Le «tourisme social», mythe opportunément entretenu
Le «tourisme social», mythe opportunément entretenu
Un spectre hante les cantons, le spectre du «tourisme social»: des personnes choisiraient leur lieu de domicile en fonction des prestations sociales les plus avantageuses. Ainsi, Le Temps sinquiète de l«attractivité» du canton de Genève pour les pauvres, à cause de «la générosité des prestations sociales versées» (24.2.2003), LExpress affirme que Neuchâtel est tellement généreux en matière de santé et de social quun «véritable tourisme social» sest développé (10.2.2004). Et en 1935 déjà, le directeur du Bureau central dassistance nécrivait-il pas qu«en matière dassistance, on a comparé Lausanne à une pompe aspirante»?
Pour quun «tourisme social» puisse exister, trois conditions sont requises. Dabord, les différences de prestations entre régions doivent être importantes. Ensuite, linformation sur ces différences doit être accessible au plus grand nombre. Enfin, il faut que des personnes décident de déménager pour profiter de ces différences de prestations.
Une étude portant sur ces trois aspects vient dêtre publiée1. Elle a été mandatée par la Conférence romande des affaires sanitaires et sociales et cofinancée par laction Do-Re.
Les inégalités entre régions
Les dispositifs daide financière individuelle sous conditions de ressources ont été inventoriés et étudiés dans les cantons latins, 13 dispositifs en tout, notamment les prestations de laide sociale, les diverses allocations et avances pour enfants, pour la formation, le logement et lassurance maladie, les prestations cantonales pour chômeurs et rentiers. Leur comparaison ne permet pas didentifier de lieux qui soient systématiquement plus avantageux. Des différences existent, elles peuvent avoir une certaine importance, mais elles varient en fonction de lévolution de la situation personnelle et nont aucune stabilité. Un canton avantageux à un moment donné peut très bien ne plus lêtre quelques mois plus tard, simplement parce que les enfants ont grandi ou parce que la prestation est accordée pour une durée limitée. Les prestations qui découlent de lois fédérales (par exemple: prestations complémentaires aux rentes AVS-AI, laide aux victimes dinfractions LAVI) sont relativement uniformes et plus clairement documentées. Laide sociale a un effet égalisateur entre les régions, ce qui signifie que lorsquelle entre en ligne de compte elle gomme la majeure partie des disparités constatées. Plusieurs dispositifs comprennent une durée de séjour minimum dans le canton le législateur a pris des mesures pour prévenir un «tourisme social»!
Linformation
La comparaison objective, documentée et précise des dispositifs daide a pris 13 mois à une équipe de 7 chercheuses et chercheurs disposant du soutien des spécialistes des cantons et des communes concernées une telle démarche est impossible pour une personne individuelle. Les informations ne sont pas toujours accessibles, elles ne sont nulle part centralisées, la multiplicité et la diversité des régimes rendent toute comparaison extrêmement complexe. Ainsi, le revenu déterminant est calculé de multiples manières: ici on tient compte du loyer effectif, ailleurs dun loyer moyen, par exemple. De plus, certaines prestations sont allouées sous conditions de ressource dans un canton (par exemple, lallocation vaudoise de maternité), alors quelles sont ouvertes à lensemble de la population concernée dans un autre (par exemple, lassurance genevoise de maternité). Enfin, les fréquents changements législatifs ont pour conséquence que toute comparaison est éphémère: un avantage aujourdhui dans une région peut très bien ne plus exister demain.
Les raisons de déménagement
Une quarantaine de nouveaux bénéficiaires de laide sociale ayant récemment déménagé ont été interviewés. Ces interviews démontrent que les bénéficiaire déménagent pour des motifs qui nont rien à voir avec une évaluation des prestations sociales: la famille et lemploi, dans cet ordre, sont les motifs principaux de déménagement, comme pour tout un chacun en Suisse.
Leur connaissance des dispositifs sociaux est sommaire et ils évaluent plutôt positivement les aides reçues: ils navaient donc aucun motif de déménager pour optimiser des prestations. En comparant les aides reçues dans leur ancienne et leur nouvelle commune de domicile, les bénéficiaires signalent le plus souvent des changements dordre relationnel. Des différences de niveau de prestations sont très rarement signalées, et elles sont considérées comme insignifiantes.
Conclusion
Ces différents constats infirment lhypothèse de déménagements basés sur des stratégies visant les prestations sociales optimales. Le «tourisme social», abondamment utilisé dans des campagnes politiques pour limiter les prestations sociales, na donc pas de réalité. Les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux peuvent donc se consacrer sans souci dun quelconque «tourisme social» à leur tâche première: redonner du pouvoir, de la dignité et du respect deux-mêmes aux personnes qui viennent les consulter.
Le mythe dun «tourisme social» repose quant à lui sur une représentation paradoxale des bénéficiaires de laide sociale: bien que jugés asociaux et apathiques, ils sont accusés dêtre des utilisateurs rationnels (voire cyniques) de lensemble des services offerts. Bref, pour les tenants de ce mythe, les bénéficiaires de laide sociale, quils soient passifs ou actifs, sont toujours critiquables et fautifs.
Létude met également en évidence, une fois de plus, une grave déficience de la protection sociale en Suisse: très compliqué et opaque, le système nest pas démocratique. Pour toucher des prestations, les demandeurs doivent traverser les villes à de nombreuses reprises. Aucune instance centrale ne peut renseigner sur les droits aux prestations, ce qui en rend laccès aléatoire et injuste. La simplification est urgente. Le canton du Tessin a commencé dharmoniser ses prestations; le canton de Genève étudie lintroduction dun revenu déterminant unique. Lopacité du système a un effet connexe: elle alimente le soupçon car, en labsence de certitudes concernant les conditions du droit et légalité des prestations reçues, les citoyen-ne-s sont amené-e-s à développer un soupçon contre les personnes qui bénéficient de ces aides.
Le montant des aides mérite également le plus grand intérêt. La réduction de laide sociale est en cours, et une nouvelle logique de bonus-malus en fonction du comportement du bénéficiaire est introduite. Est-ce que la Suisse suit lexemple de lAllemagne qui oblige les chômeuses et les chômeurs à accepter «tout emploi légal», sous peine de lourdes pénalités voire de suppression des prestations?
Véréna KELLER
- Jean-Pierre Tabin, Véréna Keller, Kathrin Hofmann, Sophie Rodari., Anne-Lise Du Pasquier, René Knüsel, Véronique Tattini (2004). Le «tourisme social»: mythe et réalité. Lexemple de la Suisse latine. Lausanne, Cahiers de léésp N° 37. Le livre peut être commandé à lEcole détudes sociales et pédagogiques, tél. 021 651 62 00, au prix de 30 fr.