Contre les conservatismes: la résistance des femmes

Contre les conservatismes: la résistance des femmes

Nous vous proposons de revenir sur quelques points essentiels abordés par le livre L’autonomie des femmes en question, dont de larges extraits de l’introduction ont été publiés dans le numéro 83 du 28 février 2006, au travers d’un entretien avec Josette Trat, l’une des codirectrices de ce livre1.

Dans l’introduction de cet ouvrage, vous présentez l’antiféminisme et le postféminisme comme deux phénomènes différents qui contribuent à la remise en cause des acquis féministes de ces trente dernières années. Vous incluez la droite conservatrice et les intégrismes religieux dans l’antiféminisme, mais ne mentionnez pas les forces politiques qui participent du postféminisme. Dans quels milieux rencontre-t-on ce dernier?

Avant de répondre à votre question, je voudrais rappeler les raisons qui m’ont poussée à organiser un colloque international en 2004 sur «les retours en arrière et les résistances dans les rapports sociaux de sexe». J’avais le sentiment que nous, les féministes, étions prises en étau entre des forces franchement réactionnaires (la droite conservatrice, les fondamentalismes religieux, certains psychanalystes ou pédopsychiatres etc.) qui prétendaient qu’il ne fallait pas toucher à la «différence naturelle» entre les sexes, à l’ordre «symbolique», etc. et à la place respective des hommes et des femmes dans la société; d’autres courants prétendaient que le féminisme était dépassé car l’égalité était quasiment acquise et qu’il suffisait d’attendre l’évolution de la société néolibérale pour que tout soit réglé. Ces différents courants trouvaient un écho extraordinaire dans les médias, tandis que le mouvement féministe était dénigré comme «ringard» etc. Il me semblait indispensable de faire le point avec mes collègues d’Amérique du Nord ou d’Europe centrale et orientale pour analyser précisément l’importance des reculs éventuels, des résistances et la nature des stratégies antiféministes auxquelles nous étions confrontées. J’ai relu Susan Faludi avec grand intérêt, alors que son livre2 lors de sa parution m’avait semblé très décalé par rapport à la situation en Europe. Quinze ans plus tard, ce n’était malheureusement plus le cas.

Après le colloque, nous avons décidé de continuer ce travail de clarification et avons fait appel à des chercheuses qui n’avaient pas participé à cette rencontre. Dans ce livre, nous distinguons un antiféminisme traditionnel, frontal qui relève d’un conservatisme classique et qui est porteur d’une remise en cause directe de toutes les valeurs d’égalité, non seulement entre hommes et 1femmes mais entre noirs et blancs, entre hétérosexuel-le-s et homosexuel-le-s, etc. Il valorise les valeurs familiales traditionnelles, s’attaque au droit des femmes à l’avortement et à la contraception, remet en cause les programmes publics d’aide sociale en faveur des plus pauvres ou les mesures d’action positive en faveur des noirs ou des femmes. C’est celui qui est porté par la droite conservatrice aux USA ou au Canada. Mais il est également à l’œuvre en Europe, notamment en Europe centrale et orientale où la restructuration capitaliste de l’économie s’est accompagnée comme en Bulgarie, d’un chômage massif, notamment féminin, particulièrement pour les femmes les moins qualifiées ou au-delà de 45 ans. Autre exemple, en Pologne, où «les crèches sont à l’abandon» et où les femmes, sous la pression de l’Eglise catholique, n’ont plus le droit à l’avortement et ont le plus grand mal à se procurer des contraceptifs, les jeunes femmes doivent souvent s’engager à ne pas avoir d’enfants pendant leur contrat, si elles veulent trouver un emploi.

En Europe occidentale, les remises en cause sont moins frontales: on ne dénie pas aux femmes le droit de travailler. Mais ce droit est surtout reconnu aux femmes les plus diplômées et qualifiées. Pour les autres, elles sont incitées à travailler à temps partiel ou à cesser leur activité rémunérée quand elles ont des jeunes enfants grâce à quelques subventions plus ou moins importantes. L’antiféminisme est plus ou moins ouvert en fonction de la capacité de résistances des forces féministes dans les différents pays. En France, le gouvernement a un discours très lénifiant sur l’égalité des chances tout en accélérant la flexibilisation et la précarisation du travail, ce qui pénalise très directement les femmes. Il y a par ailleurs tout un courant postféministe qui passe son temps à dénigrer les féministes sous le prétexte fallacieux que celles-ci présenteraient toutes les femmes comme des victimes ou tous les hommes comme des bourreaux. Dans cette perspective, les violences contre les femmes sont interprétées soit comme le résultat de pathologies individuelles de certains hommes, soit comme relevant des interactions «normales» dans les couples. On sous-entend alors que les hommes sont autant victimes de violences conjugales que les femmes, ce qui est faux. C’est le discours que tient une femme comme Elisabeth Badinter et qui a été extrêmement médiatisé, alors que les travaux très importants de l’équipe ENVEFF3 et de Maryse Jaspard n’ont pas connu le même écho. Ce type de discours qui présente les femmes comme des individues totalement «libres», sans contraintes sociales aucunes («libres» de se prostituer par exemple), est présent tout particulièrement chez des femmes qui ont profité largement des libertés acquises grâce au mouvement de libération des femmes et qui ont un pouvoir économique et médiatique réservé à une petite poignée de privilégiées.

Vous évoquez l’enlisement, l’essoufflement et l’atomisation des mouvements féministes? Outre les facteurs économiques et politiques évoqués (chômage, mondialisation néolibérale, fondamentalismes religieux, etc.), ne doit-on pas également prendre en compte la diversité du féminisme et ses divisions?

Oui certainement; mais il y a de fait des lectures très différentes de ces divisions. Il faut, selon moi, resituer le débat entre féministes dans un contexte idéologique plus large, en pleine mutation. Nous assistons depuis une vingtaine d’années à la montée de l’idéologie néolibérale selon laquelle rien ne doit limiter la liberté du marché. Tout est à vendre, y compris le corps ou le ventre des femmes. Il y a, d’un autre côté, une alliance entre la hiérarchie catholique et les autres notables religieux pour tenter de réduire la liberté des femmes et des minorités sexuelles à choisir leur sexualité et leur mode de vie. Le tout se complique avec l’offensive tous azimuts de l’impérialisme américain pour dominer les pays riches en ressources énergétiques et les résistances que cela suscite sous des formes multiples, y compris religieuses, de la part des jeunes des deux sexes. Comment, dans ces conditions, les féministes peuvent-elles défendre les droits des femmes, et de celles notamment qui subissent de plein fouet une triple oppression en tant que femmes, de milieux populaires, dont les parents ont souvent immigré? De nombreuses féministes ont choisi de répondre en sélectionnant un «ennemi principal»; les unes, le racisme, d’autres l’intégrisme religieux ou l’ordre moral. D’autres féministes, comme moi, refusent de choisir et cherchent à combattre à la fois le racisme, l’ordre moral préconisé par les courants dominants dans les religions, mais également les inégalités économiques et sociales qui se sont aggravées considérablement dans la population et qui alimentent les discriminations que subissent les femmes, etc. Cette conception de la lutte trouve son fondement théorique dans l’analyse du fonctionnement des rapports sociaux. Ils sont multiples et interfèrent les uns avec les autres. Le débat est loin d’être épuisé.

La situation apparaît plus contrastée qu’on ne le pense puisque cet ouvrage s’intéresse également aux résistances féministes, des résistances que vous présentez comme ayant permis de sauvegarder la plupart des acquis obtenus au cours des dernières décennies. Comment ces résistances s’expriment-elles?

R. Pfefferkorn montre précisément quelles sont les avancées et les limites obtenues en matière d’éducation, d’emploi ou de division des tâches dans la famille etc. Ce bilan est en arrière-fond de la plupart des articles. La résistance des femmes aux tentatives de remise en cause des acquis des luttes féministes passées ou de leurs droits comme travailleuses s’est exprimée de différentes manières: dans les manifestations pour défendre le droit à l’avortement. Par leur participation aux luttes syndicales: en France les femmes ont été très nombreuses à participer aux grèves et manifestations contre la réforme des retraites qui les pénalisait tout particulièrement mais aussi dans les luttes de l’éducation nationale ou dans la santé. Dans les pays occidentaux, les femmes étrangères sont souvent très actives dans les luttes pour le droit au logement ou pour défendre leurs droits de travailleuses dans les entreprises de nettoyage. Les femmes sont également nombreuses à s’opposer à la fermeture de classes dans les écoles. Au Brésil, la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et les violences a été très importante pour la relance des mobilisations féministes, après l’élection du président «Lula». Ce rôle s’observe également dans d’autres pays. Les femmes sont également présentes dans les mouvements altermondialistes. Mais dans tous les mouvements mixtes, les féministes ont toujours des difficultés pour faire entendre leur voix, ce qui explique pourquoi en France par exemple, il existe une coordination féministe intersyndicale qui organise chaque année, à l’occasion du 8 mars, des journées de formation et de discussion intersyndicales qui regroupent plusieurs centaines de syndicalistes, essentiellement des femmes. Cela explique pourquoi également les féministes organisent régulièrement avant ou pendant les forums sociaux mondiaux des séances centrées sur les revendications des mouvements de femmes dans le monde. L’objectif, chaque fois, est de créer et de consolider les réseaux féministes de solidarité mondiaux.

L’emploi du terme résistance fait davantage penser à mouvement de défense contre la remise en cause des acquis qu’à un mouvement porteur de nouveaux droits. Peut-on se limiter à présenter les stratégies féministes comme des stratégies défensives?

Dans le contexte international actuel, je pense que, dans la plupart des pays, les féministes sont dans une phase de résistance, mais cela ne signifie pas qu’elles se résignent à une stratégie purement défensive. Nous aurions aimé publier la contribution de chercheuses féministes espagnoles. Cela a failli se faire, mais les délais impartis ne l’ont pas permis et c’est très dommage car en Espagne, les féministes ont obtenu une loi «intégrale» sur la question des violences contre les femmes qui constitue une grande avancée même si les féministes ne sont pas totalement satisfaites. En France, la loi dite sur la parité a permis une certaine féminisation de la vie municipale, mais elle n’a rien changé sur le plan de l’Assemblée nationale dans la mesure où les partis de gouvernement (PS, UMP notamment) ont préféré payer des amendes plutôt que de laisser siéger des femmes à la place des hommes. Mais avant de pouvoir repartir à l’offensive, encore faut-il avoir bien identifié son ou ses adversaires, ce qui n’est pas toujours très simple quand l’antiféminisme prend les atours du postféminisme. Nous espérons avoir contribué à cette clarification indispensable.

Entretien réalisé par Magdalena ROSENDE

1 Sous la direction de Josette Trat, Diane Lamoureux et Roland Pfefferkorn, L’autonomie des femmes en question. Antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, Paris, Ed. L’Harmattan, coll. Bibliothèque du féminisme.
2 Susan Faludi (1993) [1991]. Backlash. Paris, Ed. des femmes.
3 Maryse Jaspard, Elizabeth Brown, et al. (2003). Les violences envers les femmes en France. Une enquête nationale. Paris, La Documentation française.