La Nakba à l’heure de la guerre globale et permanente: entretien avec Ilan Halevi

La Nakba à l’heure de la guerre globale et permanente: entretien avec Ilan Halevi

Ilan Halevi, membre du Fatah, auteur
et chroniqueur régulier de la Revue d’Etudes
Palestiniennes était à Genève sur invitation du
Collectif Urgence Palestine pour participer au meeting et à un
atelier organisés les 16 et 17 mai dans le cadre de la campagne
à l’occasion des 60 ans de l’indépendance
d’Israël et de la Nakba palestinienne. Tobia Schnebli
l’a interviewé pour notre journal.

Quel est ton bilan des commémorations des soixante ans de l’indépendance d’Israëlet de la Nakba ?

Ilan Halevi: Dans le
déferlement de déclarations d’amour à
l’Etat d’Israël qui émanent des médias
européens et d’une grande partie des gouvernements, en
Europe et même de par le monde, on peut trouver une consolation
dans le fait que le concept, le vocable de Nakba, en arabe dans le
texte… , est entré dans l’usage médiatique
et public universel. C’est la deuxième fois que les
Palestiniens ont fait entrer un terme dans le langage universel: il y a
une génération, c’était le terme Intifada.
C’est la deuxième fois que leur souffrance et leur
résistance imposent leur nom propre.

Il y a quelques précédents: la Perestroïka
gorbatchévienne, par exemple avait imposé son nom.
Glasnost et Perestroïka n’étaient plus traduits,
c’étaient des concepts en russe dans le texte. Il en est
apparemment de même à partir de cette année avec le
mot Nakba. Le secrétaire général des Nations Unies
l’a mentionné, suscitant les protestations des
Israéliens. Et un peu partout on ne peut plus mentionner
l’indépendance d’Israël sans faire une
référence, fût-elle formelle et hypocrite, à
la souffrance corollaire dont les palestiniens ont été
les victimes comme résultat de l’établissement de
l’Etat d’Israël en 1948.

Je dirais donc que c’est un bilan mitigé. Tout
d’abord parce que la Nakba continue, la dépossession
continue et on n’en voit pas la fin. Donc de toute façon
il n’y a aucune raison de célébrer ou de se
réjouir et les raisons d’espérer sur le court terme
sont minces.

Deuxièmement, on peut aussi s’inquiéter de
l’écart qui se creuse entre le ras-le-bol des opinions
publiques par rapport à la brutalité et à
l’arrogance des pratiques israéliennes et à la
servilité accrue des politiques et des médias à
l’égard des dirigeants israéliens, dont les
exigences n’ont pas cessé de s’accroître. Je
pense que le conflit, qui n’a jamais été un champ
clos israélo-palestinien, nécessite plus que jamais une
médiation internationale qui réintroduise les
paramètres du droit, et même du droit international dans
ses versions les plus minimalistes, dans une équation qui est
aujourd’hui totalement déséquilibrée.

Comment retrouver l’unité dans la lutte de libération du peuple palestinien ?

IH: L’unité
politique palestinienne se trouve aujourd’hui dans une crise sans
précédents. Il n’y a jamais eu une situation comme
l’actuelle, où il y a deux systèmes de
légitimité politique concurrents sur le territoire
palestinien lui-même. Alors que dans les années de
l’exil même la dislocation géographique du peuple
palestinien n’avait pas entamé son unité politique.
L’OLP était le cadre dans lequel on fonctionnait, que
l’on soit avec le Front populaire ou le Front
démocratique, partisan du Fatah ou communiste ou islamique. Il
n’y avait qu’un seul cadre institutionnel, quelle que soit
la location géographique. Aujourd’hui sur le territoire
palestinien lui-même on a une situation de double pouvoir qui
d’ailleurs est une double absence de pouvoir puisque c’est
l’occupant israélien qui détient les
véritables leviers du pouvoir réel, le pouvoir effectif
sur le territoire, sur la liberté de mouvement, sur la vie, sur
l’économie.

Alors que le pays est assiégé et qu’il vit une
situation épouvantable du point de vue de la
sécurité des citoyen-ne-s qui sont menacés par une
politique d’assassinats dits ciblés mais qui est
absolument dévastatrice par rapport aux civil-e-s et qu’il
subit en même temps une asphyxie économique sans
précédent, la question de l’unité politique
est une question grave, mais elle ne pourra être résolue
que de façon démocratique: il faut absolument
écarter l’idée ou l’hypothèse selon
laquelle une des parties pourrait imposer son hégémonie
à l’autre de force. La société palestinienne
ne l’acceptera pas.

Comment vois-tu les perspectives pour les Palestinien-ne-s ?

IH: Les perspectives sur le
plus long terme demeurent inchangées. Le peuple palestinien ne
peut pas se permettre de baisser les bras, il faut qu’il continue
à survivre. Même si la victoire où une
libération même partielle n’est pas à
l’ordre du jour immédiat en raison du rapport de force,
qui de toute évidence ne lui est pas favorable, il y a toujours
quelque chose à faire On peut toujours mettre son poids dans la
balance pour que les choses soient un peu moins pires, au moins pour
alléger un peu la souffrance des gens, et se préparer
à l’étape suivante. Là les
responsabilités de la communauté internationale sont
écrasantes. Donc, il faut continuer à en appeler aux
Européens, à la fois sur la base de leurs valeurs
proclamées mais aussi sur la base de leurs intérêts
bien compris. Parce que même si les Etats-Unis peuvent envisager
de gérer le désordre et l’instabilité au
Moyen Orient par télécommande, à distance, les
Européens, eux, sont bien placés pour savoir que leurs
destins et ceux des autres riverains de la Méditerranée
sont étroitement imbriqués et qu’il n’y aura
pas de prospérité et de stabilité sur la rive Nord
de la Méditerranée s’il y a la guerre et la
misère de l’autre côté. Donc il faut que les
Européens traduisent leurs discours souvent justes en une
véritable action politique concertée.

Quel est le thème de ton prochain livre ?

IH: Le thème
traité est l’islamophobie, qui est le discours sous jacent
de la nouvelle guerre globale,  présentée comme une
guerre contre le terrorisme. Je pense qu’il y a là une
perversion intellectuelle, théorique et politique grave de
conséquences. Je travaille sur cette thématique qui, dans
une certaine mesure, éclaire le pessimisme dont j’ai fait
preuve sur les perspectives à court terme dans la question
palestinienne. Ce contexte global, absolument désastreux,
justifie toutes les complaisances à l’égard de la
politique israélienne puisque l’adversaire
désigné, l’ennemi global de substitution, est
désormais l’identité civilisationnelle
elle-même des peuples de notre région.

Ilan Halevi