Liberté illimitée: auto-émancipation
Liberté illimitée: auto-émancipation
Dès 1917, Rosa Luxembourg apporte un soutien enthousiaste à la Révolution russe. Elle soppose cependant à toute restriction à laction démocratique des masses. Elle montre surtout les dangers que de telles mesures font courir au socialisme, lui-même inconcevable sans la conscience, lorganisation et lactivité croissante des opprimé-e-s*.
Cest un fait absolument incontestable que, sans une liberté illimitée de la presse, sans une liberté absolue de réunion et dassociation, la domination des larges masses populaires est inconcevable.
Lénine dit: lEtat bourgeois est un instrument doppression de la classe ouvrière, lEtat socialiste un instrument doppression de la bourgeoisie. Cest en quelque sorte lEtat capitaliste renversé sur la tête. Cette conception simpliste oublie lessentiel: cest que si la domination de classe de la bourgeoisie navait pas besoin dune éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est lélément vital, lair sans lequel elle ne peut vivre.
«La liberté, cest toujours la liberté de celui qui pense autrement»
«Grâce à la lutte ouverte et directe pour le pouvoir, les masses laborieuses accumulent en peu de temps une expérience politique considérable, et montent rapidement, dans leur évolution, dun degré à lautre.» Ici, Trotsky se réfute lui-même, et réfute en même temps ses propres amis. Cest justement parce que cela est vrai quils ont, en supprimant toute vie publique, obstrué eux-mêmes la source de lexpérience politique et des progrès du développement. Ou faut-il admettre que lexpérience et le développement étaient nécessaires jusquà la prise du pouvoir par les bolcheviks, mais quà ce moment-là ils avaient atteint leur apogée et devenaient désormais superflus?
En réalité, cest tout le contraire. Précisément les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient léducation politique des masses la plus intense et une accumulation dexpérience qui nest pas possible sans liberté politique.
La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres dun parti, aussi nombreux soient-ils, ce nest pas la liberté. La liberté, cest toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la «justice», mais parce que tout ce quil y a dinstructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la «liberté» devient un privilège. (…)
«Les brouillards de lavenir»
La condition que suppose tacitement la théorie de la dictature selon Lénine et Trotsky, cest que la transformation socialiste est une chose pour laquelle le parti de la révolution a en poche une recette toute prête, quil ne sagit plus que dappliquer avec énergie. Par malheur – ou, si lon veut, par bonheur -, il nen est pas ainsi. Bien loin dêtre une somme de prescriptions toutes faites, quon naurait plus quà appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose, qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de lavenir.
Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut sengager, indications dailleurs dun caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer, tout dabord, pour rendre la voie libre à léconomie socialiste. Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue dintroduire les principes socialistes dans léconomie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement. (…)
Mais sil en est ainsi, il est clair que le socialisme, daprès son essence même, ne peut être octroyé, introduit par décret. Il suppose toute une série de mesures violentes, contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter, ce qui est positif, la construction, on ne le peut pas. Terres vierges. Problèmes par milliers. Seule lexpérience est capable dapporter les correctifs nécessaires et douvrir des voies nouvelles. Seule une vie bouillonnante, absolument libre, sengage dans mille formes et improvisations nouvelles, reçoit une force créatrice, corrige elle-même ses propres fautes. (…) Ce qui vaut pour le domaine politique vaut également pour le domaine économique et social. Le peuple tout entier doit y prendre part. Autrement le socialisme est décrété, octroyé, par une douzaine dintellectuels réunis autour dun tapis vert.
Corruption, bureaucratie et vie publique
Un contrôle public est absolument nécessaire. Sinon, (…) la corruption est inévitable. La pratique du socia-lisme exige toute une transformation intellectuelle dans les masses, dégradées par des siècles de domination bourgeoise. Instincts sociaux à la place des instincts égoïstes, initiative des masses à la place de linertie, idéalisme, qui fait passer par-dessus toutes les souffrances, etc. Personne ne le sait mieux, ne le montre avec plus de force, ne le répète avec plus dobstination que Lénine. Seulement il se trompe complètement sur les moyens: décrets, puissance dictatoriale des directeurs dusines, punitions draconiennes, règne de la terreur, autant de moyens qui empêchent cette renaissance. La seule voie qui y conduise, cest lécole même de la vie publique, la démocratie la plus large et la plus illimitée, lopinion publique. Cest justement la terreur qui démoralise. (…)
Lénine et Trotsky ont mis, à la place des corps représentatifs issus délections générales, les soviets comme la seule représentation véritable des masses ouvrières. Mais, en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans les soviets eux-mêmes soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques; elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. Cest une loi, à laquelle nul ne peut se soustraire. La vie publique entre peu à peu en sommeil.
La terreur démoralise
Quelques douzaines de chefs dune énergie inlassable et dun idéalisme sans borne dirigent le gouvernement et, parmi eux, ceux qui gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis quune élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à lunanimité les résolutions quon lui présente. (…) Un tel état de choses doit provoquer nécessairement un ensauvagement de la vie publique: attentats, fusillades dotages. etc. (…)
La terreur est une épée émoussée et même à double tranchant. (…) Bien plus, tout régime détat de siège prolongé mène inéluctablement à larbitraire et tout arbitraire exerce sur la société une action dépravante. Lunique moyen efficace qua en main la révolution, cest, ici aussi, des mesures radicales de nature sociale et politique, une transformation aussi rapide que possible des garanties sociales dexistence de la masse et le déploiement de lidéalisme révolutionnaire, qui ne saurait se maintenir durablement que par une vie intensément active des masses dans une liberté politique illimitée.
De même que contre les infections et germes morbides laction libre des rayons du soleil est le plus efficace des moyens dépuration et dassainissement, de même cest la révolution elle-même et son principe rénovateur, la vie intellectuelle, lactivité, lauto-responsabilité quelle suscite dans les masses, par conséquent sa forme de liberté politique la plus large, qui est le seul soleil salvateur et purificateur. (…)
Dictature du prolétariat et démocratie socialiste
Nous navons jamais été idolâtres de la démocratie formelle, cela ne veut dire quune chose: nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué le dur noyau dinégalité et de servitude sociales qui se cache sous la douce enveloppe de légalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de lenveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir dun contenu social nouveau.
La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois au pouvoir, cest de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste, et non pas de supprimer toute démocratie. Mais la démocratie socialiste ne commence pas seulement en terre promise, quand aura été créée linfrastructure de léconomie socialiste, à titre de cadeau de Noël pour le bon peuple qui aura entre-temps fidèlement soutenu la poignée de dictateurs socialistes. (…) Elle nest pas autre chose que la dictature du prolétariat.
Parfaitement: dictature! Mais cette dictature consiste dans la manière dappliquer la démocratie, non dans son abolition, dans des interventions énergiques, résolues, dans les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise, sans lesquelles la transformation socialiste ne peut être réalisée. Mais cette dictature doit être loeuvre de la classe et non dune petite minorité dirigeante, au nom de la classe, autrement dit, elle doit sortir pas à pas de la participation active des masses, être sous leur influence directe, soumise au contrôle de lopinion publique, produit de léducation politique croissante des masses populaires. (…)
Ne pas faire de nécessité vertu
Tout ce qui se passe en Russie sexplique parfaitement: cest une chaîne inévitable de causes et deffets dont les points de départ et darrivée sont la carence du prolétariat allemand et loccupation de la Russie par limpérialisme allemand. Ce serait exiger de Lénine et de ses amis une chose surhumaine que de leur demander encore, dans des conditions pareilles, de créer, par une sorte de magie, la plus belle des démocraties, la dictature du prolétariat la plus exemplaire et une économie socialiste florissante. Par leur attitude résolument révolutionnaire, leur énergie sans exemple et leur fidélité inébranlable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce quil était possible de faire dans des conditions si terriblement difficiles.
Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils créent une théorie de la tactique que leur ont imposée ces conditions fatales, et veulent la recommander au prolétariat international comme le modèle de la tactique socialiste. De même que, par là, ils sexposent eux-mêmes tout à fait inutilement et placent leur véritable et incontestable mérite historique sous le boisseau de fautes imposées par la nécessité (…)
Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré lexemple au prolétariat mondial; (…) En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et cest dans ce sens que lavenir appartient partout au «bolchevisme».
* Rosa Luxemburg, La Révolution russe, chap. 5: «Démocratie et dictature». Extraits de la traduction française de Marcel Ollivier (Aron Goldenberg), publiée en 1936. Les intertitres et les coupures ont été introduits par notre rédaction. Texte intégral disponible sur notre site.