Révolutions française et russe: Réflexions d'un historien dissident
Révolutions française et russe: Réflexions d’un historien dissident
Publié d’abord en anglais en 1999, puis en traduction française en 2002, cet ouvrage demeure d’une actualité saisissante. Partant du refus de l’idée même d’objectivité, de la conscience que toute histoire est contemporaine et de la volonté de montrer que tous ceux qui ont travaillé sur les révolutions française et bolchevique sont de parti pris, Arno Mayer revendique son statut d’intellectuel engagé.
Dans son introduction, il ne laisse aucun doute sur sa posture interprétative: «La violente passion et la grande peur des révolutions française et russe ont cédé la place à l’éloge des révolutions sans effusion de sang pour la défense des droits de l’homme, de la propriété privée et du capitalisme de marché». Mayer entend au contraire poser à nouveau la question de la légitimité du processus révolutionnaire, en ce temps de mondialisation où quatre milliards d’êtres humains résident dans des pays «oubliés de la providence» et des millions de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté.
Quelque part entre Wilson et Lénine
«Tout livre a une histoire» soutient l’auteur. Il n’en dévoile pourtant qu’une infime partie dans son avant-propos. Il y relève son agacement par rapport aux «comparaisons simplistes en vogue entre les crescendos de violence dans la France et la Russie révolutionnaire» et sa volonté consécutive de discuter, là où il semblait ne plus y avoir de débat possible, «le caractère anormal et monstrueux de la violence», sans s’ériger ni en procureur, ni en juge et encore moins en moralisateur.
Il faut lire l’interview qu’il a accordée à deux historiens français, André Loez et Nicolas Offenstadt, pour saisir pleinement les origines de son interprétation1. Né au Luxembourg, en 1926, dans une famille juive, il émigre aux Etats-Unis, en 1940, avec son père et sa mère. Ses grands-parents restent en Europe et seront déportés à Theresienstadt. En 1944, il devient citoyen américain et étudie à Yale. «Démobilisé aux Etats-Unis, en 1946, raconte-t-il, il était impensable de devenir communiste, alors que je l’aurais été si j’avais été en Europe à ce moment-là».
Soumis à des pressions constantes au sein du milieu académique, dans lequel il souhaitait continuer à évoluer, il ruse alors avec le maccarthysme, renonce à un voyage à Moscou en 1953 et signe un serment de loyauté en 1958, alors qu’il occupe son tout premier poste à Harvard. Mais sa thèse, défendue à Yale dans les années 1950, portait en germes la recherche de sa propre voie2: «J’étais de gauche, soutient-il, ce qui voulait dire pour moi, me situer quelque part entre Wilson [Président démocrate US de 1913 à 1921, ndlr] et Lénine». Il éprouve alors la censure et l’autocensure pratiquée dans les milieux intellectuels états-uniens, et les intimidations qui brident souvent les meilleures volontés.
Ne peut raconter l’histoire en noir et blanc
Cet ouvrage n’est pas seulement une réponse aux historiens qui comparent abusivement les deux expériences révolutionnaires, notamment en termes de nombre de victimes, mais également une tentative de tracer une nouvelle voie interprétative: «Dans les Furies – dit-il – j’essaie de montrer qu’on ne peut raconter cette histoire en noir et blanc».3
Mayer part du postulat, qu’ «[…] il n’est pas de révolution sans violence ni terreur, sans guerre civile ni guerre extérieure, sans iconoclasme ni conflit religieux, et sans heurts entre ville et campagne». Mais il ne suffit pas, selon lui, d’énoncer purement et simplement que la violence et la terreur sont intrinsèquement liées aux «époques» révolutionnaires, encore faut-il en comprendre les mécanismes et les ressorts. Adoptant une approche historique, il s’attache à reconstruire les étapes des deux révolutions française et russe.
La vengeance comme clé d’explication
Il examine attentivement, et tout particulièrement, la phase de transition entre l’«effondrement de la souveraineté centralisatrice», dont la révolution se nourrit, et l’instauration d’une nouvelle donne politique: «De fait un des traits déterminants du moment révolutionnaire – écrit-il – pourrait être “ce hiatus entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore”, cet espace où la relation entre fondation et innovation est indissociable de l’imprévisibilité des émergences du lendemain». C’est précisément sur la compréhension de ce moment révolutionnaire que la grande majorité du livre est centrée. Pour l’aborder il introduit une clé d’explicitation essentielle, celle de la vengeance. Une vengeance qui apparaît sous les traits d’une violence sauvage durant la période de transition «entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore», qui fait place ensuite à une «terreur institutionnalisée».
Dans le cours de son étude, Mayer réintroduit un élément essentiel de compréhension du crescendo de violence qui semblait avoir été depuis longtemps négligé, soit l’action des forces contre-révolutionnaires, qui furent le plus souvent à l’offensive. Ces dernières font partie des objets d’analyse privilégiés par cet auteur4. Partant du constat qu’il «n’y aurait pas eu de terreur si la résistance intérieure et extérieure ne s’était montrée aussi opiniâtre», il insiste également sur les opinions nuancées de Robespierre et Lénine quant à l’utilisation de la terreur: Robespierre répugnant à utiliser l’arme du despotisme, Lénine convaincu de pouvoir s’en passer grâce à l’expansion du processus révolutionnaire. Bref, un livre utile, dans la mesure où il pousse à la réflexion…
Stéfanie PREZIOSO
*Arno J. Mayer, Les Furies (1789-1917). Violence, vengeance, terreur, Paris, Fayard, 2002, 680 p.
- In Genèse, N°49, décembre 2002, p. 135.
- Wilson versus Lenin: Political Origins of the New Diplomacy, 1917-1918, New Haven, Yale University Press, 1959.
- In Genèse, N°49, décembre 2002, p. 135.
- La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1983).