Silvia Federici analyse le capitalisme patriarcal
Dans le cadre de l’évènement inter- et transdisciplinaire Femmes: les raisons de la colère, organisé à Lausanne les 25–26 mai 2019 par différentes associations ou institutions romandes (CEG, FRI, LACCUS, LIVES), nous nous sommes entretenues avec Silvia Federici, enseignante et militante féministe radicale. Elle a notamment écrit Caliban et la sorcière et vient de publier Le capitalisme patriarcal aux éditions La Fabrique. Extraits de l’entretien.

Dans votre dernier ouvrage, vous écrivez que le désintéressement de Marx pour le travail domestique, provient du fait que le travail domestique est naturalisé et fortement déprécié?
Oui, Marx s’occupe de la question du patriarcat « en passant ». Les féministes marxiste-socialistes lui accordent plus de crédit qu’il ne mérite. Dans le premier volume du Capital, il parle de la famille patriarcale dans la période de la manufacture, ce premier moment de l’industrialisation, lorsque le marchand fournit du travail à exécuter à domicile et que le père avait le contrôle du travail de ses filles et de sa femme. Marx fait référence à ce type d’organisation patriarcale du travail, mais il affirme que l’industrialisation, avec l’entrée des femmes dans les usines, va y mettre un terme. Engels et lui étaient convaincus que c’était le destin du patriarcat dans la société capitaliste. Et je crois qu’il a fait la même erreur en pensant que l’expansion du capitalisme, de l’industrialisation, aurait produit une unification de la classe ouvrière. Je crois que l’évidence montre qu’il fait une erreur magistrale.
Vous dites que le fait de considérer cette unification de la classe ouvrière comme ce qui conduit à l’émancipation des femmes est aussi erroné?
Non. L’unification de la classe ouvrière, si elle était réelle, serait une chose magnifique, ce serait une révolution. Je dis que le fait de considérer l’entrée des femmes dans les usines comme le chemin vers l’émancipation est une erreur. Avant tout, Marx n’a pas vu que la bourgeoisie était en train de créer un nouveau type de patriarcat avec l’expulsion des femmes des usines et la création d’un nouveau type de famille fondé sur la dépendance économique des femmes. De même, la fin de l’esclavage, à proprement parler, n’a pas été la fin de la racialisation du travail. Marx n’a pas non plus vu que l’entrée des femmes dans les usines et dans le monde du travail salarié n’a pas éliminé le rapport de domination patriarcale.
Nous pouvons le voir aujourd’hui, quand une grande part des femmes, partout dans le monde, travaillent aussi hors de la maison. Je critique surtout la conception de Marx selon laquelle le capitalisme va construire les conditions matérielles pour l’avènement de la société communiste, c’est-à-dire les conditions pour dépasser la pauvreté et les divisions sociales. C’est le contraire. Le développement du capitalisme a augmenté la pauvreté dans le monde.
Le travail de reproduction est-il irremplaçable, impossible à supplanter par les machines, ce qui crée de nouvelles inégalités?
Exactement. Nous ne pouvons pas éliminer la reproduction quotidienne de la vie. L’entrée des femmes sur le marché du travail n’a pas signifié la fin du travail de reproduction. La majorité d’entre elles continue à le faire, même s’il a réduit, mais elles le font la nuit, le matin, avant de sortir, le dimanche… Et nous avons vu que l’entrée de femmes en masse dans le monde du salariat a été corrélée avec des migrations quasiment forcées des femmes des pays du Sud, préalablement recolonisés par la Banque Mondiale et assujettis à des ajustements structurels, qui maintenant font une large part du travail de reproduction de la force travail. Aujourd’hui, ce sont les femmes migrantes, pas les machines, qui font le travail de reproduction que d’autres femmes ne peuvent plus ou ne veulent plus faire puisqu’elles travaillent hors de la maison.
Comment vous positionnez-vous sur la question de la gauche vis-à-vis du féminisme?
La critique de la gauche de notre théorie de la reproduction porte sur le fait que le travail domestique ne serait pas un travail productif ; ce serait un service personnel envers notre famille et non pas une exploitation et un travail gratuit des femmes. La gauche n’a pas reconnu l’importance de ce travail. Elle n’a pas voulu voir la maison comme une usine de production des forces de travail. C’est un aveuglement concomitant à un intérêt politique. Elle ne voulait pas fâcher les ouvriers qui étaient bénéficiaires d’avoir leurs servantes domestiques et sexuelles à la maison.
Vous parlez de la période fordiste en disant qu’il a fallu « ramener les hommes au foyer et les détourner du saloon », pourquoi?
Le rythme du travail industriel demandait que les hommes aient une vie ordonnée, dans leur foyer, qu’ils se couchent tôt le soir. De plus, le saloon [ndlr: le bar] était un lieu d’organisation. Les ouvriers masculins allaient au saloon pour boire un verre de bière et parler de politique après le travail. Ce qui explique la décision de créer, après la Seconde Guerre mondiale, des zones résidentielles suburbaines, et donc de séparer de façon radicale le lieu de travail de production et le lieu de vie, de reproduction. C’est une stratégie pour séparer les individus, […] toutes ces choses peuvent sembler accidentelles, mais ont en réalité été pensées politiquement.
Quelles pistes donneriez-vous pour dépasser ce système capitaliste?
Il n’y a aucun mouvement social qui puisse dépasser le capitalisme par lui-même. N’importe quelle lutte que nous faisons doit incorporer la subversion de la hiérarchie que le capitalisme a créée. Ce doit être l’expression d’une perspective antisexiste et antiraciste et d’une politique de défense de la nature. Enfin, nos luttes ne doivent pas être seulement des luttes d’opposition. Elles doivent être une part de la construction d’une société plus juste, au-delà du capitalisme.
Dans le sillage du 14 juin, comment créer un front large alors que certaines questions divisent les féministes?
Pour créer un front large il faut reconnaître qu’il y a des problèmes communs, comme le travail de reproduction, qui est invisible, dévalué, que les femmes gagnent souvent des salaires de misère hors de la maison et voient leur santé mise en danger, que la violence est toujours croissante contre elles. Il faut aussi dénoncer toutes les formes de racisme. Par exemple, la question du voile. Ce n’est pas aux femmes françaises, catholiques ou protestantes, de décider ce que les femmes musulmanes doivent faire. Si le voile est une forme d’oppression, alors ce sont les femmes musulmanes qui doivent mener cette lutte.
Sur la question de la prostitution, je maintiens ce que j’ai toujours dit. Il y a une perspective aveugle qui domine le débat, parce que les femmes ont toujours dû utiliser leurs corps comme une ressource, parce qu’il a toujours été plus difficile pour nous d’avoir accès au monde du l’argent. La sexualité est notre capital: quand tu n’as rien, tu peux vendre ton sexe. Sans doute, les femmes sont exploitées par la prostitution, et souvent souffrent de violence, mais cela est vrai aussi pour d’autres formes de travail. Alors pourquoi différencier les femmes? C’est une erreur de penser que les autres travaux sont plus libérateurs. Et dire que le travail du sexe est la pire forme de dégradation pour les femmes signifie collaborer avec la société, pour que les femmes qui font ce travail se sentent coupables.
Comment analysez-vous ce que l’on voit actuellement avec ces politiques de backlash, doit-on s’attendre un durcissement général?
Le capitalisme est en crise… C’est incroyable parce que les capitalistes ont exploité tout le monde, ils ont gagné une richesse immense, mais ils ne sont pas satisfaits. Ils nous disent que leur taxe de profit et de croissance n’est pas suffisant. Cela signifie que la violence qu’on voit aujourd’hui, et les politiques d’austérité économique, vont continuer.
Il faut ajouter que cette violence et cette austérité ne sont pas uniformes. Elles pénalisent surtout les communautés noires, migrantes et les communautés prolétaires en général. Aux États-Unis, il y a un processus de criminalisation de la grossesse des femmes noires, qui est présenté comme une défense de la vie, mais qui, en réalité, pénalise les femmes qui n’ont pas de ressource et qui devraient alors – selon la logique du système capitaliste – ne pas se reproduire.
Il faut aussi ajouter qu’au travers de toute son histoire, le capitalisme a été violent. Le capitalisme s’est fondé sur l’esclavagisme, la conquête et la colonisation, l’extermination des populations indigènes, deux Guerres Mondiales, la destruction de la nature… Le capitalisme est donc pour nous une crise totale. Il est un système social insoutenable. Il faut se mettre dans la logique de changer ce système à la racine.
Propos recueillis par Donna Golaz et Tamara Knezevic, 25 mai 2019