Conflit meurtrier au Darfour: les enjeux intérieurs
Conflit meurtrier au Darfour: les enjeux intérieurs
Alors que prenait fin la longue guerre qui opposait, depuis 1982, la rébellion sudiste du Sudan Peoples Liberation Army/Movement (SPLA/M) de John Garang et le pouvoir central de Khartoum, dirigé depuis 1989 par Umar Al Bashir, commençait une autre guerre dans le Darfour, à louest du pays, depuis février 2003. Cette guerre semble préoccuper particulièrement la «communauté internationale»: des négociations à Ndjaména (Tchad) facilitées par Paris à la Résolution 1556 du Conseil de Sécurité de lONU, de la mission dobservation de lUnion Africaine aux convois humanitaires daide aux déplacé-e-s et réfugié-e-s, de la déclaration du G8 réuni à Sea Island aux prises de position fermes du gouvernement des Etats-Unis contre la politique criminelle du gouvernement soudanais. Dans ce premier article, il sera question essentiellement des acteurs locaux. Dans un prochain numéro, nous reviendrons plus en détail sur les intérêts internationaux en jeu et sur la façon dont ils soufflent sur les braises pour tenter de tirer parti de la crise.
Une fois de plus, pour les médias dominants, il sagit dune guerre ethnique: dun côté, les Zaghawa et les Massalit, organisés au sein de la Sudan Liberation Army (SLA), appuyés par le Justice and Equality Movement (JEM), de lautre les miliciens Janjawid, soutenus par larmée gouvernementale. Une aubaine pour la presse à sensation, car le conflit opposerait des Noirs dans le rôle de victimes et des Arabes, donc de musulmans, dans celui de bourreaux.
On rappellera que le Soudan a été un bastion du pan-islamisme politique pendant près dune décennie, sous la direction dOmar El Béchir (chef de lEtat) et de Hassan El Tourabi (président du Parlement jusquen 1999). Après sa rupture avec les Etats-Unis, suite à la première Guerre du Golfe, Ousama Ben Laden y avait même reçu lhospitalité. De quoi alimenter la vague internationale montante dislamophobie et darabophobie.
Arabo-musulmans contre négro-animistes chrétiens?
Certes, il existe au Soudan un clivage entre, grosso modo, un Nord arabo-musulman et un Sud négro-animiste et chrétien, héritage de plus dun millénaire de pénétration de lislam et de domination des Arabes allochtones sur les Noirs autochtones. Une opposition consolidée par lingénierie administrative britannique, qui sest substituée à la domination égypto-ottomane, et qui a soumis le Soudan à une forme particulière dindirect rule, relativement comparable à celui en vigueur en Afrique du Sud, notamment en combattant le brassage des populations arabes et noires. Ainsi, lindépendance que lAngleterre a été contrainte daccorder au Soudan en 1956, a été perçue par les élites noires comme la perpétuation de la domination de la majorité noire par lélite de la minorité arabe.
Ceci a conduit au déclenchement de la rébellion sudiste et séparatiste Anya-Nya, en 1955, qui a duré jusquà lobtention de lautonomie du Sud, en 1972. Une rébellion reprise, en 1982, par la SPLA/M (Sudan Peoples Liberation Army/Movement, unioniste), au moment où le régime soudanais, dirigé par Gafar El Nimeiri, délégitimé aux yeux du peuple de toutes les régions, décidait dinstaurer la loi islamique sur lensemble du pays. Ce qui était bien sûr une violation de lautonomie du Sud, considéré comme animiste et chrétien.
Un imbroglio plus complexe
En fait, la réalité est plus compliquée. Car, bien que majoritairement noire (52%), la population soudanaise est musulmane à 70%, contre 25% danimistes et 5% de chrétien-nes. Et, dans le Darfour, les Janjawid et leurs adversaires-victimes sont en général de même confession, voire apparentés, comme le dit un bon connaisseur du Soudan. «Les milices tribales Janjawid sont des mercenaires qui ne se revendiquent pas du tout arabes les miliciens sont tout simplement des gens prolétarisés. Ils se retrouvent sans travail, le gouvernement leur dit: «vous pouvez faire ce que vous voulez, voler, piller »1.
Dailleurs, le JEM aurait des liens avec le parti de lidéologue islamiste Hassan El Tourabi, en résidence surveillée depuis mars 20042. Celui-ci sétait inscrit dans la dynamique disolement de la fraction de Béchir au pouvoir, initiée par lalliance entre la SPLA/M, la Democratic National Alliance (DNA)3. En même temps, des fractions dissidentes de la SPLA/M sétaient alliées au régime de Khartoum. Il ne sagit donc pas dun conflit fondé sur des clivages ethno-confessionnels entre arabo-musulmans et négro-animistes, autrement dit entre sauvages, que les Etats occidentaux, missionnaires de la paix et de la démocratie, auraient pour mission de stopper par tous les moyens.
Marginalisation des cultures paysannes et sécheresse
Que le Darfour ait été confronté à cette explosion de violence, alors que sachevait la longue guerre entre la SPLA/M et le pouvoir central et que se préparait un accord pour une paix définitive, nest pas une simple coïncidence. Car cet accord était perçu par les élites du Darfour comme représentatif de lindifférence traditionnelle du pouvoir central aux problèmes socio-économiques et écologiques des populations de leur région. Celles-ci avaient été en effet parmi les principales victimes de lorientation productiviste agro-pastorale du gouvernement, imposée par les institutions de Bretton Woods, dans le cadre dun Ajustement Structurel précoce, initié dès 1978.
Lappropriation des terres communautaires paysannes par lEtat en fait par la hiérarchie militaire et par des privés soudanais et étrangers a appauvri la petite paysannerie (agraire et pastorale). Elle a aussi suscité des rivalités aiguës pour laccès aux terres encore productives, vu la dégradation des sols consécutive au développement dune agriculture de plus en plus intensive. De surcroît, la petite paysannerie, déjà démunie, a encore souffert de la sécheresse des années 80
Des gisements de pétrole
Dans ces conditions, la récente découverte de pétrole dans la région a été vécue comme une aubaine: une source possible de développement économique et social pour les autochtones. Pourtant, la dynamique de paix qui résidait dans le partage du contrôle des richesses entre le régime de Khartoum et la SPLA/M, était silencieuse sur le pétrole du Darfour, ce qui pouvait être interprété comme une volonté dappropriation exclusive par la fraction Béchir. Doù le déclenchement de la rébellion par les élites du Darfour, se posant en représentantes du peuple défavorisé et oublié. Cela explique, quau départ, les chefs de la rébellion revendiquaient que 13% au moins des recettes pétrolières soient vouées au développement économico-social du Darfour, dans le cadre dune véritable décentralisation, à la place de la pseudo-décentralisation instituée en lan 2000.
De son côté, le pouvoir central avait opté pour un déplacement de populations afin déviter une situation comme au Nigeria, cest-à-dire des conflits permanents entre les habitant-e-s socialement délaissé-e-s du Delta pétrolifère et les firmes pétrolières, militairement protégées par le gouvernement central nigérian. Ainsi, contrairement à ce quaffirme le gouvernement de Khartoum, les Janjawid à sa solde ne se comportent pas comme des pillards traditionnels, «car les Janjawid mettent le feu aux champs et tuent le cheptel, ce qui signifie quils ne sont absolument pas là pour les vivres». (cf. note 1). On assiste donc au recyclage néolibéral de certaines pratiques traditionnelles, mises en oeuvre de façon meurtrière dans dautres régions du Soudan. Ce qui peut, par ailleurs, rappeler une autre conquête de lOuest, en un autre lieu, un autre temps et une autre phase de la mondialisation du Capital
Cynisme ou impuissance?
Lentrée du Soudan dans le cercle des pays pétroliers sest accompagnée de cris dalerte des ONG actives au Soudan, quant aux pratiques des oligarques soudanais dans les régions favorables à lagro-pastoral productiviste et pétrolifères. Les risques dinstrumentalisation belliciste des frustrations par des intérêts étrangers ont été souligné. Autrement dit, les prétendus mécanismes de prévention des conflits, dont doivent soccuper des bureaucrates de lONU, auraient pu être utilisés pour éviter cet autre martyre du peuple soudanais. Pourtant, ni lONU, ni les Etats-Unis, ni lUnion Européenne (interpellée à Bruxelles, en mai 2001, par les ONG regroupées dans la «Coalition Européenne sur le Pétrole au Soudan»), ni la France, ni lUnion Africaine ny ont accordé lattention nécessaire. Cynisme ou impuissance? Poser la question cest y répondre.
Jean NANGA
- Marc Lavergne, «Le conflit au Darfour nest pas un conflit racial», entretien avec Afrik, du 16 juillet 2004, http:/afrik.com/article7464.html.
- Pour la deuxième fois, depuis sa disgrâce en 2000, pour avoir, entre autres raisons, plaidé et conclu la paix, en tant que chef de parti, avec la SPLA/M, encore en guerre avec le gouvernement de Béchir.
- Opposition non armée comprenant des partis politiques, dont le Parti Communiste Soudanais qui existe depuis 1946 , des partis musulmans, des partis nationalistes du Sud, des syndicats, etc.
- Au Soudan, il existe une bourgeoisie locale depuis le début du XXe siècle, héritière de léconomie marchande, agraire et pastorale, davant la colonisation britannique.