Mères de la Place de Mai contre néolibéralisme et terreur dÉtat
Mères de la Place de Mai contre néolibéralisme et terreur dÉtat
Lopération Condor a été un drame profond que nous avons vécu, pas seulement en Argentine, mais dans dautres pays du Cône Sud. Selon le décret qui a donné carte blanche aux militaires cest par lextermination et par «lannihilation» de femmes et dhommes luttant pour la justice sociale que le système économique aujourdhui en vigueur sest imposé, ce néolibéralisme asphyxiant qui oppresse nos peuples et les plonge dans le désespoir.
Nora Cortiñas*
Les Mères, nous sommes un mouvement social né de ce drame, nous nous sommes regroupées une à une pour lui donner origine. Un mouvement qui sest organisé de façon presque viscérale à partir de lamputation que nous avons subie quand on nous a arraché nos enfants, parce quil nous manquait une partie de nous-mêmes, de nos vies: une blessure toujours ouverte, qui saigne en permanence, mais que nous avons transformé en source de notre lutte de tous les jours.
Nous sommes aussi un mouvement exclusivement féminin. A la base, nous sommes presque toutes des mères, mais nous sommes aussi des tantes et des surs de disparu-e-s.
Les hommes ont aussi subi les effets de cette grande douleur, des pères se sont suicidés pendant et après le terrorisme dEtat, en partie peut-être parce quils nont pas pu sexprimer comme nous. Nous, nous avons crié nos insultes contre les militaires et contre toute personne qui se mettait en travers de notre route.
Les «folles» de la Place de Mai
On nous méprisait parce quon était «folles»: «elles vont venir pendant une semaine ou deux à la Place et après elles vont se fatiguer».
Quand on a vu que nous y étions toujours là malgré le froid, la chaleur, la pluie battante ou le soleil, malgré le temps qui passait, le pouvoir a réalisé: «
nous les minimisons, mais cest vrai quelles sont plus fortes que nous». Lennemi na jamais pensé que de la brutale répression allait surgir un groupe de femmes, de mères, qui allait leur opposer une résistance depuis le foyer même de la terreur, cest-à-dire la Plaza de Mayo, devant le Palais du Gouvernement.
Je reviens à lOpération Condor, parce quelle a été organisée pour préparer ce modèle économique, elle a renforcé un système injuste, déjà existant, et contre lequel tant de femmes et dhommes étaient descendu-e-s dans la rue, se battant contre linjustice. Cest ainsi quon a dû se débarrasser de milliers de «revolté-e-s», pour nettoyer le terrain pendant que beaucoup de politiciens regardaient vers dautres directions pour ne pas prendre conscience du massacre dune grande partie (tellement prometteuse) de notre population.
Femmes combattantes et victimes
Je voudrais signaler que trente pour cent des disparus sont des femmes qui ont lutté comme les hommes, assumant un rôle quon assigne toujours aux hommes – sans quon pense que nous, les femmes, nous pouvons et nous devons participer à ces combats.
Cest lune des raisons pour lesquelles elles ont été, depuis le début, critiquées et torturées avec cruauté: surtout les femmes enceintes. Lune des tortures auxquelles elles ont été soumises étant les chocs électriques sur les ftus, par la pose de cuillères dans le vagin le branchement de la «gégène» sur les cuillères.^
Cest pour tout cela que nous insistons: devant autant de cruauté il ne peut pas y avoir de pardon ou doubli, il ny a pas de résignation ou de réconciliation possible avec les bourreaux, avec les assassins, avec les «génocidaires».
Organiser le mouvement et sopposer aux oppresseurs depuis le centre du pouvoir politique a coûté la vie à plusieurs mères, à commencer par AZUCENA VILLAFLOR DE DEVICENTI, la fondatrice de notre mouvement, celle qui a donné lidée daller sur la Plaza de Mayo. Il y a aussi ESTER VALENTINO DE CAREAGA, une mère paraguayenne ayant fui la grande répression et le terrorisme dAlfredo Stroessner, elle est venue en Argentine, où sa fille enceinte a disparu. Ils ont aussi emmené MARY PONCE DE BIANCO. Il y a bien dautres mères qui ont disparu parce quelles ont pris part à la recherche de leurs enfants.
Les Madres de la Plaza de Mayo, comme dautres organisations pour les droits humains (Familles des diparu-e-s, Grand-Mères de la Plaza de Mayo), nous nous sommes regroupées dans la Fédération Latino-Américaine des Associations de Familles des Détenu-e-s et des Disparu-e-s.
Cest une façon dintégrer la lutte contre limpunité et contre toutes les conséquences de la mise en place de tels projets [Opération Condor/ néolibéralisme / NdlT].
Notre lutte est politique
Quand on nous a pris nos enfants, nous ne savions pas pourquoi ils le faisaient. Nous demandions pourquoi. Pourquoi, si nos enfants sont partis pour aider un quartier misérable ou une zone dans le besoin? Pourquoi, sils sont partis dans des endroits où les gens sont davantage sans protection?
Jusquau moment où nous avons commencé a comprendre ce que les rues nous avaient appris, en parlant les unes avec les autres et en vérifiant quen fait, il sagissait de faire avancer ce système économique.
Ainsi, aujourdhui, quand nous parlons par exemple de la dette extérieure et de lALCA (Accord de Libre Echange des Amériques), il y a une partie de la société qui dit: «Mais pourquoi les Madres parlent de ces choses-là? pourquoi sont-elles politisées?». Mais oui, nous sommes politisées, parce que nos enfants nous ont été enlevés pour des raisons politiques, et parce que nous avons appris dautres choses, des informations qui narrivent pas toujours partout, et parce quil y a des milieux très orthodoxes où lon considère que les thèmes politiques ne sont pas pour les femmes.
Malheureusement, nous lavons appris dans les rues, et nous avons eu les preuves que le système économique développé par la dictature militaire a produit une énorme dette extérieure – cinq mille millions de pesos en 1976 et qui arrive maintenant à 150 mille millions – dette pour laquelle nous devons payer des intérêts de 15 mille millions et pour laquelle il faut continuer à payer et à payer
Les Mères contre lALCA
Avec lALCA, nous voyons avec terreur que tout ce plan qui va approfondir davantage les inégalités devra être appliqué de nouveau sur la base de la répression. On continue de protéger les militaires, les assassins, les génocidaires en Argentine, au Chili, en Bolivie. Et les crimes continuent: comme les meurtres des journalistes Mario Bonino et José Luis Cabezas, assassinés par le même système de dictature militaire, et des gens comme Sebastian Bordon, Miguel Bru et dautres (dune) longue liste de crimes commis par le même système.
Alors nous sommes ici et nous devons dire que nous sommes partie prenante de la lutte des femmes et dautres associations, et que nous participons au «Dialogue 2000». Cest ainsi que notre apprentissage est né, puisquil nous faut apprendre tous les jours à être un peu avocates, un peu économistes, des thèmes quon ne pensait pas avoir à traiter et à discuter comme nous le faisons.
Aujourdhui, ce qui nous concerne cest le thème de lALCA (dont le corollaire est le Plan Colombie en tant que militarisation dun système économique). Pour nous, pour nos pays, ce plan est néfaste, et si nous ne faisons pas obstacle avec toutes nos forces, il sagira de la main-mise totale (sur nos pays).
Nous nous y opposons, en mémoire de nos enfants et de toutes les personnes disparues du monde, nous les aimons, nous les respectons, nous les portons en nous et pour elles nous continuons notre lutte de chaque jour.
* Traduction de Giselda Fernandes, daprès Norma Sanchis (Editora), El ALCA en debate. Una perspectiva desde las mujeres, Buenos Aires, Ed. Biblos. 2001. Titre et intertitres de notre rédaction.