 90, il y a incontestablement eu quelques progrès partiels. Ce sont eux que brandissent les opposant·es à l’initiative. Ici un cours d’eau renaturé partiellement. Là une espèce qui revient sur un territoire protégé. Mais la situation d’ensemble, traduite par les chiffres de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) et ceux du Forum Biodiversité, parlent un langage clair: la situation d’ensemble est mauvaise.
Sous l’angle des zones consacrées à la biodiversité et protégées par des lois fédérales, la Suisse est la bonne dernière des pays européens, avec 6,2% de son territoire seulement. C’est très peu, même si l’on ajoute les zones protégées cantonales, et, comme l’ajoutait perfidement l’Organisation de développement et de coopération économiques (OCDE) en 2017, «la qualité des zones protégées laisse par ailleurs à désirer, elles sont trop souvent trop peu étendues, mal connectées les unes aux autres et avec les réseaux européens et ne respectent pas pleinement les objectifs de sauvegarde».
L’OFEV développe des instruments de suivi de la biodiversité, pompeusement regroupés sous le nom de Monitoring de la biodiversité (MDB). Mais il n’y en a pas pour la diversité génétique à l’intérieur des espèces (intraspécifique), sauf pour les plantes cultivées. C’est pourtant essentiel pour conserver le potentiel évolutif des espèces. La population alpine du lynx pourrait ainsi disparaître, trop vulnérable à cause d’une diversité génétique trop faible. Une réponse partielle réside dans la mise en place de corridors biologiques, facilitant les échanges entre populations. Ces corridors à faune permettant de traverser le Plateau ont été scrutés par le MDB. Résultat: plus de la moitié ne sont plus fonctionnels, entravés par le réseau routier et d’autres infrastructures…
Touche pas à mon profit!
Mais pourquoi donc l’effort supplémentaire demandé par l’initiative se heurte-t-il à tant d’oppositions? Parce que s’occuper sérieusement de la biodiversité revient, dans le système capitaliste, à mettre des bâtons dans les roues de l’accumulation du capital. Ainsi, la Stratégie Biodiversité Suisse de l’OFEV ne prend plus comme point de départ les zones protégées, elle privilégie des prescriptions globales concernant tous les territoires, c’est-à-dire les 90% restants, qui devraient s’adapter. Cela revient à faire passer, potentiellement, le vivant avant les profits. Insupportable, pour tous les milieux dont l’existence menace la biodiversité. Comme le secteur routier et ses infrastructures; les exploitants agricoles (agriculture intensive); le secteur de l’immobilier et de la construction (mitage du territoire); le tourisme et les activités de loisirs (canons à neige et ski hors-piste); la grande distribution (800 variétés de pommes, combien en grandes surfaces?), etc.
Tant que la sauvegarde – ou plus exactement, la lutte contre le déclin–de la biodiversité – se limitait à un ou deux parcs au fin fond des Grisons, cela passait encore. En revanche, réorganiser l’ensemble de l’activité économique en fonction des nécessités de la biodiversité, voilà qui dépasse les bornes. Il faut donc sanctionner toute démarche pouvant évoquer, de loin ou de près, cette perspective, même si, comme dans le cas de l’initiative, elle n’est pas dans la volonté des initiant·es.
Daniel Süri