Crise économique: l’explosion de la pauvreté

Crise économique: l’explosion de la pauvreté

Dans les années quatre-vingt-dix, la croissance retrouvée des économies latino-américaines est dans l’ensemble modeste et les taux de formation brute du capital restent faibles. La plupart d’entre elles conservent, voire consolident dans certains cas, les aspects rentiers qui les caractérisaient et qui alimentent l’inégalité profonde des revenus. La croissance procure peu d’emplois dans l’industrie et elle s’accompagne d’une montée des emplois informels. La précarisation des emplois, le travail à temps partiel, se développent.


Econome en emploi, la croissance est aussi «avare» en distribution de ses fruits: les revenus du travail, à l’exception des catégories les plus qualifiées, augmentent en deçà de la croissance de la productivité et, avec la montée en puissance des activités financières et des revenus qui en découlent, les inégalités tendent à s’accentuer de nouveau. C’est sur cette base qu’il convient d’analyser les grands traits de la crise sans précédents que connaît aujourd’hui l’Argentine.


Pierre SALAMA*



La croissance, économe en emploi et en hausse de pouvoir d’achat des revenus du travail, ne peut alléger de manière durable et significative la pauvreté. Celle-ci a désormais pour origine principale la faible qualité des emplois et l’impossibilité d’obtenir des emplois, y compris informels, pour une durée hebdomadaire suffisante. La croissance retrouvée est spécifique: elle subit une logique financière à laquelle il devient de plus en plus difficile d’échapper. Les crises financières de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix sont révélatrices de la dynamique «d’économie de casino» qui tend à s’instaurer avec la libéralisation brutale de l’ensemble des marchés et le retrait, parfois massif, de l’Etat. La crise accentue la pauvreté et la reprise économique – d’un rythme équivalent et d’une durée semblable – ne produit pas d’effets compensatoires.



Cet ensemble de caractéristiques nouvelles vaut pour les principales économies latino-américaines depuis la décennie des années quatre-vingt-dix. Les turbulences macro-économiques ont des effets démultipliés sur la pauvreté. La pauvreté augmente fortement avec la crise et ne tend pas, quand la reprise économique se limite à une année ou deux, à baisser. Elle tend même à augmenter et il faut une période de croissance plus longue et soutenue pour qu’elle commence à fléchir. L’instabilité macro-économique s’impose comme la caractéristique majeure des régimes d’accumulation à dominante financière mis en place pour sortir de la crise inflationniste des années quatre-vingt. Cette instabilité accentue la vulnérabilité des couches les plus pauvres de la population.

Tendances latino-américaines


L’Argentine se distingue des autres grandes économies latino-américaines: l’ensemble des caractéristiques observées dans le reste du continent y sont présents avec cependant quelques particularités:

  • Comportement rentier des entrepreneurs, destruction d’une partie de l’appareil industriel – «déverticalisation»1 – notamment dans les branches produisant des biens d’équipement et des produits intermédiaires plus ou moins sophistiqués.
  • Spécialisation internationale favorisant l’exportation de produits primaires d’origine énergétique ou agricole – «primarisation de l’économie»2 – observée surtout au Chili.
  • Maintien d’un niveau de pauvreté élevé malgré la disparition de l’inflation et la reprise de l’activité économique.
  • Inégalités particulièrement élevées.
  • Montée des emplois informels dans l’emploi total.
  • Flexibilisation et précarisation accrue de la force de travail utilisée plus fréquemment que par le passé à temps partiel.
  • Inégalités accentuées entre travail qualifié et travail non qualifié.
  • Internationalisation prononcée des activités.
  • Augmentation de l’ouverture de l’économie au commerce international.
  • Globalisation quasi totale au niveau des flux financiers et dépendance financière vis-à-vis des marchés financiers internationaux.

Spécificités argentines


La désindustrialisation y est plus prononcée, ainsi que la primarisation de l’économie, le chômage y augmente davantage et les activités à temps partiel précaires y ont cru plus fortement, les revenus du travail de la fonction publique et du secteur privé y ont baissé en termes absolus de telle sorte que l‘Argentine est le seul pays d’Amérique latine qui ait connu une évolution négative et inégale des revenus des travailleurs non qualifiés et qualifiés (à l’exception des 5 à 10% les plus qualifiés), les premiers baissant davantage que les seconds (voir graphique supra). L’augmentation de la pauvreté ne vient pas seulement du non emploi, du sous-emploi (temps partiel) mais aussi du mal emploi (nouvelles conditions d’embauche et donc nouveau «parcours de vie»), alors qu’auparavant elle était générée par l’hyper-inflation.



La récession, qui dure depuis près de quatre ans, alimente à la fois une inégalité accentuée des revenus, une augmentation du chômage, une dégradation sensible de l’ensemble des services publics – santé, infrastructure et enseignement, ainsi qu’une transformation des dépôts de pesos en dollars3. Elle explique une frénésie à mettre son argent à l’extérieur – «en toute légalité» – de la part des agents les plus fortunés et surtout des entreprises pessimistes quant aux possibilités de sortie de crise, attirées par des taux d’intérêt conséquents et faisant des arbitrages en faveur des activités financières au détriment de l’activité productive. Cette frénésie traduit en fait un comportement rentier plus ancien, qui n’a fait que s’accentuer avec la récession, des transformations de comptes en pesos en comptes dollars de la part d’une partie – la plus aisée probablement – des couches moyennes, puis des sorties de ces dollars vers l’Uruguay et les Etats unis. Enfin, «l’homme suivant son argent», un exode massif d’Argentins aisés vers différents pays d’Europe et surtout vers les Etats-Unis, mais aussi une émigration de nombreux travailleurs plus modestes à la recherche d’un travail et de revenus acceptables.

Le «choc» de la pauvreté


La transformation de cette récession en crise ouverte, politique et économique, depuis fin décembre 2001, a précipité ces tendances lourdes. Le nombre de pauvres atteint déjà 15,25 millions de personnes, dont 6,3 millions d’indigents, sur une population de 36 millions de personnes, en octobre 2001. Les perspectives pour mai 2002, établies à partir d’un scénario comportant une inflation faible et une chute de l’activité économique de 5% sont de 17,17 millions de pauvres, dont 7,11 d’indigents, soit deux millions de plus en quelques mois. Or, on sait aujourd’hui que ce scénario, établi par le gouvernement Duhalde à la veille de la venue de la délégation du FMI, est «optimiste»: la chute du PIB pourrait être, en 2002, au voisinage de -10% et l’inflation plus élevée que prévu. La pauvreté devrait donc s’accroître bien davantage, et ce d’autant plus que les prix des produits de base constituant le «panier» de consommation du pauvre augmentent plus vite que les prix des autres produits. On assiste donc à un véritable «choc» de la pauvreté.



La difficulté de sortir de cette situation est double. Il n’y a pas de sortie économique, ou encore technique, de la crise: elle est devenue politique, et c’est à ce niveau qu’elle peut et doit être résolue. La sortie économique, passant par le Politique, reconstruite sur les cendres des précédents gouvernements et peut être sur les mobilisations populaires, est extrêmement difficile. L’ensemble des économies latino américaines a connu et connaît une orientation libérale de ses politiques économiques depuis le début en gros des années quatre-vingt-dix, mais l’Argentine s’est distinguée des autres pays en perdant quasi complètement la possibilité d’avoir une politique monétaire autonome avec l’institutionnalisation du plan de convertibilité – connu à l’étranger sous le nom de «currency board» – par Cavallo en 1991 et donc l’abandon d’une politique de change réel.

Un laboratoire de l’ultra-libéralisme


De ce fait elle est devenue un véritable laboratoire de l’ultra-libéralisme, dans lequel les «cobayes» sont les Argentins et les bénéficiaires de cette politique, les laborantins, c’est-à-dire dix pour cent approximativement de la population. Les «cobayes» ont pu bénéficier pendant un temps de cette politique et l’ont appuyée, mais depuis l’effet tequila (la contagion de la crise mexicaine dans la seconde décennie des années quatre-vingt-dix), ils en souffrent terriblement. En deux mots, la fixité du taux de change réel implique nécessairement une très grande flexibilité de la main-d’œuvre (salaire, condition de travail), puisque ce qu’on ne peut pas obtenir en terme de compétitivité par la manipulation des changes réels (dévaluation) doit l’être sur le coût du travail lorsque le niveau de la productivité est trop faible relativement à celui des Etats Unis et que sa croissance, bien qu’élevée, reste insuffisante eu égard à cette contrainte de compétitivité ; une flexibilité des dépenses publiques vers le bas, déjà réduite «aux acquêts», lorsque les devises n’entrent pas suffisamment dans le pays.



Ces deux phénomènes génèrent des effets qui se cumulent à la baisse du PIB, dans la mesure où l’économie reste, malgré son ouverture commerciale, plus forte que par le passé, relativement fermée. C’est ce qui explique que l’Argentine ait connu une récession si longue: celle-ci s’inscrivait dans un cercle vicieux: plus la récession durait, plus les chantres de cette politique cherchaient à réduire les salaires (mais aussi les faibles revenus des retraités pris en charge par L’Etat, après le passage accéléré du système de la répartition à celui de la capitalisation) et les dépenses publiques. Ils provoquaient ainsi un approfondissement de la récession incitant une montée en puissance des sorties de capitaux en toute légalité, une augmentation de la misère et une «rebellion» fiscale d’une partie des couches moyennes et des entreprises, une baisse importante des entrées fiscales4. La spécificité de la crise argentine s’explique certes en partie par la longue histoire du libéralisme, imposé par la dictature en 1976, mais surtout, aujourd’hui par les particularités de la sortie de crise inflationniste du plan Cavallo, en 1991.

Les effets du Plan de convertibilité


Le plan de convertibilité a agi comme un véritable piège dont il devenait de plus en plus coûteux socialement de sortir, à mesure que le temps passait: la flexibilité du travail avec son cortège de précarisation, travail à temps partiel, réduction de salaires réel s’est imposée de manière quasi caricaturale; l’économie s’est fortement internationalisée, surtout du côté des mouvements de capitaux (investissements étrangers directs, investissements de portefeuille), les sorties de capitaux se sont multipliées d’autant plus facilement que le taux de change réel restait apprécié, et que le comportement rentier des entrepreneurs était stimulé par des arbitrage en faveur des placements financiers se substituant de plus en plus aux investissements productifs. Ces sorties, communément appelées fuites, sont évaluées à 106356 millions de dollars au début de 2002 selon l’Indec5, chiffre que certains considèrent comme sous-évalué6, et qu’on peut mettre en rapport avec la dette publique 138983 millions de dollars, à laquelle on doit ajouter la dette privée de 55893 millions de dollars, à la fin du troisième trimestre de 2001 (cf. tableau).



La crise amplifie les effets désastreux de ce plan sur le travail et le non travail (en février 2002, le chômage est de 18,3%, auquel on peut ajouter le sous emploi total de 16,3% selon l’ indec), la hausse des prix s’accélère et un véritable choc de pauvreté apparaît. Une véritable rupture avec la logique libérale est nécessaire. Ce n’est pas semble-t-il le chemin pris par le Gouvernement, soumis à de très fortes pressions du Fond Monétaire Internationale. Le Plan de convertibilité fonctionne encore comme un piège: la dévaluation à chaud, l’instauration d’un taux de change libre sont loin de suffire pour sortir de ce piège. L’étude des causes de la crise permet de comprendre pourquoi l’Argentine ne peut sortir de ce piège sans opter pour des mesures radicales et met en lumière la responsabilité criminelle de ceux qui ont dirigé la politique économique de ce pays.



* Professeur à l’Université de Paris 13 et directeur scientifique de la revue tiers-monde (puf).

  1. On appelle déverticalisation, le processus qui consiste à substituer un, ou plusieurs, segments d’une ligne de production par des importations. Cette déverticalisation s’oppose donc au modèle dit de substitution des importations (dominant de 1930 à la fin des années soixante dix), qui consistait à substituer par la production locale des importations effectives ou potentielles.
  2. On appelle primarisation de l’économie, la modification de l’insertion de l’économie dans l’économie-monde: l’exportation de produits primaires d’origine agricole, minière ou énergétique, est favorisée.
  3. En Janvier 1999, l’ensemble des dépôts en pesos (comptes courants, comptes d’épargne et à placements fixes) totalisaient 34,7 milliards, le même ensemble en dollars se montait à 78,0 milliards. En janvier 2002, ces deux ensembles étaient respectivement de 21,2 milliards de pesos et de 82,8 milliards de dollars (souce BCRA).
  4. De janvier 2001 à janvier 2002, les recettes fiscales ont baissé de 18,3%, celles provenant des bénéfices de 22,8%, et de la TVA de plus de 38%, selon le Ministère de l’économie.
  5. Dont 13 milliards de dollars qui seraient sortis entre décembre 2001 et janvier 2002.
  6. E. Basualdo et M. Kulfas estiment que cette évaluation est environ de 25% inférieure à la leur. Cf. «La fuga de capitales en Argentina », in: J.Gambina (Org.), La globalizacion economico-financiera, su impacto en America Latina, Buenos Aires, Clacso, 2002.