Syndicalisme aux USA: la nécessité de renouveler ses pratiques et ses perspectives

Syndicalisme aux USA: la nécessité de renouveler ses pratiques et ses perspectives

Par Catherine Sauviat*

Le syndicalisme étasunien est souvent méconnu en Europe.
En y consacrant l’un de ses dossiers internationaux annuels,
l’Union syndicale Solidaires a donc comblé un vide pour
les non-anglophones. Nous en reprenons quelques articles et invitons
nos lecteurs et lectrices à consulter les autres contributions,
tout aussi intéressantes, sur le site
http://pagesperso-orange.fr/orta/solidint/. L’Union syndicale
Solidaires regroupe les syndicats SUD (rail, PTT, etc.) en France.

L’importance du syndicalisme dans le cœur de la
première puissance mondiale n’est pas à souligner:
rien de grand et de fort ne se produira aux Etats-Unis sans lui. Mais
ses limites doivent aussitôt être mises en évidence,
en particulier la réduction – voulue ou subie – de son action
à la négociation collective au niveau de
l’entreprise. Sans parler du soutien renouvelé
apporté au Parti Démocrate, piètre pis-aller en
l’absence d’une véritable organisation politique des
salarié-e-s. Actuellement dans une phase d’affaiblissement
marquée par rapport aux années 60,
particulièrement dans le secteur privé, où il est
passé d’un taux de syndicalisation de 35% à moins
de 8%, le syndicalisme étasunien est placé devant
l’évidente nécessité de renouveler ses
pratiques et ses perspectives. (réd)

* Catherine Sauviat est économiste. Son activité de recherche
est centrée sur les rapports entre la mondialisation, l’emploi, les
rémunérations, et la gouvernance des entreprises. Elle a publié de
nombreux articles sur le monde du travail aux USA.
http://www.ires-fr.org/files/ires/equipeires.html

Pour des raisons historiques, la faiblesse du syndicalisme
américain et son incapacité à représenter
la classe ouvrière dans son ensemble ont conduit les syndicats
à privilégier la négociation collective et
à développer, de fait, des pratiques gestionnaires et
bureaucratiques, au bénéfice exclusif de leurs membres.
Les Etats-Unis sont de tous les grands pays industrialisés,
celui où la «prime syndicale» est la plus forte.1

Un syndicalisme focalisé sur la négociation collective

Cette stratégie s’est consolidée au
détriment de pratiques et d’actions situées
à un niveau plus directement politique et du
développement de liens tissés avec la
société civile et les mouvements sociaux. Il n’y a
que les syndicats du secteur public qui fassent exception. Ces derniers
affichent en effet un taux de syndicalisation de 35%, lié
également au fait que les employeurs publics n’utilisent
pas les tactiques antisyndicales ayant cours dans le secteur
privé. Ce syndicalisme de «services aux
adhérent-e-s» a montré de fait une
indifférence, sinon une hostilité aux grands mouvements
sociaux des années 1960-70, celui pour les droits civiques et
les différents mouvements en faveur des droits des
minorités. Cette attitude a d’ailleurs contribué
largement au développement d’actions pour la
défense et l’affirmation des droits individuels
fondés sur l’appartenance ethnique ou sexuelle, en lieu et
place des droits collectifs liés au statut de travailleur-euse
défendus par les syndicats. Ce choix a conduit également
le syndicalisme à configurer et à soutenir un
système de protection sociale fondé non pas sur
l’«Etat providence» à l’instar de la
plupart des grands pays industrialisés, mais sur
l’«Entreprise providence».

Ce syndicalisme puise donc principalement sa force dans
l’exercice de la négociation contractuelle. Ce qui
explique que les syndicats qui négocient localement en soient
les acteurs clés, aux côtés des puissantes
fédérations de branche ou de métiers quand les
négociations ont lieu à ce niveau. Ces derniers veillent
à défendre leurs intérêts et leurs
«parts de marché» (y compris en allant chasser des
adhérent-e-s sur les terres des autres) et tirent principalement
leur pouvoir des avantages contractuels négociés
localement pour leurs membres. En contrepartie, les conseils syndicaux
centraux (CLC) qui représentent les structures syndicales
interprofessionnelles en région ne jouent qu’un rôle
de coordination, à l’occasion de grèves ou de
campagnes organisées sur les lieux de travail. Ils sont en
général dépourvus de pouvoir. Ce qui explique
également que la confédération AFL-CIO n’ait
jamais eu les pouvoirs et l’influence des grandes centrales
françaises. Le niveau confédéral
fédère en fait des syndicats jaloux de leur
indépendance.2 Ne vivant que des cotisations reçues de ses membres affiliés, il a peu de prise sur eux.

Un contexte juridique radicalement hostile

Le problème majeur est que la négociation collective
s’est toujours exercée dans un face à face
inégal avec l’employeur, dont l’Etat a dressé
les règles du jeu (loi Wagner en 1935, révisée
à la baisse en 1947), mais dans lequel il ne s’immisce
guère, une fois ce cadre minimaliste fixé.
Institutionnalisée dans l’après-guerre (1949), la
négociation se limite en outre le plus souvent au seul champ de
l’entreprise et en son sein, aux seuls espaces où les
syndicats sont implantés.3 La négociation
d’un «contract» (accord d’entreprise dans la
plupart des cas) est en effet subordonnée à
l’élection préalable d’un syndicat, lequel
doit avoir conquis de haute lutte sa représentativité en
obtenant la majorité des votes des salarié-e-s
concernés, dans un contexte particulièrement hostile.4
Une fois élu, un syndicat peut parfois attendre plusieurs
années avant d’engager une négociation et conclure
un accord avec l’employeur, ce dernier n’hésitant
pas à user de toutes les formes possibles de résistances.5
De ce point de vue, l’adhésion à un syndicat ne
relève pas d’un choix individuel comme en France ou en
Suisse; il résulte d’un choix collectif à
l’issue d’un vote qui établit la
représentativité du syndicat. La désignation de ce
dernier est l’expression du choix majoritaire des salariés
dans l’entreprise, dont le syndicat devient le
représentant exclusif dans l’unité de
négociation appropriée. De même, un accord
collectif doit toujours être ratifié par les
salarié-e-s concernés, à la différence
là encore de la France et de la Suisse. Ceci suppose que les
représentant-e-s syndicaux locaux soient quelque peu attentifs
aux revendications de leur base, au risque d’être
contestés et de perdre leur leadership, même si les
accords dans les grandes entreprises sont en général
négociés par les leaders nationaux.6

L’environnement antisyndical peut également se lire
à travers les conditions d’exercice de la grève.
Son usage est strictement limité au cadre de la
négociation collective7 et se veut un moyen de
pression économique et non pas l’expression d’un
droit fondamental. D’ailleurs, l’employeur peut à
tout moment licencier les grévistes et utiliser l’arme du
lock-out. Le geste de Ronald Reagan, ordonnant en 1981 le licenciement
des 11 000 aiguilleurs-euses du ciel en grève et les
remplaçant immédiatement par des travailleurs-euses non
grévistes, a non seulement signé le coup d’envoi de
la répression antisyndicale, mais a marqué
également le début du déclin des grèves. De
toutes celles qui se sont produites depuis lors, peu ont connu une
issue victorieuse à l’exception toutefois de celle
très offensive organisée par le syndicat des camionneurs
(Teamsters) en 1997 chez le prestataire privé de services
postaux, UPS. Mais elle aura été finalement suivie de peu
d’effets en dépit des espoirs qu’elle a pu susciter
à l’époque, tant du point de vue des pratiques
grévistes que plus largement du renouvellement des pratiques
syndicales.

Bref rappel chronologique

1869
Fondation des «Chevaliers du Travail» (Knights of Labor)
qui, à la différence des syndicats de métier
existants, sont organisés par branche d’industrie;
composés majoritairement de
salarié-e-s non qualifiés,ils sont ouverts aux femmes puis aux noir-e-s.

1880-1890
Grèves et insurrections ouvrières, mouvement populiste
paysan. Grève générale le 1er mai 1886 pour
obtenir la journée de 8 heures suivie à Chicago de heurts
violents avec la police, puis de la pendaison de 4 militants
anarchistes l’année suivante. C’est à la
suite de ces évènements que le 1er Mai est devenu la
journée internationale des travailleurs-euses.

Déclin rapide des «Chevaliers du Travail»
après 1886 au profit de l’American Federation of Labor
(AFL), basée sur les salariés qualifiés masculins
blancs, et organisés par métier.

1900-1919
Grèves dans de nombreux secteurs. Création des IWW
(Industrial Workers of the World) en 1905, qui s’inspirent
partiellement de la tradition des «Chevaliers du travail»:
organisation des salarié-e-s non qualifiés, et
structuration par secteur d’activité. Opposés
à l’AFL, les IWW ont une orientation syndicaliste-
révolutionnaire proche de celle de la CGT française de
l’époque. Promulgation de lois sociales (Progressive Era).
A partir de 1919, répression féroce des grèves et
des militants combatifs. Développement dans les années
qui suivent du «business unionism» (syndicalisme maison).

1934-1942
Grèves massives à partir de 1934 notamment parmi les
camionneurs, les dockers, dans les pneumatiques, l’automobile, le
textile, chez les salarié-e-s agricoles du Sud, etc. Le
syndicalisme est reconnu pour la première fois par la loi Wagner
de juillet 1935. L’aile marchante de l’AFL constitue en
novembre 1935 un comité d’organisation, appelé
Congress of Industrial Organisations (CIO), en s’appuyant sur des
militant-e-s communistes, socialistes de gauche et trotskystes. Il
s’inspire en partie de la tradition des IWW et organise les
salarié-e-s non pas par métiers, mais par branche
d’activité. Le CIO joue un rôle clé dans les
grèves et la syndicalisation de masse, notamment parmi les
nouveaux immigrant-e-s peu qualifiés.

Les grèves avec occupation se multiplient (48 en 1936 et 447 en
1937), et le patronat accepte finalement le premier accord collectif
qui est signé en janvier 1937. Les tensions s’accentuent
au sein de l’AFL, et le CIO en est expulsé en mars 1937.
Promulgation de lois sociales en 1938: salaire minimum, restriction du
travail des enfants, 40 heures hebdomadaires.
En revanche, le projet d’assurance maladie universel ne voit pas le jour.

1946-1947
Point culminant des grèves aux USA. Les entreprises de
santé privées et les firmes pharmaceutiques parviennent
pour la seconde fois à empêcher l’introduction
d’un système d’assurance maladie universel. La loi
Taft-Hartley de juin 1947 restreint considérablement les
libertés syndicales. Le cadre fixé devient celui de
négociations (éventuelles) entreprise par entreprise,
avec interdiction de faire grève en dehors de la période
de renouvellement de l’accord collectif. La moitié des
Etats (notamment dans le Sud) sont même exemptés du
respect de l’essentiel de ce qui subsiste de la
législation sociale de 1935. Les syndicats (sauf Unite)
renoncent à organiser les salarié-e-s du Sud. La voie est
ainsi ouverte à des délocalisations
d’activité du Nord vers le Sud des USA.

1949-1995
Le CIO expulse en 1949 des militant-e-s appartenant à divers
courants de gauche. Fusion en 1955 des confédérations AFL
et CIO sous le nom d’AFL-CIO. La nouvelle
confédération a une orientation anticommuniste et de
collaboration avec le patronat. Elle est parfois surnommée
ironiquement AFL-CIA pour son soutien à la politique
étrangère des USA. Certains responsables syndicaux sont
condamnés pour collusion avec la mafia, dont en 1964 le
tristement célèbre Jimmy Hoffa, président du
syndicat des Teamsters (camionneurs). Les mouvements sociaux des
années 60-70 (droits des Noir-e-s et des femmes, antiguerre,
etc.) se développent en général sans le soutien
des syndicats, et parfois même en opposition avec eux. A partir
du milieu des années 70, déclin important de la
syndicalisation dans l’industrie, qui est loin d’être
compensé par le renforcement des syndicats dans le secteur
public. Licenciement en 1981 de 11 000 contrôleurs aériens
pour fait de grève. C’est un tournant décisif dans
l’histoire sociale des USA.

1995

Tentative de rénovation de l’AFL-CIO sous la houlette de
John Sweeney, le président du syndicat des services (SEIU) qui
s’entoure en partie de militants issus des mouvements sociaux des
années 1960 et 1970. L’AFL-CIO encourage la fusion des
syndicats existants et la création de nouvelles implantations
grâce à l’embauche de militant-e-s (organizers)
dévolus à cette tâche. Il s’agit souvent
d’anciens étudiant-e-s radicalisés.

Simultanément, l’AFL-CIO renforce son lobbying
auprès des Démocrates et soutient activement les
campagnes présidentielles de Clinton puis Kerry.

2005
Eclatement de l’AFL-CIO en deux regroupements
hétéroclites. L’un conserve le nom d’AFL-CIO,
l’autre prend celui de «Change To Win» (Changer pour
gagner). www.aflcio.org et www.changetowin.org. L’AFL-CIO
regroupe actuellement 10,5 millions de membres, «Change to
Win» 6,5 millions.

Alain (SUD-PTT)

Une perte d’efficacité de la négociation collective liée au déclin des syndicats

La négociation collective a indéniablement permis une
amélioration du niveau de vie de la population salariée
américaine pendant les Trente Glorieuses. Mais d’une part,
elle l’a fait pour une frange limitée de cette population,
essentiellement masculine et blanche. D’autre part, force est de
constater qu’il n’en est plus de même depuis les
années 1980. Le champ d’influence de la négociation
collective s’est en effet considérablement
rétracté avec le déclin syndical. Le choix
d’avoir fait de la négociation collective – de
surcroît au niveau de l’entreprise — la pierre
angulaire de l’activité syndicale a
considérablement fragilisé le syndicalisme
américain à partir des années 1980. En effet,
celle-ci va se dérouler dans un contexte de plus en plus
défavorable aux salarié-e-s. Les entreprises, soumises
à une pression concurrentielle redoublée sur des
marchés de plus en plus déréglementés et
mondialisés, n’ont eu de cesse de chercher à
réduire leurs coûts et à faire peser en permanence
sur les travailleurs-euses la menace des délocalisations dans
les tats du Sud où la législation sociale est la plus
faible et, de façon croissante, à
l’étranger. Les secteurs de l’industrie
manufacturière, davantage exposés à la concurrence
mondiale que les activités de services, ont été
particulièrement touchés. Mais certaines activités
ou fonctions de services, aisément externalisables, grâce
au développement des technologies de l’information et des
télécommunications, ne sont pas à l’abri du
phénomène de délocalisation.

Le renouvellement des accords collectifs, depuis les années
1980, témoigne ainsi d’une tendance ininterrompue aux
concessions salariales (étant souvent supportées par les
nouveaux embauchés), facilitée par les stratégies
syndicales de coopération avec le management. De sorte que non
seulement les salaires réels connaissent une stagnation depuis
plusieurs décennies, mais de surcroît, le nombre de
salarié-e-s couverts par des dispositifs de protection sociale
d’entreprise diminue irréversiblement: ils ne sont plus
que 59% en 2005 à être couverts par une assurance-maladie
tandis que la proportion de ceux qui bénéficient
d’un dispositif traditionnel de retraite complémentaire
n’est plus que de 21% (50% si l’on y ajoute les plans
d’épargne salariale qui ne sont pas de véritables
régimes de retraite). Le secteur automobile et la
stratégie développée par le syndicat UAW (United
Auto Workers) chez les trois grands de l’automobile
américaine (General Motors, Ford et Daimler Chrysler) sont
particulièrement révélateurs de cette tendance
à la dégradation des normes salariales. Cette situation
est aggravée par la Loi sur les faillites qui autorise les
employeurs à dénoncer les accords existants et à
remettre en cause tous les acquis obtenus par les syndicats pour leurs
membres. En outre, les restructurations massives opérées
actuellement par ces grandes entreprises laissent les
travailleurs-euses syndiqués face à des choix individuels
sur lesquels les syndicats se retrouvent sans prise: accepter ou non
les indemnités de départ offertes par les employeurs pour
se débarrasser d’une main-d’œuvre devenue trop
coûteuse dans un contexte de surcapacité productive.
Pourtant, la perte occasionnée par ces départs potentiels
n’en affaiblira que plus l’UAW.

Jobs with Justice

Jobs with Justice (JwJ)1 a
été créé en 1987 pour organiser le soutien
à une grève nationale de la compagnie aérienne
Eastern Airlines, car au niveau de la confédération
AFL-CIO2, la direction droitière de
l’époque refusait de le faire. Les fondateurs
étaient les syndicats les plus à gauche, comme ceux des
services (SEIU)3 ou des télécommunications (CWA).

Les deux principales missions de JwJ sont d’organiser le soutien
aux luttes des travailleurs (grèves, campagnes lors de la
renégociation d’accords d’entreprise4, campagnes de syndicalisation) et de constituer dans ce but des coalitions permanentes entre diverses organisations.

JwJ existe dans environ 40 villes des USA. Chaque collectif local est
autonome et décide lui-même de ses propres campagnes. Ces
collectifs sont en général constitués des
structures syndicales les plus à gauche de la ville, de groupes
communautaires 5, d’organisations religieuses,
d’associations d’immigrés, d’organisations de
gays et lesbiennes, etc. Les syndicats et les autres organisations sont
sur un pied d’égalité et dirigent ensemble ce
réseau.

JwJ agit par le biais de ses organisations constitutives ainsi que par
ses adhérents individuels qui s’engagent à se
mobiliser au moins cinq fois par an. Les  collectifs locaux
utilisent les e-mails et le téléphone pour appeler
rapidement aux manifestations. La plus grande partie du travail est
faite par des bénévoles qui sont en général
des travailleurs de base.

Beaucoup de groupes locaux de JwJ ont des commissions s’occupant
des droits des salarié-e-s qui sont constituées dans
chaque ville par des responsables politiques et des
représentants de diverses communautés.

Ces commissions mettent en place des tribunaux pour enquêter sur
des atteintes aux droits des salarié-e-s dans leur ville.
L’impact médiatique que cela permet aide à faire
pression sur les employeurs et permet la mobilisation ainsi que des
actions sur le terrain.

JwJ a également établi un projet nommé SLAP
(Student Labor Action Project) qui mobilise les étudiants pour
soutenir les luttes des salariés. SLAP a soutenu efficacement
les employés des universités cherchant à
constituer des syndicats et obtenir de meilleurs salaires. Les
militants du SLAP apportent également une énergie
juvénile, sortant des sentiers battus, à un mouvement
ouvrier principalement dominé par des hommes blancs et
plutôt âgés. Ils apportent également à
JwJ une orientation plus à gauche.

Certaines villes ont un mouvement ouvrier plus organisé que
d’autres, et les activités de JwJ y sont plus faciles.
Là où le mouvement ouvrier est faible, il est plus
difficile d’avoir les moyens de fonctionner et d’embaucher
des permanents. Les ressources de JwJ proviennent en effet de
syndicats, de contributeurs individuels et de subventions de fondations.

En plus des luttes de salarié-e-s, JwJ soutient des luttes
sociales comme celles pour le droit aux soins de santé, le droit
des immigré-e-s et l’altermondialisme. JwJ essaye
d’impliquer les syndicats dans le soutien à de telles
luttes afin de renforcer leurs liens avec diverses communautés
et courants progressistes. Ce n’est pas toujours facile, car
beaucoup de syndicats veulent surtout agir sur des revendications
économiques immédiates.

Sans illusions sur les politiciens démocrates, JwJ espère
toutefois que la rupture introduite par la victoire des
Démocrates aux élections de novembre 2006 se traduira par
une poussée des luttes ouvrières.

L’avenir nous dira si nous avons raison, et si les
salarié-e-s passeront de combats essentiellement
défensifs à des luttes plus offensives, plus militantes
et mieux organisées. Sur ce point, les deux prochaines
années aux Etats-Unis devraient être
particulièrement intéressantes.

Russ Davis *
Traduction Alain (SUD PTT)

*    Russ Davis anime «Jobs With Justice»
dans le Massachusetts. Il est membre du Comité Exécutif
national de cette organisation. Il a travaillé 20 ans comme
tourneur à General Electric, ainsi que dans les chemins de fer
et l’industrie alimentaire. Il a également
travaillé en France à l’usine sidérurgique
Solmer de Fos-sur-Mer.

1    «Jobs with Justice» peut-être traduit par « Justice au travail ».
2    L’AFL-CIO était à
l’époque la seule confédération existant aux
USA. Elle était dominée par une direction
droitière marquée par la guerre froide. Celle-ci a
été remplacée en 1995 par une nouvelle
équipe beaucoup plus militante. L’AFL-CIO a par la suite
éclaté en 2005 : une composante conservant le nom
d’AFL-CIO, l’autre prenant celui de «Change To
Win».
3    SEIU est le plus grand syndicat américain.
Il est notamment implanté parmi le personnel de nettoyage
latino-américain.
4    Un «contract» (contrat) est une
convention collective d’entreprise conclut pour deux ou trois
ans, et qui fixe pendant cette durée l’essentiel des
conditions d’emploi du personnel concerné. La loi
n’autorise les grèves que lors de la période de
renégociation d’un tel accord.
5    Les groupes communautaires regroupent le plus
souvent des personnes ayant des intérêts communs en raison
de leur origine ethnique, leur orientation sexuelle, etc.

Une influence politique faible, doublée d’une subordination au Parti Démocrate

Dans le cas américain, cette forte autonomie contractuelle a
été acquise aux dépens de l’exercice
d’une influence au plan politique. Dans ce pays de tradition
libérale où la question sociale ne s’est jamais
posée en tant que telle et où les idéologies
socialistes ont rencontré peu d’échos, le
syndicalisme a toujours peiné à obtenir une
législation qui lui soit un tant soit peu favorable. D’une
part, il est resté largement en dehors des mouvements sociaux
qui ont ponctué certains moments de l’histoire
américaine, et qui auraient pu l’aider à
dépasser cette culture gestionnaire, à adopter des
pratiques plus contestataires et revendicatives, et à militer
pour des réformes sociales d’envergure telles que
l’adoption d’un système de santé public.
D’autre part, il a privilégié les liens avec le
Parti Démocrate, ce qui ne l’a guère incité
à sortir du bipartisme en vigueur et à créer un
parti politique représentatif des intérêts des
travailleurs-euses et autonome des deux partis traditionnels. Car
l’orientation de plus en plus conservatrice et ouvertement pro
business d’une partie des Démocrates n’a pas
toujours conduit au vote de réformes législatives en
faveur des intérêts des syndicats. Non seulement le
président Clinton (au pouvoir entre 1993 et 2000) a
été, par exemple, incapable de faire passer la
réforme du système de santé au milieu des
années 1990, mais il a de plus contribué à
l’avènement du Traité de libre-échange
nord-américain (Alena) en dépit de
l’hostilité des syndicats. Il a, en outre, impulsé
une réforme de l’aide sociale en remettant en cause le
maigre filet de sécurité qui protégeait les
populations les plus fragilisées socialement, notamment les
mères célibataires.

La victoire de novembre 2006 des Démocrates au Congrès a
néanmoins été saluée par les deux
confédérations syndicales issues de la scission de 2005.8
AFL-CIO et «Change To Win», dé-sormais concurrentes,
espèrent toutes deux du nouveau Congrès un
infléchissement de l’environnement législatif en
faveur des syndicats. L’une des questions cruciales et urgentes
est le relèvement du salaire minimum, qui est resté
inchangé depuis 1997 [5,15$ dollars de l’heure, soit
environ 5,50 francs suisses, réd.] Cette situation est largement
responsable du développement des «travailleurs
pauvres» aux Etats-Unis, que les campagnes organisées
autour de l’exigence d’un salaire décent (Movement
for a Living Wage, réd.) tentent de pallier. D’autres
enjeux législatifs sont tout aussi importants. L’un
d’eux concerne l’«Employee Free Choice Act»,
proposition législative introduite en 2005, mais n’ayant
pas recueilli suffisamment de soutien auprès des membres du
précédent Congrès. Elle vise notamment à
donner aux syndicats le droit de faire signer librement aux
salarié-e-s une demande d’être
représentés par un syndicat si la majorité
d’entre eux y est favorable, situation qui n’est possible
actuellement que si l’employeur est d’accord. Il
s’agit d’une procédure plus rapide et plus
sûre que celle, longue et incertaine,
d’accréditation auprès de l’agence
chargée de l’application de la loi Wagner, le National
Labor Relations Board (NLRB). L’autre mesure concerne
l’abrogation de la réglementation introduite par ce
même NLRB, qui permet désormais aux employeurs de
reclassifier certains salarié-e-s dans la catégorie
d’agent de maîtrise, les privant ce faisant du droit de se
syndiquer9 et plus largement le nécessaire
renforcement du Wagner Act, la seule loi qui protège les droits
des syndicats et de leurs adhérent-e-s. Car les
salarié-e-s américains n’ont pas tous le droit de
se syndiquer, notamment ceux qui exercent des responsabilités de
gestion (l’équivalent des cadres) ou qui sont investis
d’un pouvoir de commandement (contremaîtres ou agents de
maîtrise).

Un nécessaire élargissement des forces syndicales à de nouvelles alliances

Le Sud des USA est devenu le nouveau cœur industriel du pays, la
plupart des constructeurs automobiles y ont par exemple
délocalisé leur activité autrefois
concentrée dans le Michigan (région des Grands Lacs,
près de la frontière canadienne). Leur principale
motivation est que les salaires y sont parmi les plus faibles du pays,
car les syndicats y sont traditionnellement peu implantés. Les
Etats en question (Arizona, Texas, Louisiane, Mississippi, Alabama,
Géorgie, etc.) ont en effet voté, après la
Deuxième Guerre mondiale, des lois antisyndicales
appelées de «droit au travail» qui fragilisent
considérablement les syndicats. Elles autorisent notamment les
salarié-e-s à bénéficier de la protection
de l’accord d’entreprise quand il existe, sans pour autant
devoir adhérer au syndicat et payer une cotisation. Depuis les
années 50, les syndicats, à l’exception
d’Unite, avaient en général renoncé à
s’implanter dans cette partie des USA.

Il est donc urgent pour les syndicats de multiplier les campagnes de
syndicalisation dans l’ensemble du pays, auprès des
travailleurs et travailleuses des secteurs manufacturiers10,
mais aussi de ceux des secteurs des services qui sont parmi les plus
faiblement rémunérés (travailleurs et
travailleuses des centres d’appel, gardien-ne-s d’immeubles
ou chauffeurs-euses de bus scolaires), dont beaucoup sont des
travailleurs-euses immigrés, parfois sans-papiers.

Le syndicat des services (SEIU) est particulièrement actif
auprès de ces populations, notamment grâce à sa
campagne Justice For Janitors lancée au milieu des années
1980, et popularisée par le film Bread and Roses de Ken Loach.
Durant les deux dernières décennies, il est parvenu
à négocier des conventions collectives pour les
gardien-ne-s d’immeuble dans 25 villes américaines. Le
SEIU a été à l’origine de
l’organisation de la toute récente grève à
Houston (Texas), l’un de ces Etats du Sud ayant voté une
loi de «droit au travail». Plus d’un millier de
gardien-ne-s d’immeubles, principalement
latino-américains, se sont mis en grève pendant un mois
(du 23 octobre au 21 novembre 2006) et ont fait plier les employeurs
concernés, obtenant des augmentations de salaire et
l’accès à une assurance-maladie grâce
à l’action du syndicat.

Avec beaucoup de retard, l’AFL-CIO a fini par comprendre les
enjeux et a opéré en 2000 un tournant historique
vis-à-vis des immigré-e-s, les reconnaissant
désormais comme une composante croissante et essentielle de la
main-d’œuvre ouvrière (15% aujourd’hui), ainsi
qu’une force potentielle pour le syndicalisme américain.
L’AFL-CIO et «Change to Win» ont d’ailleurs
décidé d’apporter leur soutien à la
syndicalisation des travailleuses et travailleurs journaliers de
l’agriculture, principalement des immigré-e-s dont la
plupart sont en situation irrégulière. Dans ce domaine
également, les syndicats ne peuvent compter sur leurs propres
forces, de plus en plus limitées. Ils ont tout
intérêt, et certains l’ont compris davantage que
d’autres, à s’unir à des mouvements sociaux
plus larges, à l’instar de Jobs With Justice  (voir
l’article de Russ Davis en encadré) ou des groupes
militants à l’initiative des Workers Centers11,
qui sont précisément organisés pour venir en aide
aux populations les plus précarisées et pour
défendre leurs droits fondamentaux.

En dépit de son affaiblissement et de cinquante années de
pratiques gestionnaires et clientélistes qui ont réduit
certains syndicats au statut de compagnie d’assurance agissant
pour la protection des salaires et des avantages sociaux de leurs
membres, le syndicalisme américain reste néanmoins la
seule institution capable de contrecarrer le pouvoir exorbitant des
employeurs et de lutter contre les inégalités
économiques et sociales. Sa revitalisation suppose
l’élargissement et la remobilisation de la base syndicale
ainsi qu’une revivification du fonctionnement démocratique
interne aux syndicats. Elle passe également par le
développement d’alliances élargies avec les
mouvements sociaux les plus dynamiques et les plus progressistes, ceux
qui luttent pour le droit des femmes et des minorités, ou pour
le respect de l’environnement.

Catherine Sauviat



1    Les travailleurs-euses syndiqués du secteur
privé ont obtenu en 2005 des gains hebdomadaires de près
d’un quart plus élevés (23,1%) que leurs
collègues non syndiqués d’après les
statistiques du Ministère du Travail (BLS).
2    De ce point de vue, le fait que coexistent
aujourd’hui deux structures confédérales,
l’AFL-CIO créée en 1955 et «Change to
Win», issue en 2005 du départ de plusieurs syndicats
dissidents, ne change rien à cet état de fait.
3    En fait, les unités de négociation
peuvent être de simples divisions, des établissements ou
l’entreprise tout entière. La négociation
collective de branche ou à l’échelle d’une
région existe aussi, mais elle est moins fréquente que la
négociation d’entreprise. En revanche, il n’y a pas
de négociation interprofessionnelle, en l’absence
d’un patronat structuré au plan national, comme, par
exemple, en France.
4    Un rapport de l’American Rights at Work, sur
la syndicalisation dans la zone métropolitaine de Chicago,
constate que 30% des employeurs confrontés à des
campagnes d’organisation ont licencié les
travailleurs-euses impliqués dans cette activité et 49%
ont menacé de fermer, ou de délocaliser, leur
activité si les travailleurs-euses choisissaient de former un
syndicat. En outre, le nombre d’élections syndicales
gagnées par les syndicats a diminué de moitié
depuis les années 1970.
5    Il est ainsi estimé que 45% des syndicats
nouvellement implantés échouent à négocier
un accord collectif dans les deux années qui suivent leur
élection.
6    Et c’est précisément ce qui
s’est produit dans des secteurs en crise comme la
sidérurgie, où une remise en cause croissante des
élus locaux a pu être observée à la suite
des concessions salariales négociées dans les accords,
cf. «Local Unions Leaders Bear Brunt Of Workers’Ire Over
Givebacks», The Wall Street Journal, June 26, 2006.
7    Il a été interdit aux employés
du gouvernement fédéral par la loi Taft-Hartley de 1947.
Les Etats peuvent également voter des lois rendant la
grève illicite pour les travailleurs relevant du secteur public
à l’instar de la loi Taylor dans l’Etat de New York.
8    A cette occasion, trois des plus importants
syndicats affiliés à l’AFL-CIO, le SEIU (Service
Employees International Union), les camionneurs (Teamsters) et
l’UFCW (United Food and Commercial Workers) avaient
décidé de quitter la centrale pour former «Change
to Win». Plus tard, quatre autres syndicats les ont rejoints: le
syndicat du textile, hôtels, restaurants et blanchisseries
(Unite-HERE), le syndicat des charpentiers (UBCJA) et celui des
travailleurs-euses agricoles (UFWA).
9    Cette décision a été prise par
le NLRB en septembre 2006 par un vote de 3 membres
(républicains) contre 2 (démocrates). Elle vise notamment
le groupe professionnel des infirmières, mais pas seulement.
10    L’UAW a commencé de
s’intéresser de plus près à la
syndicalisation des travailleurs de l’automobile dans les Etats
du Sud, et a remporté certaines campagnes d’organisation.
11    Ce sont des structures d’aide aux
communautés de travailleurs pauvres, apparues à la fin
des années 1970, et dont certaines sont
spécialisées dans l’aide aux migrant-e-s.