États-Unis: La légalisation destribunaux spéciaux

États-Unis: La légalisation des
tribunaux spéciaux


Ce 17 octobre, le Président Bush a signé le
Military Commissions Act1 qui légalise les commissions
militaires, ces tribunaux spéciaux qui furent
créés par un décret
présidentiel au lendemain des attentats du 11 septembre.
L’état d’urgence fut invoqué
pour justifier la mise en place de ces juridictions, si liberticides
qu’elles violent le code militaire lui-même. Ces
tribunaux ont été créés
pour juger les étrangers soupçonnés de
terrorisme par l’administration et à propos
desquels il n’y a pas de preuves recevables par une
juridiction civile ou militaire.

Les commissions militaires peuvent accepter des preuves par
ouï-dire et des aveux arrachés par des mauvais
traitements. Si la torture est formellement interdite, un
«certain degré de coercition» est permis
et c’est le Président qui est chargé de
fixer le niveau de dureté des interrogatoires. Des
«preuves» obtenues sur base d’aveux,
arrachés dans des pays qui pratiquent la torture, sont
également recevables. Rappelons que c’est ce type
de «preuve» qui avait permis de
prétendre que l’Irak disposait d’armes
de destruction massive et qui, ainsi, avait justifié
l’invasion du pays. Le système de
délocalisation de la torture, mis en place par la CIA, se
trouve légitimé et la loi accorde des protections
juridiques aux tortionnaires placés sous le commandement de
l’administration américaine.

Le système des commissions militaires réduit les
droits de la défense à une peau de chagrin.
L’accusé n’a pas le choix de son avocat.
Celui-ci est un militaire désigné par le pouvoir
exécutif. L’accusé peut être
exclu de certaines phases de son procès pour des raisons de
sécurité nationale et si certaines parties sont
classées secret-défense, il n’a pas
accès à
l’entièreté du dossier.

La loi n’accorde pas aux détenus le droit
d’être jugés, même devant une
commission militaire. Ce faisant, elle pérennise la
possibilité, accordée au ministre de la Justice,
de maintenir indéfiniment en détention
administrative tout étranger soupçonné
de terrorisme. Alors que l’Executive Order de novembre 2001,
qui a mis en place ces tribunaux spéciaux, en limitait
l’application aux étrangers capturés en
dehors du territoire américain, le Military Commissions Act
l’étend aux étrangers
résidant aux Etats-Unis.

Ennemi combattant ou ennemi du gouvernement

Cette loi inscrit dans le droit la notion d’ennemi combattant
illégal. Elle donne à cette incrimination un
caractère directement politique en désignant
comme tel des personnes «engagées dans des
hostilités envers les Etats-Unis ou qui intentionnellement
et matériellement encouragent de telles
hostilités…». Cette définition est
tellement vague qu’elle peut s’appliquer
à des mouvements sociaux ou à des actions de
désobéissance civile. Cela a d’autant
plus d’importance que la notion d’ennemi combattant
s’applique aussi aux nationaux. Seuls les ennemis combattants
illégaux étrangers peuvent être
traduits devant des commissions militaires. Les ennemis combattants
ayant la nationalité américaine pourront, quant
à eux, recourir aux juridictions civiles pour faire valoir
une requête en Habeas Corpus. Le système des
commissions militaires, destiné à juger les
étrangers, a également prévu un
système de recours formel devant un tribunal civil. La Cour
d’appel du district de Columbia est l’unique
juridiction supérieure compétente pour
connaître ces affaires. Encore, cette Cour est seulement
autorisée à vérifier la
conformité de la procédure utilisée,
alors que ce sont justement ces procédures qui posent
problème. Il n’y a pas
d’enquête sur la véracité des
faits avancés par l’accusation.

Cette loi, légalisant les commissions militaires, a
été conçue, dès le
départ, pour s’appliquer à
l’ensemble de la population, nationaux inclus. Le premier
projet est particulièrement explicite à cet
effet. La résistance de quelques parlementaires
républicains a limité la compétence de
ces tribunaux aux seuls étrangers. Vu la rapidité
avec laquelle elle fut votée, la loi garde encore des traces
de l’objectif initial. La notion d’ennemi
combattant illégal, qui fonde la création de ces
tribunaux spéciaux, inclut les nationaux. Parmi les
infractions qui peuvent être jugées par une
commission militaire, on trouve celle qui punit toute personne qui,
«dans une position d’allégeance ou de
devoir vis-à-vis des Etats-Unis»2, soutient
intentionnellement des actions hostiles envers les USA ou ses
alliés. Qui, à part un citoyen
américain, peut se trouver dans une position
d’allégeance ou de devoir vis-à-vis des
Etats-Unis?

Parmi les infractions qui peuvent être jugées par
les commissions militaires, on trouve des définitions qui
s’attaquent directement aux luttes sociales, telles la notion
d’attaque à une propriété
protégée ou celle relative au pillage, qui
transforme toute occupation illégale en terrorisme. Le
caractère directement politique de ces délits est
indicatif de l’intention première du gouvernement
de pouvoir juger des Américains devant ces commissions.

Un nouvel ordre politique

L’inscription de l’anomie dans la loi fait
qu’elle ne peut plus, comme dans l’Executive Order
de novembre 2001, être justifiée par
l’état d’urgence. Le Military
Commissions Act of 2006 installe l’exception dans la
durée. Il procède à une mutation dans
l’ordre juridique et politique. Il crée un droit
purement subjectif qu’il place aux mains du pouvoir
exécutif. Ce dernier peut désigner toute personne
comme ennemi combattant, nommer les juges militaires et
déterminer le niveau de coercition des interrogatoires.

Cette loi offre la possibilité de criminaliser des actions
politiques de citoyens américains et jette
l’ensemble des étrangers,
soupçonnés de terrorisme, dans un
système de violence pure. Elle légalise des
pressions, physiques ou psychiques, proche de la torture. La loi permet
une incarcération administrative, non limitée
dans le temps, des étrangers désignés
comme ennemis combattants ou autorise, selon le bon vouloir de
l’administration, de les juger devant des juridictions
d’exception. Cette loi ne concerne pas uniquement les
individus capturés par les USA ou résidant aux
Etats-Unis, puisque, dans le cadre des accords d’extradition
signés en juin 2003, toute personne, membre de
l’Union européenne et accusée de
terrorisme, pourrait être remise aux autorités
américaines pour être soumise à ce
droit d’exception.

Cette procédure s’inscrit encore dans un double
système juridique: Etat de droit restreint pour les
Américains et violence pure pour les étrangers.
Si l’objectif initial du gouvernement, la suppression de
l’Habeas Corpus pour l’ensemble de la population,
n’a pas été atteint, il
s’agit, comme l’a exprimé le
sénateur républicain Linsay Graham,
«d’un bon début»3.

Jean-Claude PAYE*



*    sociologue, auteur, de La fin de
l’Etat de droit. La lutte antiterroriste: de
l’état d’exception à la
dictature, Paris, la dispute, 2004.

1     S.3930 Military Commissions Act of 2006, http://www.govtrack.us/data/us/bills.text/109/s/s3930.pdf 

2     Military Commissions Act of 2006,
article 950v. (b)26.

3    
www.mondialisation.ca/index.php?context=viewArticle&code=

MAR2006=802&article=2889