Bolivie: une révolution de longue durée
Bolivie: une révolution de longue durée
Une révolution consiste en un bouleversement violent des rapports de force entre classes sociales dominantes et subalternes dans un pays déterminé. Ce bouleversement met en crise la forme de domination qui a cours au moment où il survient. De telles crises trouvent parfois également une expression sur le terrain électoral. C’est ce qui vient d’arriver en Bolivie, avec la victoire écrasante des indigènes, des humilié-e-s, des exploité-e-s, des mâcheurs de coca et des femmes opprimées, qui a porté Evo Morales à la présidence de la république.
En temps normal, les élections sont un lieu de reconduction de la domination existante. Le pouvoir politique et administratif peut certes se voir modifié, et une sélection s’opérer entre les fractions de la classe politique en concurrence. Mais les élections ne déterminent en principe pas quelle classe sociale exerce le pouvoir réel, ni qui fixe le cadre global auquel se subordonne l’ensemble des acteurs politiques (et qui transforme en paria ceux qui ne s’y soumettent pas).
Etat de guerre sociale
En Bolivie, les récentes élections ont constitué la confirmation politique, légale, démocratique et institutionnelle d’une puissante vague de fond contre la forme néolibérale de domination qui a cours dans cet Etat raciste basé sur une matrice coloniale. Depuis l’an 2000, cette vague de fond s’est exprimée à travers ce que le peuple lui-même nomme une série de «guerres»: guerre contre la privatisation de l’eau à Cochabamba en l’an 2000; guerre en défense des plantations de coca dans la région de Chapare contre l’armée et la police en janvier 2003 (13 cocaleros morts, 60 blessé-e-s); guerre contre l’imposition des salaires à La Paz en février 2003 (30 mort-e-s); guerre du gaz en septembre et octobre 2003 (80 mort-e-s). Ce cycle de violence culminant, en octobre de la même année, par la prise de La Paz par les indigènes, et par la chute du gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada.
Ce puissant mouvement social a par la suite empêché la stabilisation conservatrice tentée par Carlos Mesa, le successeur de Sanchez de Lozada. Il a également entravé l’accession au pouvoir de deux candidats à la présidence sortis de la manche des classes dominantes, et a fini par imposer au président transitoire, Eduardo Rodriguez Veltzé, ainsi que des échéances électorales qu’il ne souhaitait pas dans des conditions qu’il ne désirait pas.
Coca contre coca-cola
C’est le dirigeant d’un mouvement «hors la loi internationale», celui des cocaleros, qui vient d’être porté à la présidence de la république bolivienne. La coca feuille sacrée et aliment de base des peuples andins est, selon le département d’Etat de Washington, sa succursale de l’OEA (Organisation des Etats Américains), ainsi que d’autres institutions impériales, une plante illégale. Quelle que soit la politique que mènera Evo Morales au cours de son mandat, le cri qu’il a lancé au moment de sa victoire est révélateur: « Causachun coca, huanuchun yanquis » (Pour la cause de la coca, morts aux yankees).
Ce cri de Morales résonna tout particulièrement dans l’altiplano, à 4000 mètres d’altitude, dans la cité à la fois moderne, indigène et pauvre d’El Alto. Cette cité fut fondée par des paysans et des mineurs déracinés par le néolibéralisme. Elle est l’expression des traditions communautaires indiennes, mais aussi de la soif de modernité des migrants intérieurs qui la peuplent, et du travail quotidien de ses 800000 habitant-e-s. Elle se situe au bord d’une profonde vallée qui s’étire, 400 mètres plus bas, jusqu’à la ville de La Paz.
Un peuple organisé
Cette élection est le résultat d’une révolution de longue durée, dont les protagonistes espèrent désormais organiser des assemblées démocratiques plutôt que d’avoir à compter leurs mort-e-s. Le peuple bolivien est un peuple étonnamment organisé, sous des formes difficilement compréhensibles du point de vue de la politique institutionnelle. Il semble d’ailleurs, qu’au cours de ces élections, les sondeurs électoraux ont été victimes d’une conspiration spontanée de la part des masses. Celles-ci leur ont menti sur leurs intentions de vote. Elles leur ont fait croire qu’Evo Morales obtiendrait entre 38 et 40% des voix (majorité relative, à déterminer ensuite au congrès). Dans les urnes, le jour du scrutin, cette majorité a atteint 51% (majorité absolue, par décision directe du peuple)1.
Faut-il s’attendre à d’autres guerres internes? Pour le moment, il semble que non. Condoleeza Rice a annoncé son intention de suivre l’évolution de la situation attentivement. Un élément déterminant est que les classes dominantes qui continuent à l’être ont commencé à prendre peur. Elles ont assisté, d’abord avec une surprise incrédule, puis avec une irritation effrayée, à l’ascension de cette marée humaine que ni les tirs essuyés pendant cinq ans, ni la désorganisation et les divergences entre ses dirigeants, n’ont arrêté. Les classes dominantes craignent désormais de déchaîner la violence. En Bolivie, la peur a changé de camp.
Et maintenant
Quelle sera la suite des événements Il faudra voir. Mais pour comprendre la situation dans laquelle se trouve le nouveau pouvoir bolivien, rien ne sert de débattre de la personnalité du président ou du vice-président, de soupeser chacun de leurs propos, de scruter l’âme de leurs conseillers-ères, ou de faire des comparaisons hasardeuses avec Nestor Kirchner ou Lula (qui sont arrivés aux affaires dans des conditions et des pays très différents). Ce qu’il s’agit de déterminer, c’est le degré auquel le mouvement populaire continuera à s’approfondir, et les problèmes que ce mouvement, par définition hétérogène, rencontrera sur son chemin.
Les principaux de ces problèmes semblent d’ores et déjà identifiables:
- La relation à la terre: la défense, la stabilisation et la légalisation des plantations de coca; la réalisation de la réforme agraire, dans l’altiplano et dans les vallées.
- La relation des mouvements populaires avec le nouveau gouvernement: l’expansion prévisible des multiples organisations, coordinations, associations de voisinage, syndicats, mairies, églises, fédérations, écoles et universités. L’ensemble de ces mouvements forme un univers en ébullition après la victoire électorale, où s’expriment inévitablement des divergences internes, lesquelles sont le coût normal de la démocratie.
- La relation aux richesses naturelles, la première d’entre elles étant le sous-sol national, avec le pétrole et le gaz comme propriétés de la nation et à son service.
- La relation de la nation avec elle-même: les photographies des fêtes populaires qui ont suivi la victoire électorale montrent nombre de femmes au premier plan des luttes sociales. On ne tardera pas à essayer de les en retirer, il s’agira pour elles de lutter pour y rester; le combat effectif et organisé, non seulement légal et institutionnel, contre l’oppression raciale consubstantielle à la forme actuelle de l’Etat bolivien; l’Assemblée constituante et la question de la constitution; la redistribution des ressources et des mandats politiques; l’éducation pour tou-te-s, la santé, les droits sociaux réels.
- La relation de la nation avec le monde, face aux Etats-Unis et à son appareil militaire et financier; avec Cuba et le Venezuela; avec les mouvements andins, indigènes et populaires d’Equateur et du Pérou, ainsi qu’avec le mouvement paysan brésilien; avec les gouvernements du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay, qui devront définir leurs rapports géopolitiques et économiques avec la Bolivie, et déterminer leurs rapports avec leurs propres peuples; la relation avec le Mercosur, et en faveur d’un avenir indépendant et démocratique pour l’Amérique latine dans son ensemble.
Une révolution en marche
La Bolivie traverse une révolution, la première du XXIe siècle. Une révolution est un processus de fond, qui force l’ensemble des forces politiques en présence à l’intérieur comme à l’extérieur du pays à prendre position. La lumière intense qu’elle diffuse ne tolère pas les demi-mesures, les subterfuges politiques et les atermoiements discursifs.
Une révolution ne se produit pas dans l’Etat, ses institutions ou dans la classe politique. Elle surgit par en-bas et de l’extérieur. Une révolution apparaît lorsque celles et ceux qui sont en-bas et en dehors font brusquement irruption au premier plan, munis de la violence de leurs corps et de la colère de leurs âmes: les exclu-e-s de toujours, les dominé-e-s, ceux que les dominants ne considèrent que comme une somme d’électeurs-trices, de la chair à enquête électorale. Elle se produit lorsque cette masse submerge la scène politique, en se donnant un objectif commun et en s’organisant de manière autonome. Alors, avec violence et lucidité, les dominé-e-s imposent leur réalité à la réalité des dominants, et atteignent, comme en Bolivie, le but qu’ils s’étaient assigné. Ce qui viendra après, viendra après…
Adolfo GILLY*
- Les résultats définitifs attribuent 53,72% des voix à Evo Morales.
* L’auteur est historien et professeur à la faculté des sciences politiques et sociales de l’UNAM (Mexico). Cet article est paru dans le quotidien mexicain La Jornada , du 24 décembre 2005. Traduction par Razmig Keucheyan, intertitres de notre rédaction.