Droit de vote des «étrangers»: Neuchâtel précurseur

Droit de vote des «étrangers»: Neuchâtel précurseur

Les débats sur la citoyenneté ne datent pas d’aujourd’hui.
Lors des révolutions du XVIIIe et du XIXesiècles, l’une des questions centrales fut la délimitation
du corps électoral. Ainsi, la France connut de
1791 à 1848 le suffrage censitaire (sauf dans la
Constitution républicaine de 1793): étaient électeurs et
éligibles les mâles, blancs et riches à partir d’un certain
taux d’imposition.

Depuis 1798 (cf. l’article «Citoyenneté helvétique et
mythe identitaire», solidaritéS n°53, 19.10.2004), la
Suisse n’échappe pas à ce débat. Elle est même la lanterne
rouge du suffrage universel (les Appenzellois n’ont
pu exercer leurs droits civiques sur le plan cantonal que
plus de 20 ans après l’introduction du suffrage féminin
national).

L’histoire du suffrage universel dans le canton de
Neuchâtel, au XIXesiècle, indique la persistance d’un
certain nombre de réflexes et de blocages. En effet,
l’élargissement des droits politiques ne concernait pas
seulement les «étrangers», au sens actuel du terme,
mais aussi et d’abord les ressortissants suisses non-originaires
de Neuchâtel.

Neuchâtel sous l’Ancien Régime

Principauté prussienne depuis 1707, Neuchâtel était
aussi canton suisse entre 1815 et 1848. De 1815 à 1831,
il existait un ersatz de Parlement, les «audiences générales
» où se cooptaient les différents corps (les bourgeoisies,
l’Eglise protestante, les communes et le Conseil
d’Etat). Le Corps législatif, instauré en 1831 (quelques
mois avant les deux insurrections républicaines de septembre
et décembre) était élu sur une base censitaire.

A l’échelle communale, le pouvoir était détenu par les
«communiers» (les chefs de famille originaires de la
commune). Le reste de la population était désigné
comme les «habitants» (qu’ils viennent d’un village voisin,
d’un canton suisse ou d’un pays étranger). Le permis
d’établissement pouvait facilement leur être retiré pour
divers motifs: querelle de voisinage, indigence, vie privée
non-conforme à la morale austère de la «vénérable classe
des pasteurs», positions politiques non-conformistes –
par exemple, en 1792/1793 et en 1831, lorsqu’une partie
de la population contesta l’ordre monarchique établi.

La République… un long fleuve pas si tranquille

Lors des élections de mars 1848 à la première
Constituante républicaine et du vote d’avril 1848 sur la
Constitution, seuls les Neuchâtelois d’origine purent
voter. De 1848 à 1875, les ressortissants suisses venus
d’autres cantons devaient attendre deux ans pour exercer
les droits civiques cantonaux (en vertu de l’article 42
de la Constitution fédérale). En 1858, le premier projet
de nouvelle Constitution réduisait ce délai d’un an, mais échoua en votation populaire. La «force propulsive de la
révolution neuchâteloise» était déjà bien affaiblie… Ce
n’est qu’en 1873 qu’une nouvelle révision constitutionnelle
fit passer ce délai à 3 mois.

Le remplacement de la «commune» par la municipalité
s’étale sur 40 ans. En 1850, le Grand Conseil votait une loi
municipale stipulant: «Tout citoyen neuchâtelois âgé de
vingt ans, quelle que soit la durée de son séjour, tout
Suisse ou étranger, de même âge, après un séjour d’un an,
s’il est soumis à une taxe municipale, a le droit d’assister
avec voix délibérative dans les assemblées du Conseil
général de la municipalité
»1. En 1861, le droit de vote fut
retiré aux étrangers2 et ne leur fut rendu qu’en 1875. «En
1875 (…), sont électeurs: les Suisses, y compris les
Neuchâtelois, après trois mois de séjour, et les étrangers
nés dans le canton ou qui sont domiciliés depuis cinq ans
dans le canton et un an dans la localité
»3. La loi de 1875
accorde aussi l’éligibilité aux étrangers (clause supprimée
en 1888). Il aura fallu attendre la révision de la Constitution
en 2000 pour accorder le droit de vote aux immigré-e-s
établi-e-s sur le plan cantonal. Par conséquent, l’initiative
unitaire sur l’éligibilité, que solidaritéS et les associations
de l’immigration ont impulsé en 2004, impliquerait donc
un retour (doublé d’une avance) à un acquis passé de la
République neuchâteloise…

Hans-Peter RENK

  1. A l’époque, le Conseil général désignait l’assemblée des électeurs
    et non pas une instance élue.
  2. En décembre 1868, la section locloise de l’Association internationale
    des travailleurs (animée par le vieux républicain Constant
    Meuron et James Guillaume) publie dans le n°1 de son journal,
    «Le Progrès» une pétition demandant au Grand Conseil de rendre
    les droits civiques aux étrangers, conformément à la loi de
    1850.
  3. Thierry Christ & Sabine Riard, Du réduit communal à l’espace
    national: le statut des étrangers dans le canton de Neuchâtel,
    1750-1914. Hauterive, G. Attinger, 2000; Philippe Bois, «Une particularité
    du droit public neuchâtelois, le droit de vote des étrangers
    en matière communale», Musée neuchâtelois, 1973, p. 21-29

Le texte ci-dessous a paru dans le journal royaliste «Le
Neuchâtelois». Ce journal représentait les milieux royalistes
«modérés» (qui ne participèrent pas à la contrerévolution
des 3 et 4 septembre 1856).

«La démocratie, telle que le Républicain neuchâtelois
[ndr: publié à la Chaux-de-Fonds, de 1848 à 1856] l’entend,
est le système politique le plus brutal, le plus sauvage
qui ait jamais été conçu. C’est l’empire de la force
numérique érigée en droit suprême, c’est l’organisation
du despotisme sous sa forme la plus absolue. (…) La
moitié moins une demi-voix, c’est-à-dire 500 hommes
sur mille et un, doit se soumettre à tout ce que les 501
auront statué. 501 prolétaires italiens, polonais, français,
hongrois, allemands et anglais pourront faire la loi
à 500 propriétaires neuchâtelois, les taxeront à merci,
décréteront toutes les dépenses qui leur seront profitables
ou agréables, à eux prolétaires, puis ensuite imposeront
aux 500 propriétaires des taxes progressives
qui n’auront de limites que celle de leurs dépenses, si
extravagantes qu’elles puissent être.» ( Le
Neuchâtelois, 26 septembre 1850)