Feuilleton théâtral
Feuilleton théâtral
Lors dune rencontre avec
Natacha Jaquerod et Geneviève Guhl, André Steiger a
formulé une série de réflexions, regroupées
ici par mot-clef et tournant autour du théâtre, de ses
composantes, de son rôle et de son avenir. En voici une
première livraison.
La vision que lon peut avoir du théâtre, ici ou
ailleurs, est actuellement démesurément troublée.
Et pour des raisons très diverses. La pluralité des
expressions fait que lon norganise pas les discours
autour de cela dune façon cohérente. Est-ce que
lon pense quil y a une différence entre spectacle
et théâtre?
Le théâtre, pour moi, cest le primat du texte, de la fable; le spectacle cest tout le reste.
Il peut y avoir une vision optimiste parce quil y a beaucoup de
projets. Mais ces projets sont individuels; ils ne sont que rarement
collectifs. Une personne a envie de faire un projet et ils sont dix
à formuler le même projet. En utilisant un autre objet,
peut-être, mais le même projet: il y a une redondance
inutile. Est-ce que lon peut gérer cela? Je ne crois pas,
mais en même temps, on pourrait poser la question: comment faire
pour que lon nait pas toujours le même article dans
tous les différents journaux?
Avenir?
Malheureusement, je nai pas le don de voyance
Je ne sais
donc pas. Lavenir du théâtre ne sera que ce que la
société en fait. À aucun moment dans
lhistoire du théâtre, quelquun a pu dire:
«le théâtre sera ça, demain.» Je crois
que ce que lon pourrait dire cest que le
théâtre dans lavenir sera fait du
théâtre dhier. Durée ou instant? Plus on est
dans le théâtre dhier, moins il y a à
souffrir de la dictature du présent; et plus on est dans une
manifestation artistique cohérente.
La dictature du présent, il faut la réserver aux journaux dactualité.
Le théâtre, ou comment le présent sest-il
constitué? Dautant que sous le vocable
théâtre il faut dissocier lécriture
théâtrale de la représentation
théâtrale. Lécriture théâtrale
peut être historiquement datée, la pratique de la
représentation théâtrale, quon le veuille ou
non, est toujours au présent. À partir
dune pièce qui fut écrite hier ou dune
pièce écrite il y a deux mille cinq cents ans,
lorsquon la joue cest aujourdhui! Il ny a
pas de théâtre ancien et de théâtre moderne.
Le théâtre en tant que manifestation est toujours au
présent. Donc, lavenir, je crois que cest
simplement quand on saura utiliser le présent pour inventer le
futur, en sappuyant sur le passé pour inventer le
présent.
Spectacle?
Cest un vrai problème et je le classe de la
façon suivante: on utilise de plus en plus la forme spectacle,
parce que le spectacle est une production naturellement commerciale.
Quelquun a dit: «On est dans la civilisation de
limage, alors on fait de limage.». Un
sémiologue aurait dit: «Nous entrons dans la civilisation
du texte. La preuve, cest que les écrans dimages
servent de plus en plus à véhiculer du texte.» Et
il faisait allusion aux ordinateurs. Il y a dans ce paradoxe quelque
chose dassez intéressant qui vise à déjouer
un vice communicationnel: la négligence du langage. Parce que le
langage a pu paraître à certains moments terroriste, on
veut le supprimer. Cest comme si lair était
subitement devenu terroriste, puisquon est forcé de
respirer pour vivre: on voudrait supprimer lair, on en
périrait.
Dans toutes les visions paradoxales, quelque chose dinquiétant se dégage.
Le théâtre ne peut pas se priver de dramaturgie;
dramaturgie de lécriture, puis dramaturgie de la mise en
forme de cette écriture, théâtralement.
Linterprétation est réservée aux
spectateurs. Nous sommes interprètes quand nous lisons un texte.
En tant que lecteurs, nous interprétons un roman ou une
pièce de théâtre ou un essai. Mais à partir
du moment où lon joue, nous ne sommes plus des
interprètes. Nous sommes des passeurs de signes; signes vocaux,
signes physiques. Et le public va interpréter notre uvre
de réalisation. À partir de ce moment, on peut dire
quil y a théâtre: où saffirme le
postulat du sens.
Pensée?
La tendance actuelle dévacuer, consciemment ou non, la
pensée de la scène est réelle.
Cest-à-dire quil y a un préjugé
populiste: on ne veut pas être des intellectuels. Sur ce point,
on commet une erreur fondamentale puisque par définition, le
théâtre sous une forme ou sous une autre, met en jeu des
idées, que ce soit des idées affectives dans le
théâtre émotionnel ou des idées
philosophiques dans le théâtre de la réflexion.
Nous sommes des travailleurs intellectuels, quon le veuille ou
non. Donc récuser la pensée, cest récuser
que lon travaille à la mettre en jeu. Évacuer le
théâtre du théâtre? Pourquoi? Pour aller de
plus en plus vers le spectacle; cest-à-dire vers un
fourre-tout où tout précisément se retrouve
mélangé, et où finalement la parole na plus
tellement dimportance.
A suivre