Construire une nouvelle alternative politique en Espagne
Construire une nouvelle alternative politique en Espagne
Josep Maria Antentas est professeur de
Sociologie à lUniversité Autonome de
Barcelone (UAB) et membre de la « Gauche
Anticapitaliste » dEspagne. Nous publions ici la
version légèrement abrégée dun
entretien quil a accordé à Bettina Ghio, pour le
site de la revue « Contretemps » (http://contretemps.eu).
Quels sont les faits marquants de lhistoire politique
contemporaine de ton pays ? En quoi participent-ils à la
structuration politique actuelle ?
(
) Parmi les éléments les plus significatifs de
structuration de la gauche anticapitaliste pendant les années
1980, on peut citer: la campagne contre lentrée de
lEtat espagnol à lOtan et la persistance de la
« question nationale », ont constitué
les éléments les plus significatifs de structuration de
la gauche anticapitaliste pendant les années 1980.
La première moitié des années
1990 a été marquée par un niveau faible de
mobilisation sociale. quoiquil en soit, et malgré leur
caractère minoritaire, ces quelques campagnes et initiatives
significatives ont témoigné de la pérennité
des secteurs militants. Quelques exemples: la campagne pour le
0,7 % du PIB pour les pays du Sud en 1994; le sommet alternatif
« Les autres voix de la Planète »
à loccasion du sommet du FMI et de la Banque Mondiale la
même année à Madrid. Cependant, les syndicats
majoritaires, malgré lappel à la grève
générale du 27 janvier 1994, ont achevé
définitivement leur adaptation au social-libéralisme.
Sur le plan politique, la situation a
été marquée tout dabord par la disparition
effective de la gauche extraparlementaire, après
léchec et lexplosion, en 1993, de
lunification de ses deux principales organisations, la LCR et le
MC (Mouvement Communiste) ; ensuite, par les débats
concernant la refondation de la gauche après la chute du Mur de
Berlin, dans un contexte de faible mobilisation sociale et par une
certaine ouverture et un tournant apparent du PCE vers la gauche;
finalement, par le fort discrédit du gouvernement du PSOE de
Felipe Gonzalez, frappé par la crise économique, de
grands scandales de corruption et qui affichait en outre une claire
orientation sociale-libérale.
Qua apporté dans ce contexte la fondation de Izquierda Unida ?
Izquierda Unida (Gauche unie), le front électoral impulsé
par le PCE en 1986, est apparu, dune certaine façon,
comme un projet regroupant une bonne partie de la gauche, et comme un
espace de convergence de divers courants et familles, qui
connaîtra un succès électoral considérable.
Néanmoins, les limites de IU (et de la direction du PCE) se
manifestant rapidement, lorganisation saffaiblit à
partir de la deuxième moitié des années 1990,
malgré lirruption de mouvements minoritaires mais
combatifs, dotés dune certaine identité, comme
celui des squatters « okupa », entre 1996 et
1998.
A partir de lannée 2000, nous sommes
rentrés dans un nouveau cycle marqué par un fort
processus de reconstruction des mouvements sociaux qui a duré
jusquà 2003-2004, dans le cadre de lascension
globale du mouvement altermondialiste et dune forte contestation
face à la politique de droite du gouvernement Aznar, dont les
expressions les plus fortes ont été les mobilisations
contre la guerre en Irak, le 15 février 2003. Dans cette
période, IU sest montrée incapable de se connecter
efficacement avec la nouvelle génération militante et ce
nouveau cycle de luttes. Cependant, la faiblesse organisationnelle et
politique de la gauche anticapitaliste, ainsi que la méfiance
et/ou le scepticisme persistant de la plupart des activistes sociaux
quant à lopportunité de construire une nouvelle
alternative politique, ont empêché, jusquà
présent de faire avancer un nouveau projet avec une base sociale
plus large.
Quels sont les rapports de la société et des
différents courants politiques à la construction
européenne ? Comment se sont positionnés les
différents partis lors de ladoption des traités
européens ? Quels ont été les
débats ?
Comme cest le cas en général dans lUnion
Européenne, lensemble de la société
espagnole manque dintérêt par rapport à
lUE. (
) Historiquement, il faut pourtant signaler que la
majorité de la population, des partis politiques, des syndicats
et des organisations sociales avaient initialement une vision favorable
de lintégration européenne et une tendance
à considérer la participation de lEtat espagnol
à lUE comme un fait positif, indicateur de la
« modernisation » du pays et de la fin du
retard et de lisolement produits par le franquisme. (
)
Voilà le point de départ historique et social que nous
devons rappeler au moment denvisager et dorganiser les
résistances contemporaines à lEurope du capital.
Il na pas encore été possible de transformer
lapathie en rejet de lactuel modèle
dintégration et de générer une remise en
question publique à grande échelle du projet des
élites économiques et politiques européennes,
comme la fait la France, par exemple.
Les grands partis, le PSOE et le PP, ont soutenu les
lignes directrices de lintégration européenne et
les Traités européens. Izquierda Unida a maintenu une
position de rejet des grands Traités européens, de
même que les organisations nationalistes de centre-gauche
catalanes ou basques, comme lEsquerra Republicana de Catalunya
(ERC) qui, sans formuler de critiques de fond du modèle
économique sur lequel se base lintégration
européenne, maintient une position critique de
« lEurope des Etats » face à
« lEurope des nations ».
Les deux syndicats majoritaires, les CCOO
(Comissions Ouvrières) et lUGT, mènent, au moins
depuis le Traité de Maastricht, une politique de
« soutien critique » aux Traités et
aux politiques adoptés à léchelle
européenne, suivant la même orientation
générale que la Confédération
Européenne des Syndicats (CES). Par conséquent, ils
agissent en légitimant (de façon critique !)
lactuel modèle dintégration
européenne. Cest apparu, par exemple, lors des
débats sur la Constitution européenne en 2005, contre
laquelle nombre de campagnes et de plateformes animées par la
gauche sociale et syndicale ont été organisées,
mais sans arriver à dépasser les cercles militants et
activistes.
Quelles sont les conséquences économiques et sociales
de la crise globale du capitalisme ? Quelles sont les
mesures adoptées par le gouvernement et comment les
analysez-vous ? Comment se positionnent les différents
partis ? Est-ce quil y a des résistances
politiques qui se développent dans dautres
contextes ?
La crise est particulièrement sévère en Espagne,
comme la plupart des organismes internationaux et des experts
lont signalé. Le modèle de croissance
économique basé sur la spéculation
immobilière sest effondré avec lindustrie
de la construction. Les effets sociaux de la crise économique
sont déjà très importants. Le nombre de
chômeurs·euses dépasse la barre des 4 millions et
les prévisions économiques sont pour le moins
décourageantes.
Les réponses du gouvernement de Zapatero
concernant la crise suivent la même logique que celles de
lensemble des gouvernements de lUE. Elles se situent dans
le cadre des mesures approuvées par le sommet du G20 à
Londres, qui cherchent à faire de petites retouches à
larchitecture du système économique global afin de
corriger les « excès » qui en menacent
la viabilité, sans produire de changements de fond. Zapatero a
participé aux efforts de tous les leaders du G20 pour essayer de
donner une grande importance historique au sommet de Londres, avec des
phrases grandiloquentes se référant à la fin de
« lère du secret bancaire »,
des « paradis fiscaux », etc., qui ne
correspondent pas aux mesures réellement approuvées.
Le sens des politiques menées par les
principaux gouvernements du monde est clair: faire payer la crise aux
secteurs populaires et renforcer le modèle actuel par des
reformes discrètes qui assurent sa viabilité. Face
à cela, il est nécessaire de proposer une logique de
rupture avec lordre actuel des choses. A la logique du capital,
il faut opposer celle du bien commun, telle quelle
sexprime au travers de mots dordres comme
« un autre monde est possible » ou
« le monde nest pas une marchandise »,
déjà popularisés depuis quelques années.
La crise accroît le mal-être social face
à lactuel système économique, elle fera
croître les contradictions et les résistances sociales,
mais de façon défensive. Elle ouvre cependant la
possibilité dune articulation de celles-ci à un
projet alternatif. Mais en même temps, elle multiplie les risques
dun échec sur ce terrain, dans le sens où elle
produit un grand sentiment de découragement et de
démoralisation dans les secteurs populaires ou chez celles et
ceux qui sont touchés par lessor des politiques
réactionnaires.
LEspagne a connu de multiples luttes sociales
ces dernières années, mais la plupart ont
été relativement modestes dans leur ampleur et base
sociale, ou très ancrées territorialement. (
)
Même si dans les cercles militants, il reste une capacité
dinitiative et un niveau dactivité
considérable, la réalité organisationnelle des
mouvements reste assez faible. En janvier 2008, à
loccasion de la journée internationale daction
convoquée par le Conseil International du Forum Social Mondial,
des initiatives locales et régionales se sont
développées dans toute lEspagne,
particulièrement à Madrid et en Catalogne (où par
exemple le Forum Social Catalan a réuni plus de 5000 personnes),
mais leur impact concret a été limité.
Ces derniers mois, (
) des conflits ont vu le
jour dans plusieurs entreprises et lieux de travail, et ils deviennent
de plus en plus nombreux, mais sans possibilité davancer
vers une dynamique de généralisation ou de coordination
des luttes. Les syndicats majoritaires, les CCOO et lUGT,
mènent une politique de désarticulation des mouvements.
Il y a bien eu des tentatives dinitier un mouvement de
chômeurs-euses, mais les résultats ne sont pas très
probants. On notera aussi dimportants conflits sectoriels dans
quelques régions du pays, principalement la mobilisation pour la
santé publique à Madrid et les grèves contre la
Loi dEnseignement de Catalogne (LEC), qui vise la privatisation
du système éducatif.
Quel rôle jouent les élections européennes dans
la perspective de la Gauche Anticapitaliste ?
Considérez-vous ces élections comme une étape pour
renforcer sa construction ?
A loccasion des élections européennes, la Gauche
Anticapitaliste a considéré pour la première fois
de son histoire quil fallait présenter une candidature et
commencer une longue course dendurance afin de cristalliser une
alternative anticapitaliste dotée dune expression
politique et électorale. Face au constat de linexistence
des conditions réelles pour construire un nouveau projet
unitaire, fruit de la convergence de plusieurs organisations, nous
avons décidé dimpulser notre propre candidature,
qui reste ouverte à la participation de syndicalistes et
dactivistes sociaux indépendants.
Nous considérons cette candidature comme un
mécanisme pour défendre publiquement lurgence de
construire une alternative anticapitaliste, faire connaître notre
projet, rentrer en contact avec des gens et offrir une réponse
politique face à la crise, si modeste soit-elle. (
) Les
chemins pour construire une nouvelle alternative en Espagne seront
lents et tortueux. Il ny a pas de voies rapides, ni de
raccourcis, ni de modèles à suivre. Nous espérons
que notre initiative pour les élections européennes
contribuera à faire avancer ce processus dans la bonne direction.