Les syndicats et lobsession de la croissance
Les syndicats et lobsession de la croissance
Quelle politique de lemploi adaptée à lère post-énergies fossiles? Il est urgent dy réfléchir, estime Elmar Altvater*, ancien professeur de sciences politiques à lUniversité libre de Berlin: car nous allons changer dépoque, une situation qui influencera léconomie, lécologie et la politique du mouvement ouvrier.
Dans les pays industrialisés, la croissance recule. Or, une croissance digne de ce nom nécessite la transformation de matières et dénergie en biens et services. (…) Le produit intérieur brut (PIB) a augmenté entre 1996 et 2005 de 2,5% par an dans les 25 pays de lUnion européenne, alors quen Allemagne, de 2001 à 2005, il na augmenté que de 0,36%.
La croissance nécessite en substance deux conditions: laugmentation du temps de travail et de la productivité, influencées par des facteurs comme le progrès technique, les marchés financiers ou la qualification de la force de travail (des facteurs responsables daprès les règles du capitalisme «atlantique» ou «rhénan»). Cette équation peut aussi sinterpréter de manière causale: laugmentation de la productivité nécessite moins de travail pour arriver à un taux de croissance déterminé; mais sans augmentation de la production, le chômage augmente.
Davantage de productivité et de chômage
Au début du XIXe siècle, léconomiste David Ricardo faisait déjà ce constat. Il parlait dune «population superflue» chômeurs, marginaux (souvent contraints à émigrer) , issue de «laugmentation du bien-être des nations». De 1820 à 1914, 55 millions de personnes ont quitté lEurope pour le «nouveau monde», lAustralie, lAsie et lAfrique. Aujourdhui, de nombreux «habitants superflus» sont au chômage ou subissent la précarité de léconomie informelle. Lémigration ne leur garantit pas la possibilité dun «nouveau monde», car la fermeture des frontières implique pour eux une semi- ou une totale illégalité.
Les syndicats se retrouvent dans une situation difficile. Que faire, si la croissance stagne et que lâge dor des augmentations salariales est révolu? Si laugmentation de la productivité crée un chômage de masse structurel qui affaiblit leur pouvoir de négociation? Depuis 1997, alors que le chômage croît, les conventions collectives nont permis que de maigres augmentations salariales: laugmentation de la production ne compense pas celle de productivité. Les marges de manuvres existantes en matière de croissance permettent-elles dinfluencer lemploi? Quelles sont les conséquences des «limites de la croissance» sur la politique syndicale?
Laugmentation de la croissance ne compense pas les pertes demplois, car elle résulte en partie dune augmentation de la productivité. Sur un site particulier, une meilleure compétitivité générée par la conquête de nouvelles parts de marché permet la création demplois, évidemment aux dépens dautres sites. Dans le monde globalisé, il y a plus demplois supprimés que demplois créés, comme le montre la hausse du chômage et du travail à temps partiel, ainsi que le développement généralisé de léconomie informelle.
La croissance ne peut être réorientée de manière volontariste. Aujourdhui, les limites écologiques de notre monde sont évidentes, comme le montre la série douragans qui se sont produits en été et en automne 2005. Depuis la révolution industrielle, il y a 200 ans, la croissance reposait sur les énergies fossiles bon marché (à lexistence limitée et en cours dépuisement). Prenons le cas du pétrole: jusquici, 940 milliards de barils ont été consommés et il nen reste vraisemblablement à disposition quune autre moitié (entre 768 et 1,148 milliards). Le prix du pétrole augmentera inéluctablement, car la baisse de loffre saccompagne dune demande croissante de la part des pays industrialisés et des pays en cours dindustrialisation accélérée. On estime donc que cette seconde moitié des réserves pétrolières sera consommée plus rapidement, dici 40 ou 50 ans.
Il faut se rappeler les débuts de lère des énergies fossiles. Lors de la révolution industrielle, la croissance économique sest accélérée très vite: entre 1820 et 2000, la croissance du PIB était en moyenne de 2,2% par an, alors que ce chiffre ne dépassait 0,2% durant les millénaires précédents. Ce bond qualitatif vers une économie capitaliste en croissance a laissé des traces sémantiques: la notion de croissance, lidée dune croissance élevée, soutenue et durable auraient été incompréhensibles au Moyen Age.
Le paradigme de la croissance
Depuis deux siècles, le discours a changé. Les théories de la croissance keynésiennes, néoclassiques et institutionnalistes ont un dénominateur commun: la croissance permet de résoudre tous les problèmes dune économie. Ainsi, la Banque mondiale prône une réduction de moitié de la pauvreté jusquen 2010, avec largument suivant: «La croissance est bonne pour les pauvres». Or, la croissance exige lafflux des investissements. Mais, depuis les années 1980, les coûts financiers de ces investissements sont supérieurs aux taux de croissance réels, donc la pauvreté ne baisse pas et la dette augmente. Loin de se réduire à une simple catégorie économique, la croissance a des aspects sociaux et politiques.
«La croissance est bonne pour lemploi», voilà une autre affirmation répétée, possible mais pas inéluctable. Les investissements dépendent du niveau des crédits disponibles sur les marchés financiers internationaux comparé à la «capacité de rendement marginal du capital» réelle (cest-à-dire au taux de profit du capital investi). Le niveau des intérêts et des crédits peut agir au détriment des investissements réels. Et quand ceux-ci sont réalisés, vu la concurrence des marchés à léchelle mondiale, ils entraînent des rationalisations, qui saccompagnent de suppressions demplois.
La croissance demeure un objectif politique et économique général. Son augmentation permettrait daugmenter les emplois, daméliorer les revenus de la sécurité sociale, de revitaliser la demande et dassainir les budgets publics (programme de la grande coalition CDU/CSU-SPD en Allemagne).
Dans un pays industrialisé développé, est-il responsable de proposer la croissance comme objectif de politique économique? Peut-on accepter daugmenter la consommation dénergies et de matières, sans se soucier des charges environnementales? Pourquoi ne pas tenir compte de limpact des marchés financiers sur les intérêts et les crédits, et par conséquent sur la croissance de léconomie réelle?
Syndicats et croissance
Les syndicats partagent lobsession de la croissance. Bien quil nexiste pas de rapport direct entre investissement, croissance et emplois, on peut plus facilement augmenter ces derniers dans une économie en expansion. Les syndicats ne mettent donc jamais la croissance en cause. Pourtant, ils doutent de lefficacité des méthodes néoclassiques et néolibérales appliquées durant ces dernières décennies. En effet, les taux de croissance ne sont pas meilleurs dans les pays qui appliquent des politiques gouvernementales de privatisations et de flexibilisation du marché du travail. Stimuler la demande par des augmentations de salaires et de dépenses sociales permettrait de relancer le PIB à la hausse. Mais existe-t-il des marges de manuvres pour une telle option?
Le chômage de masse dans les pays industrialisés suscite un potentiel de travail illimité (même avec des restrictions pour certaines qualifications professionnelles). Mais les coûts de production du capital renchérissent:
- le coefficient de capital augmente généralement avec le progrès technique;
- le coût des investissements augmente, vu les taux dintérêts sur le marché des capitaux et les exigences des investisseurs (dans les principaux pays industrialisés, des lobbies très organisés ont réussi à empêcher que les banques centrales baissent les taux dintérêts);
- le prix des matières premières augmente (très fortement pour le pétrole et le gaz). Jusquici, les pays producteurs pouvaient freiner laugmentation du pétrole et du gaz, quand ceux-ci venaient à manquer. Aujourdhui, ce nest plus possible pour des raisons géologiques et politiques (linstabilité des pays de lOPEP), ce qui ferait échouer une politique économique basée sur la stimulation de la demande.
En effet, cette politique ne représente une alternative à la stimulation de loffre, que sil existe vraiment des réserves de croissance. Dans le cas contraire, on ne peut pas attendre grand-chose ni dune stimulation de loffre, ni de celle de la demande: lespoir de revenir à des taux de croissance élevés savère illusoire.
Les syndicats devraient avoir une double stratégie:
- proposer de stimuler la demande, en se donnant des marges de manuvre, en cherchant à les élargir grâce à une politique économique et sociale, à léchelle nationale, européenne et mondiale;
- réfléchir à une politique pour une nouvelle époque, où la croissance fera figure dobsession pathologique propre à lère révolue des énergies fossiles.
Décélérer pour créer des emplois
John Stuart Mill imaginait déjà au XIXe siècle une économie stationnaire, autosuffisante, sans accumulation ni croissance. Le progrès économique (une idée de développement, non de croissance) permettrait de réduire le temps de travail. Avec lère ouverte par les limites de la croissance et la fin des énergies fossiles, la stratégie syndicale créerait une dynamique nouvelle, dépassant la simple revendication daugmentation du temps libre.
Avec lépuisement des énergies fossiles (le nucléaire nétant pas une alternative), quelles énergies restent disponibles? Les énergies renouvelables (la biomasse, le vent, les cellules photovoltaïques, les marées, lénergie hydraulique et dautres technologies capables de transformer lénergie solaire) remplaceront les énergies fossiles. (…)
Jusquici, laccélération de tous les processus de production entraînait une augmentation de la productivité du travail, une «dés-accélération» pourrait aboutir au résultat inverse et entraîner la création de nouveaux emplois. Aujourdhui, parallèlement à la stimulation de la croissance et à lutilisation des marges de manuvre qui en découleraient, il sagit de développer une «stratégie de dépassement de la croissance», reposant sur les énergies renouvelables. Nous devons nous préparer sérieusement à passer de lère de croissance encore fossile à lère post-fossile des énergies renouvelable. Les syndicats doivent en profiter pour impulser une politique de lemploi et des retraites adaptée à cette nouvelle ère.
Elmar ALTAVATER*
* Né en 1938, Elmar Altvater est professeur retraité de sciences politiques à lInstitut Otto-Suhr de lUniversité libre de Berlin. Spécialiste des théories du développement, de la dette et de la régulation des marchés, il sintéresse également aux répercussions des économies capitalistes sur lenvironnement (source: Transparency International Deutschland e. V. Site Internet: http://www.transparency.de/Beitrat.53.0.html)
(Texte extrait de la revue électronique «Sin Permiso» site internet: http://www.sinpermiso.info/#. Traduit de lespagnol et adapté par la rédaction de solidaritéS)