Liban, offensive néocoloniale et résistance au Moyen-Orient

Liban, offensive néocoloniale et résistance au Moyen-Orient

Nicolas Qualander, membre de la LCR, a
participé à une première délégation
internationale au Liban, à la fin juillet, encore pendant la
guerre, en solidarité avec la résistance. Il était
l’invité de deux cafés politiques, à
l’initiative de solidaritéS, les 11 et 12 octobre
derniers, à Lausanne et à Genève. Nous avons
profité de son passage en Suisse pour nous entretenir avec lui.

Quelle était la situation sociale et politique au Liban
avant l’agression israélienne et la guerre des
trente-trois jours à laquelle elle a donné lieu?

Depuis 2000-2003, on assiste à une offensive impérialiste
au Moyen-Orient sans précédent depuis le début du
siècle, rythmée par le plan de Grand Moyen-Orient de Bush
et soutenu activement par Israël. Il s’agit d’un vaste
programme visant à redéfinir les équilibres
géopolitiques fondamentaux de toute la région, voire
à rectifier ses frontières, par exemple en divisant
l’Irak en trois zones – chiite, sunnite et kurde. Or, la
logique de partition est au cœur du projet colonial depuis un
siècle. La situation actuelle rappelle ainsi les grandes
manœuvres coloniales européennes du début du
siècle, dans la foulée des accords Sykes-Picot (entre la
France et l’Angleterre), qui avaient redessiné la carte et
les zones d’influence de toute la région. La guerre de
juillet-août 2006 s’inscrivait de toute évidence
dans le cadre d’un projet d’ensemble: une politique de
sociocide en Palestine depuis 2000 – avec la répression de
la 2e Intifada, la construction du Mur, des routes de contournement,
etc. –, l’invasion de l’Irak en 2003, la
répression accrue des mouvements sociaux par les régimes
«amis» des Etats-Unis (Egypte, Jordanie, Arabie Saoudite).
Le militant israélien Michel Warchawski parle d’une
tendance à la recolonisation du monde, dont la pointe
avancée se situe au Moyen-Orient.

Quelles ont été les étapes de cette offensive par rapport au Liban?

Il y a d’abord eu la résolution 1559, à
l’automne 2004, en faveur de laquelle la France était
très engagée avec les Etats-Unis, qui demandait le
désarmement du Hezbollah et le retrait de la Syrie, sans exiger
d’Israël l’abandon des territoires encore
occupés au Liban et la libération des
prisonniers-ères qu’elle détient, pour certains
depuis 25 ans. En gros, il s’agissait de confier le Liban et la
Syrie à la France, comme au bon vieux temps du mandat de la SDN,
et de laisser l’Irak aux Etats-Unis, avec les Anglais comme
junior partners. Cela a suscité une série de
résistances: les Palestinien-ne-s se sont manifestés dans
la rue, par la lutte armée, sans rien obtenir, compte tenu de
rapports de force extrêmement dégradés. Il y a eu
aussi des élections avec une poussée significative des
forces islamistes: la victoire des Frères Musulmans en 2005 en
Egypte, en signe de protestation contre le régime au pouvoir et
son alliance avec les Etats-Unis; la victoire du Hamas en janvier 2006,
contre la corruption (le Premier Ministre palestinien détenait
des parts dans les entreprises de béton qui construisent les
colonies!) et pour durcir la résistance. Plus en amont, on a vu
se développer des mouvements sociaux larges comme
«ça suffit!», en Egypte, en 2002, avec des
communistes, des nasséristes, mais aussi des frères
musulmans, demandant la démocratisation du régime. Ils
ont été fortement réprimés.

Qu’est-ce qui a changé cet été?

En juillet-août 2006, Israël s’est trouvée pour
la première fois réellement en difficulté sur le
plan militaire face à des forces armées arabes. Un fait
très significatif: durant la dernière guerre du Liban,
les pertes militaires israéliennes ont été
comparables à celles du Hezbollah, alors que dans les conflits
précédents, même en 1973, Israël avait
infligé des pertes beaucoup plus massives aux armées
arabes. Or, le Hezbollah n’est pas une armée
étatique, mais bien une milice populaire. De surcroît,
aucune des revendications israélienne n’a
été satisfaite: ses deux soldats n’ont pas
été libérés, l’envoi de troupes de
l’OTAN (avec participation US) n’a pas été
possible, enfin le mandat donné aux troupes de l’ONU ne
prévoit pas – sur le papier – de désarmer le
Hezbollah, seulement d’aider l’armée libanaise
à le faire. Et derrière Israël, ce sont les plans
des Etats-Unis pour affaiblir le Hezbollah et accroître la
pression sur la Syrie et l’Iran, qui ont échoué.
C’est pourquoi on parle actuellement de retournement symbolique
de la situation: il s’agit d’une reconquête de la
dignité et de la confiance de la part de secteurs populaires du
monde arabe, qui met en cause à la fois les politiques
d’adaptation de leurs gouvernements et l’offensive
néocoloniale en cours. Dans les manifestations qui se sont
développées en Palestine, au Liban ou en Egypte, on a
ainsi vu réapparaître le portrait de Nasser, à
côté de celui de Nasrallah, comme symbole de
souveraineté face à l’Occident (c’est lui,
rappelons-le, qui avait nationalisé le Canal de Suez, en 1956).
On a même assisté à des manifestations de rue en
Arabie Saoudite…

Les Etats-Unis et Israël comptaient sur le fait que la
brutalité de l’offensive de Tsahal se traduirait par un
isolement politique du Hezbollah, dans un contexte
d’accroissement des tensions inter-communautaires. Pourquoi cela
ne s’est-il pas passé?

En réalité les communautés sunnite,
chrétienne, et même druze, ne se sont pas
retournées contre le Hezbollah. Même le gouvernement
Siniora a dû soutenir la résistance armée du
Hezbollah pendant le conflit. En réalité,
l’offensive israélienne a suscité une
résistance plus large et diversifiée qui combine trois
volets essentiels. D’abord la lutte armée du Hezbollah,
portée par 3000 à 10 000 miliciens, et appuyée sur
le terrain par la mobilisation de diverses institutions sociales.
Ensuite, un front politique large, formé bien sûr du
Hezbollah, mais aussi du Parti communiste libanais, du Mouvement du
peuple (nationaliste arabe), du Mouvement patriotique libre du
général Michel Aoun, dirigeant de la communauté
chrétienne, de la Troisième voie de l’ancien
Premier ministre Sélim Hoss, etc. Il n’y a pas eu de
fracture de la résistance selon des lignes confessionnelles, et
ceci en dépit de 25 ans de guerre civile. Il s’agit
d’une grande première au Liban: la collaboration politique
de larges secteurs de la communauté chrétienne et de la
communauté musulmane. L’offensive israélienne a
peut-être jeté les bases d’un sentiment national
inter-confessionnel, même s’il est encore trop tôt
pour le dire… Concrètement, les 700 000
réfugié-e-s chiites du Sud ont été
accueillis dans les régions de montagne et dans le centre de
Beyrouth à majorité chrétienne, ce qui a
contribué à forger des liens de solidarité
concrets. Enfin, la résistance a été
renforcée par un large réseau d’ONG, le
réseau «Samidoun», entre autre, formé de
nombreux militant-e-s jeunes issus des différentes
communautés, qui est venu en aide aux réfugié-e-s
avec un engagement politique affirmé aux côtés de
la résistance.

Peux-tu revenir sur le Hezbollah et sur ses choix
politico-militaires à la lumière de la dernière
guerre du Liban?

Le Hezbollah a surpris l’armée israélienne par sa
capacité de résistance sur le terrain. En même
temps, il a surpris aussi l’Occident, qui n’a pas
l’habitude de faire de différences au sein de
l’islam politique, décrit sans nuances comme irrationnel,
fou de Dieu, partisan de la charia, etc. En réalité,
depuis 2000, les discours de Nasrallah expriment une position politique
articulée et rationnelle. La presse occidentale a bien
été obligée de le reconnaître pendant le
conflit, en abandonnant les caractérisations les plus
caricaturales. En effet, sur le plan militaire, le Hezbollah s’en
est tenu à une position du type œil pour oeil, dent pour
dent: «si vous tirez sur notre capitale, on tirera sur la
vôtre, si vous visez nos civils, on visera les vôtres, et
quand vous arrêterez, on arrêtera». Et il y a plus:
le Hezbollah a toujours insisté sur le fait qu’il
n’a pas été le premier à attaquer des
civils; depuis 1996, il y avait un accord politique entre le Hezbollah
et Israël pour ne pas s’en prendre aux civils et cet accord
a été scrupuleusement respecté
jusqu’à ce qu’Israël le rompe
unilatéralement en répondant à la capture de deux
de ses soldats par le bombardement de cibles civiles au Liban.

Comment peux-tu expliquer la trajectoire particulière du
Hezbollah au sein de la nébuleuse islamiste? Quelles sont ses
origines et dans quelle mesure marquent-elles sa dynamique
jusqu’à aujourd’hui?

Dans les années 1980, c’est un parti qui est à la
fois nationaliste et intégriste. Dans les quartiers qu’il
contrôle, il impose le port du voile aux femmes, interdit
l’alcool, assassine des militant-e-s de base et des responsables
chiites du Parti communiste libanais (afin de gagner une
hégémonie totale dans cette communauté),
entretient des liens étroits avec la révolution iranienne
de Khomeiny, etc. Ce sont des Gardiens de la révolution iraniens
qui vont former militairement les premières unités du
Hezbollah dans la plaine de Balbek au Liban. Mais le Hezbollah subit
aussi d’autres influences: il organise des militants chiites
irakiens exilés par le régime de Saddam Hussein, des
maoïstes libanais liés au Fatah – les Brigades
étudiantes – qui vont y adhérer entre 1982 et 1985,
des proches de l’imam Fadlallah, qui est resté très
longtemps opposé à Khomeiny… C’est un parti
très composite qui regroupe de nombreuses tendances. En fait, il
est né de la confluence de trois évolutions distinctes:
la révolution iranienne, l’affirmation de la
communauté chiite du Liban, mais surtout l’occupation
israélienne au sud-Liban. En cela, ce n’est pas une
création iranienne, même s’il est soutenu par
l’Iran et, dans une moindre mesure, par la Syrie; il assume une
dimension nationale depuis le début.

Peux-tu caractériser plus précisément les
évolutions du Hezbollah sur le plan idéologique et
politique?

Le Hezbollah a connu une profonde évolution au cours des
années 90, notamment depuis l’arrivée de Nasrallah
à sa direction, en 1992. A cette époque, ce dernier
n’avait que 32 ans (il en a 46 aujourd’hui). Toute la
direction du Hezbollah est d’ailleurs très jeune: il
s’agit d’un renouvellement générationnel
complet, que l’on observe aussi à la tête du Hamas.
Ces dirigeants n’étaient pas actifs à
l’époque de la guerre confessionnelle au Liban; ils ne se
sont pas formés à l’école de la
révolution iranienne, mais à celle de la
résistance à l’occupation israélienne.
L’évolution du Hezbollah saute aux yeux: il suffit de se
balader dans les quartiers qu’il tient pour voir qu’il y a
des filles voilées et des filles non voilées, comme dans
le reste de Beyrouth. Un camarade du Parti communiste libanais me
disait récemment qu’il vivait dans les quartiers sud de
Beyrouth, 100% chiites, tout près de là où
habitait Nasrallah, et qu’il organisait des fêtes, buvait
de l’alcool, sans jamais subir aucune pression. Les filles
peuvent vraiment s’habiller comme elles l’entendent.
L’espace quotidien y est beaucoup plus libre que dans nombres de
quartiers de pays arabes où ne règnent pas par ailleurs
les islamistes. La logique de cette attitude, c’est
l’unité la plus large contre Israël: la seule chose
sur laquelle le Hezbollah est intraitable, c’est le rejet de
toute collaboration avec Israël. De ce point de vue-là,
c’est un mouvement islamiste tout à fait exceptionnel.
Même la Hamas, qui a beaucoup évolué depuis les
années 80, est très loin de cela. De surcroît, le
Hezbollah affirme publiquement – et de façon
répétée depuis une quinzaine d’années
– que l’Etat islamique n’est pas un objectif pour le
Liban, parce qu’il s’agit d’une société
multi-confessionnelle.

Quelle attitude la solidarité internationale avec la résistance libanaise doit-elle adopter face à la résolution 1701 et à l’envoi de troupes de la Finul au Liban?

Les troupes de la Finul ne sont pas placées sous
l’égide du chapitre 7, mais sous celui du chapitre 6 de la
Charte de l’ONU. Cela signifie qu’elles ont pour mission de
soutenir l’armée libanaise, formée à
moitié de chiites, mais ne peuvent être engagées
directement pour le désarmement du Hezbollah. C’est un
semi-échec pour Israël et les Etats-Unis. Cependant, la
résolution 1701 est dangereuse et les mouvements de
solidarité ici doivent la critiquer et la condamner.
D’abord, parce qu’elle attribue la responsabilité de
la guerre au Liban et au Hezbollah, et non à Israël;
ensuite parce qu’elle ne prévoit le déploiement des
troupes de l’ONU que du côté libanais de la
frontière, ce qui est extraordinairement injuste dans le cadre
d’un conflit qui, logiquement, implique deux parties; enfin,
parce qu’elle institutionnalise une situation dangereuse, avec 15
000 hommes de troupe sur le terrain, d’abord sous direction
française, puis sous direction italienne, dont la mission
pourrait être modifiée par l’ONU si les rapports de
force venaient à changer. Déjà, Angela Maerkel a
clairement affirmé qu’elle souhaitait voir évoluer
le mandat de la Finul dans le sens d’un désarmement du
Hezbollah! C’est pourquoi, la résistance libanaise dit une
chose simple: oui éventuellement à un déploiement
de la Finul, ce qui est déjà le cas depuis les
années 70, mais des deux côtés de la
frontière et sans participation de troupes de l’OTAN. Dans
ce cadre, la présence française paraît
particulièrement inacceptable. Il s’agit tout de
même de l’ex-puissance coloniale, qui a conçu le
système politique confessionnel libanais, qui n’a
cessé d’intervenir dans les affaires intérieures de
ce pays depuis l’indépendance, et qui s’est
même alliée aux Etats-Unis, depuis 2004, pour exiger le
retrait de la Syrie et le désarmement du Hezbollah.

Entretien réalisé par Jean BATOU


La Finul II, au service de l’impérialisme ?

Les forces de la Finul II au Liban méridional, n’en
déplaise à leur présumé rôle
d’interposition, non seulement auront droit, pour la
première fois, à l’«autodéfense
préventive» contre des attaques possibles mais pourront
aussi «faire usage de la force, même létale, pour
empêcher ou éliminer des activités hostiles, y
compris trafic illégal d’armes, munitions et explosifs
dans leur zone de responsabilité (entre le fleuve Litani et la
frontière d’Israël)».Ce n’est pas tout.
La Finul II mettra sur pied, à cette fin, des postes de
contrôle le long des routes et réquisitionnera directement
les armes de la résistance dans le cas où
l’armée libanaise ne serait pas capable ou ne voudrait pas
le faire. Voilà les tâches de la Finul II au Liban –
qui ouvrent la voie à un affrontement direct avec le Hezbollah
et représentent une violation grave de la souveraineté
libanaise – qui émergent du «Manuale de Area»
élaboré par les services militaires espagnols et
distribué ces jours derniers aux soldats de Madrid
envoyés au Liban, et dont le contenu a été
diffusé il y a deux jours par le quotidien El Pais.

Selon ce qui est rapporté par le journal, habituellement bien
informé, ces règles d’engagement, les plus dures
jamais appliquées dans une mission des casques bleus, auraient
été approuvées au cours de longues tractations, en
août dernier, au palais de verre, entre les responsables des
Nations Unies et les gouvernements français, italien et
espagnol. Les «règles d’engagement»
prévoient que l’ «autodéfense
préventive» pourra s’appliquer non seulement contre
d’éventuels attaquants mais aussi contre des groupes et
des personnes prêts à accomplir des actions hostiles
– même si dans ce cas les troupes Onu devront se baser sur
des «informations dignes de foi» – contre ceux qui
seraient en train de projeter un enlèvement ou qui menacent les
autorités libanaises, les opérateurs humanitaires ou des
civils non mieux précisés.

Et encore. La «force létale» pourra aussi être
utilisée par les troupes de la Finul – et ceci est un
aspect particulièrement préoccupant – «pour
réaliser leurs tâches»: en particulier contre
quiconque voudrait limiter la liberté de mouvement des forces
onusiennes, contre qui voudrait forcer un check point et plus
généralement pour empêcher et réprimer les
approvisionnements en armes à la résistance libanaise au
sud du fleuve Litani. Jusqu’à aujourd’hui, la Finul,
mais notre gouvernement aussi, avaient affirmé que la
tâche de désarmer le Hezbollah (qui serait de toutes
façons une violation de la souveraineté libanaise et du
droit de tout pays à libérer par tous moyens qui lui
semblent opportuns ses propres territoires occupés par des
forces étrangères), en particulier au sud du fleuve
Litani, reviendrait uniquement à l’armée libanaise.
Une réassurance qui a amené aussi une partie de la gauche
pacifiste et radicale à soutenir l’envoi de nos troupes au
Liban bien que la résolution 1701 sur le cessez-le-feu se donne
– même si c’est avec une certaine
ambiguïté – l’objectif de bloquer les
activités du Hezbollah dans le sud sans qu’Israël
n’ait accepté de se retirer des territoires libanais
occupés.

Maintenant par contre, à moins de penser que les
«règles d’engagement» espagnoles soient
différentes des italiennes, nous avons des
éléments suffisants pour dire que la Finul accomplira
directement la tâche de réprimer la résistance
libanaise en établissant des postes de contrôle, en
réquisitionnant des armes et en «désarmant des
groupes ou des individus armés» même en
l’absence de l’armée libanaise. Armée qui,
par les déclarations de ses états-majors, citées
sur son site Internet, a affirmé plus d’une fois, de son
côté, vouloir défendre le pays des agressions
israéliennes et ne pas du tout vouloir désarmer le
Hezbollah. Il en résulte l’inconfortable
vérité que la Finul II n’aura pas du tout un
rôle d’«interposition» mais essaiera
plutôt d’empêcher directement les activités de
la résistance libanaise contre l’occupation et les
agressions israéliennes. Avec toutes les conséquences qui
en dérivent aussi pour notre contingent.

Stefano CHIARINI*


*     Il manifesto, dimanche 15 octobre 2006.
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.