Rejoignons les agriculteur·ices en colère

Après les manifestations allemandes début janvier, la colère des agriculteurs et des agricultrices a gagné l’Europe. En Suisse, la colère gronde aussi, mais la révolte est prise en étau entre la revendication d’amélioration des conditions de travail exprimée par la base et les institutions de défense professionnelle agricole, pieds et poings liées à l’économie libérale.

Des agriculteurs en colère se sont réunis à Genève
Cortège et rassemblement paysan, Genève, 3 février 2024

En France​​​​​ comme en Allemagne, et dans une moindre mesure en Suisse, les syndicats majoritaires font des mesures environnementales les boucs émissaires de la détresse paysanne. Mais la Confédération paysanne en France, de même qu’Uniterre en Suisse – membres toutes deux de La Via Campesina – portent d’autres lectures de la situation, et en dévoilent avant tout les enjeux économiques et systémiques: le sacrifice de l’agriculture sur l’autel du libre-échange et la concurrence déloyale qui en découle met à genoux les paysan·nes du monde entier, sans exception, pour profiter au complexe agro-industriel. Nous ne parlons pas ici des agribusinessmen que fabrique sciemment l’État et l’agro-industrie par l’agrandissement et la concentration des exploitations agricoles, 

Vient ensuite la revendication de prix d’achat décents pour les producteur·ices. On assiste en effet à des courbes qui ne cessent de diverger, avec des coûts de production qui ne font que grimper – ayant pour cause non seulement l’inflation mais aussi des normes auxquelles il est de plus en plus onéreux de se soumettre – et des prix d’achat imposés par les grossistes qui ne font que chuter. 

Cette situation est encore plus injuste en Suisse, où une troisième courbe est dotée d’une tendance à la hausse constante, celles des prix des aliments pour les consommateur·ices dans les supermarchés: les fameuses marges ubuesques de Coop et Migros, qui possèdent 80% du commerce de détail en Suisse. 

Un autre sujet de grogne de chaque côté de la frontière concerne le poids administratif et la bureaucratie, liés à l’attribution des aides de la PAC dans l’Union européenne et à leur pendant helvétique, les paiements directs. Cependant le véritable problème de ces subsides est que depuis leur mise en place ils sont décernés à l’hectare ou au cheptel, système qui encourage fortement l’agrandissement des fermes et la concentration des terres, soit le développement d’une agriculture fortement mécanisée, gourmande en intrants chimiques et en technologie « de pointe », qui profite au complexe agro-industriel.

La faîtière agricole suisse prise dans ses propres tenailles

La grogne a finalement atteint les campagnes suisses aux derniers jours de janvier, soufflée par un jeune agriculteur de la Broye vaudoise ayant ouvert un groupe sur Facebook intitulé «Révolte agricole suisse». Les panneaux des villages ont été retournés et d’âpres débats virtuels ont eu lieu entre les paysan·nes sur les moyens d’action à privilégier pour faire entendre leurs revendications. Face à cette révolte timide, l’Union Suisse des Paysans (USP), qui tourne tout de même avec un budget annuel de plus de 15 millions de francs suisses, s’est contentée de lancer de vagues revendications relayées par une pétition Campax. Comme si ce n’était pas elle qui tirait les ficelles de toutes les institutions du monde agricole suisse. Un camouflet en réponse à la légitime colère de producteur·ices qui produisent souvent à perte. C’est du moins l’accusation que lui porte l’organisation paysanne indépendante Uniterre, qui défend les droits paysans et la souveraineté alimentaire, mais surtout, et depuis les années 1950, des prix équitables pour les agriculteur·ices. Uniterre a en effet dénoncé dans un communiqué de presse titré L’USP défend le libre-échange et non les paysan·nes, les intérêts contradictoires de la fédération: «L’année dernière, l’USP s’est alliée avec Économiesuisse, l’Union patronale et l’Union Suisse des Arts et métiers (USAM) au sein de Perspective Suisse. Les objectifs de ce nouveau groupe d’intérêt sont clairs : favoriser le libre-échange et la libre concurrence.» 

Que défend vraiment le lobby agricole ?

Ce que nous avons constaté en passant du temps sur les groupes de discussion informels et virtuels de paysan·nes en colère en Suisse, c’est que dans les campagnes, la propagande de la droite libérale fonctionne de mieux en mieux, sans parler de l’extrême droite, autre vaste sujet. Malgré les torts causés par la Berne fédérale et leur légitime colère contre les gratte-papiers de l’OFAG, la confiance des agriculteur·ices en la démocratie semi-directe de notre pays et en leurs représentant·es au parlement reste peu entamée, et les dernières élections fédérales constituent pour beaucoup un véritable espoir. 

Las, les résultats de certains votes du Conseil national depuis les élections semblent sans appel, comme l’a communiqué Uniterre suite au rejet d’une initiative pour la création d’un organe de médiation indépendant (Ombudsman) qui aurait garanti un meilleur équilibre dans la négociation des prix et une protection face aux pratiques commerciales déloyales de la grande distribution. Cet organe n’a pas été soutenu par le soi-­disant lobby agricole, alors que la concurrence déloyale et l’absence de transparence à la détermination des prix sont des revendications clés d’agriculteur·ices de différents bords.

L’épouvantail écolo

Ce que fait surtout l’USP, grâce à son statut, à sa puissance et sans doute au soutien de ses comparses de Perspective Suisse, c’est servir les intérêts libéraux et capitalistes, en évacuant la question de la transition écologique. Les grandes lignes stratégiques du lobby «paysan-­libéral» pour arriver à ses fins, à savoir conserver ses privilèges, est de cliver la société en mettant constamment dos à dos paysans et écolos. 

L’un des messages récurrents de ces dernières semaines parmi les agriculteur·ices qui tentent de s’organiser sans se laisser diviser montre à quel point cette stratégie a bien fonctionné. Alimentée aussi par une majorité d’écologistes encore très méprisant·es à l’égard des paysan·nes, qui continue à imposer à la chaîne des initiatives peu réfléchies, dont certaines furent qualifiées de «phyto-extrêmes» jusque dans les rangs plutôt verts d’Uniterre : « Il ne faut surtout pas faire chier les consommateur·ices, car dans six mois on vote sur la biodiversité et on peut pas se permettre de perdre ça.» Voilà le message le plus souvent rapporté dans les groupes de la révolte paysanne quand l’action directe est abordée. 

Car oui, les paysan·nes ont peur des mesures écologiques qui leur tombent dessus sans consultation, et sans compensation digne de ce nom. De toute évidence, l’agro-industrie instrumentalise et alimente cette peur pour continuer l’utilisation de ses produits nocifs pour l’environnement.

Le lobby paysan-libéral instrumentalise à merveille la peur, et sans doute bien plus consciemment que le camp rose-vert, quoiqu’avec un résultat similaire, à savoir une polarisation brutale des citoyen·nes autour de la question de la transition écologique, pourtant nécessaire. En France, la FNSEA (syndicat agricole majoritaire) collabore depuis des années avec l’État pour promouvoir des solutions techno-industrielles et l’agrandissement des fermes. Pour apaiser la colère en janvier, Macron a quant a lui dealé avec la FNSEA la diminution des lois de protection environnementale, décision arrangeante pour le programme du président néolibéral. Les blocages ont continué, témoignant d’une fracture dans les revendications de la base.

Une mobilisation fertile

La France connut de nombreuses luttes paysannes historiques, dont celle du Larzac. La Suisse en a aussi été marquée. C’était le cas à Saxon, il y a septante ans, quand 5000 personnes occupaient les rues, bloquaient des convois et vidaient des wagons de fruits étrangers avant de les incendier, faisant de ce village l’emblème d’un mal-être agricole. Uniterre a d’ailleurs été fondée à cette époque. Plus tard, la « guerre du fluor » – liée à l’industrie de l’aluminium qui déversait cet élément chimique sur les abricots valaisans – allait conduire au dynamitage de pylônes en 1980 et au déversement de pêches sur l’axe du Grand-Saint-Bernard en 1976. En héritage, la gare de Saxon a pris le doux nom de Place de la Révolte en juin 2019. 

Récemment, le mouvement Grondements des Terres, en continuité de la Zad de la Colline, a pris à cœur les luttes paysannes en soutenant la mobilisation d’Uniterre contre Coop et Migros et leurs marges (et en dénonçant l’accaparement des terres par les entreprises privées ou par les golfs). Le président d’Uniterre, Maurus Gerber, a engagé un procès contre Elsa (Estavayer Lait, une filière de Migros) qui s’appropriait la prime fromagère censée être versée aux producteur·ices. Ces mobilisations sont fetiles et doivent porter un message alternatif à ceux de la faîtière agricole et leurs élu·es. Il est aujourd’hui urgent de se mobiliser avec les paysan·nes autour de l’essentielle question économique : protectionnisme contre libre-échange ; prix justes contre concurrence ; rémunération digne contre exploitation. 

Le 3 février, une trentaine de tracteurs et deux cent personnes se mobilisaient à Genève, faisant suite à l’appel d’Uniterre. Le même jour à Bâle, cinquante tracteurs se mobilisaient. Plutôt que de focaliser sur les divergences autour de l’écologie, qui doit avant tout être reconquise par la base et dans la lutte, il est désormais temps de s’investir en soutien à ce mouvement et de prêter nos mégaphones aux paysan·nes. Et comme le disait le mouvement français des Soulèvements de la Terre dernièrement : 

« L’écologie sera paysanne et populaire ou ne sera pas. La paysannerie disparaîtra en même temps que la sécurité alimentaire des populations et nos dernières marges d’autonomie face aux complexes industriels si ne se lève pas un vaste mouvement social de reprise des terres face à leur accaparement et leur destruction. Nous croyons aussi à la fécondité et à la puissance des alliances impromptues. Que le basculement peut venir de la rencontre entre les agriculteur·ices mobilisé·es et les autres franges du mouvement social et écologique qui se sont élevées ces dernières années contre les politiques économiques prédatrices d[es] gouvernement[s]. Le ‹corporatisme› a toujours fait le lit de l’impuissance paysanne. Comme la séparation d’avec les moyens de subsistance agricoles a souvent scellé la défaite des travailleur·euses.»

Eline Müller (Uniterre) 
Mathilde Marendaz
(Ensemble à Gauche Vaud)

Les paysan·nes ne sont pas tou·tes logé·es à la même enseigne

En Suisse, l’évolution des exploitations agricoles entre 2000 et 2022 montre des tendances significatives : une concentration des domaines et un recul du nombre total d’exploitations de 31%. 

Le recul marqué du nombre de très petites exploitations de 3 à 5 hectares (–55 %) et une augmentation très nette du nombre de grosses exploitations (>100 ha, +170 %) illustre cette polarisation.

La surface moyenne exploitée était de 21,6 ha en 2022, en augmentation de 0,3 rapport à l’année précédente. Le plus grand nombre d’exploitations se trouvent dans la tranche de 10 à 20 ha (13 181 unités).

L’agriculture suisse est donc assez hétérogène, le·la petit·e paysan·ne n’est ainsi pas représentatif·ve de l’ensemble de la branche, contrairement à l’image idyllique largement répandue dans les médias ou la publicité. 

La concentration des exploitations se fait sans surprise par le haut. Cette évolution conduit à une agriculture industrielle, avec toutes ses conséquences chimiques, mécaniques et financières, et vers la production d’un nombre limité de produits. 

Les deux tiers de ces surfaces recouvrent des prairies permanentes (sans les alpages) ou temporaires, qui servent principalement à fournir du fourrage aux animaux de rente, matière première du complexe carno-lacté. Viennent ensuite les cultures de céréales, de maïs, de betteraves et les vignes, puis seulement les légumes en plein champ.

Ce modèle dominant va fortement déterminer tous les autres. L’agriculture bio demeure très minoritaire (une exploitation sur six), d’où les difficultés à faire accepter des initiatives anti-pesticides et pour la protection de la biodiversité dans le monde paysan.

José Sanchez
Sources: OFS