De la victoire électorale à la victoire sociale au Venezuela

De la victoire électorale à la victoire sociale au Venezuela

Quelques jours après la promulgation des résultats du référendum révocatoire, Manuel Castells, l’un des fondateurs de la nouvelle sociologie urbaine, aujourd’hui professeur à Berkeley et spécialiste de la sociologie de l’information, propose une lecture critique des problèmes stratégiques auxquels est confrontée la révolution bolivarienne. Son point de vue diffère sensiblement de celui de Tariq Ali, c’est pourquoi nous avons jugé utile de le traduire et de le publier afin de stimuler la réflexion et le débat dans une optique solidaire. Cet article est paru dans La Vanguardia (Barcelone) du 21 août. (réd)

La victoire de Chávez contre le référendum révocatoire exigé par l’opposition constitue une nouvelle et claire victoire électorale du leader national-populiste vénézuélien en six ans, après son élection, sa réélection, son succès aux élections parlementaires et l’approbation de la nouvelle constitution bolivarienne.

Victoire incontestable

Cette fois-ci, les observateurs «extérieurs», emmenés par l’ex-président des Etats-Unis Jimmy Carter et par le secrétaire de l’Organisation des Etats Américains (OEA), César Gaviria, ont sanctionné la légitimité de son triomphe dans les urnes, même s’ils ont accepté de recompter les voix de 150 bureaux de vote pour calmer l’opposition. Les observateurs excluent un changement de résultat. En dépit de cela, les leaders de l’opposition dénoncent une fraude supposée et considèrent comme intolérable l’idée de se résigner au pouvoir de Chávez au moins deux ans de plus, jusqu’aux nouvelles élections présidentielles. Et ceci, s’ils ne perdent pas à nouveau ces élections.

De son côté, l’Administration Bush ne cache pas son insatisfaction, bien qu’elle accepte ce résultat. Ce n’est pas en vain que Bush et Aznar avaient considéré avec sympathie la tentative de putsch contre Chávez en 2002. Pourquoi une telle hostilité? Une partie de l’explication tombe sous le sens. On craint le contrôle du pétrole vénézuélien (15% des importations des Etats-Unis) par un régime nationaliste qui ne cache pas quelques accointances avec le Cuba de Castro. Au plan intérieur, la classe politique traditionnelle, probablement la plus corrompue d’Amérique latine, n’accepte pas d’avoir perdu le pouvoir dans un pays où elle tirait profit de tout, sans limite, quel que soit le gouvernement en place.

Le mécontentement contre Chávez est plus important que celui suscité par les alliés habituels de la CIA et de l’oligarchie. Il touche de larges secteurs des classes moyennes, des travailleurs qualifiés et des intellectuels, parmi lesquels la majorité de mes amis vénézuéliens, qui sont quasiment tous de la gauche. Les universitaires en général sont contre Chávez. Il se trouve cependant que la majorité des Vénézuéliens sont pauvres et pourraient souscrire à la phrase de Lénine «La liberté, pour qui?», comme le confirme le récent rapport de l’ONU sur l’Amérique latine qui signale que, autant en Amérique latine qu’au Venezuela, la majorité des citoyen-ne-s considère comme plus important de résoudre les problèmes quotidiens que de maintenir les libertés politiques, si celles-ci sont vidées de leur contenu par des élites politiques traditionnelles liées au pouvoir financier, médiatique et multinational.

Attention! Cela n’est pas ma thèse personnelle. L’histoire nous enseigne que la démocratie sert plus les gens que les puissants et que les dictatures, y compris celles du prolétariat, génèrent des castes bureaucratiques qui s’approprient la richesse et le pouvoir du pays, excluant la majorité et gouvernant au moyen de la terreur. Mais le prestige de Chávez pour les pauvres de son pays est un fait. D’une part, il a développé des programmes sociaux de santé, d’éducation, d’équipements de base, aidé en cela par des enseignants et des médecins cubains (quel est le problème qu’ils soient cubains et non états-uniens?).

Mais dans le cas du Venezuela, en même temps que se développe une politique sociale inspirée par un discours populiste et nationaliste, l’essentiel de la démocratie est respecté. (…) Et les plus importants moyens de communication du pays sont entre les mains d’entreprises médiatiques qui mènent l’offensive contre Chávez, sans pour autant qu’ils aient été mis sous pression ou réduits au silence, comme c’est la règle dans toute dictature.

Lutte des classes

L’économie va mal. D’abord, à cause de la chute de 10% du PIB liée à la grève politique de l’industrie pétrolière, qui a motivé sa réorganisation de la part du gouvernement. Ensuite, parce que l’instabilité sociale et politique freine les investissements et désorganise l’administration. A cela, il faut ajouter des problèmes sérieux liés à une gestion incompétente, à une idéologisation excessive de l’action gouvernementale et au contrôle inefficace de comités d’activistes, où se mêlent la pauvreté, le fanatisme et la violence. Mais rien de tout cela n’explique, d’une part l’appui populaire à Chávez contre vent et marée, et d’autre part l’opposition irréductible de la classe moyenne, y compris d’une bonne partie des milieux intellectuels et des salarié-e-s qualifiés progressistes.

C’est là que se manifeste une vieille réalité, que certains considèrent comme dépassée: la lutte des classes. Au Venezuela, statistiquement parlant, dis-moi de quelle classe tu viens et je te dirai à quel camp tu appartiens. Il se trouve que, des entrailles de la pauvreté, ne surgissent pas des leaders révolutionnaires avec une idéologie pure, des programmes stratégiques et des analyses néomarxistes appréciées à Paris. Il en sort la rage de ceux et de celles qui perdent toujours et n’ont même plus de chaînes à perdre, parce qu’ils sont passés de l’exploitation économique à la marginalité structurelle. Et leur leader est un militaire semi-instruit, qui parle beaucoup de ce qu’il rejette, qui croit surtout dans la patrie et dans le peuple, qui chante à la radio, qui dit des blagues et qui a une vision simple (mais non nécessairement erronée) des déséquilibres du pouvoir dans le monde. Il a aussi fait preuve d’une astuce politique et d’un charisme personnel qui lui ont permis de survivre dans des conditions adverses.

Gagner les couches moyennes

Tout cela dégoûte mes amis et, en partie, je le comprends. Cela n’en fait pas des petit-bourgeois condamnés par l’histoire. Si Chávez et sa révolution idiosyncratique ne se montrent pas capables de négocier et de se rapprocher de ces intellectuels de gauche de bonne foi et, au-delà, des secteurs moyens, alarmés par la perte de leur modeste bien-être, son régime finira par dégénérer en dictature ou sera renversé par un coup d’Etat militaire appuyé de l’extérieur.

La majorité soutient Chávez, mais la quasi-totalité des pouvoirs partisans sont contre lui (à l’exception de l’armée) et les couches moyennes sont radicalisées sur les positions extrêmes des politiciens traditionnels, les seuls qui n’ont rien à perdre en ce moment. En réalité, les milieux patronaux paraissent plus disposés à négocier que l’opposition politique ou l’Eglise, comme le montrent les déclarations de López Mendoza, le président de l’association des industriels. On pourrait commencer par là. Parce que, avant que la dynamique de l’affrontement ne détruise le Venezuela, il faut rechercher des ponts qui permettent l’institutionnalisation démocratique de la lutte des classes, sans pour autant renoncer à remédier à l’énorme héritage d’injustice sociale qui accable le pays potentiellement le plus riche d’Amérique latine.

Manuel CASTELLS