Hannah Arendt contre le sionisme colonial

Hannah Arendt contre le sionisme colonial

Le bref extrait ci-dessous est
tiré d’un article d’Hannah Arendt, paru en
août 1945, dans le journal Menorah.* Il a été
republié dans le recueil Zionism Reconsidered,
édité en 1970, sous la direction de Michael Selzer. Le
centenaire de la naissance de l’auteure des Origines du
totalitarisme(1951) est l’occasion de rappeler ici ses prises de
positions par rapport aux orientations majoritaires du mouvement
sioniste dans l’immédiat après-guerre. Rappelons
qu’en décembre 1948, elle signera une lettre au New York
Times, notamment en compagnie d’Albert Einstein, pour protester
contre le voyage de Menahem Begin aux Etats-Unis, après le
massacre de la population palestinienne du village de Deir Yassin. Ils
y dénonçaient le «Parti de la liberté»
(Herout), principal ancêtre du Likoud, comme parti terroriste et
fasciste. (jb)

Le résultat final de cinquante ans de politique sioniste est
incarné dans la récente résolution du secteur le
plus important et le plus influent de l’Organisation Sioniste
Mondiale. Les sionistes américains de gauche comme de droite ont
adopté à l’unanimité [en octobre 1944] la
revendication d’un «Commonwealth juif libre et
démocratique… (qui) engloberait la totalité de la
Palestine, entière et non divisée».

C’est un tournant dans l’histoire du sionisme; cela
signifie que le programme révisionniste [c-à-d de
l’aile droite de sionisme, les prédécesseurs du
Likoud d’aujourd’hui et les partis plus à droite],
jusqu’ici fermement rejeté, a été finalement
victorieux. La Résolution [de 1944] va même un pas plus
loin que le Programme de Biltmore de 1942 [du nom de
l’hôtel de New York, où ce document a
été adopté], dans lequel la minorité juive
accordait des droits de minorité à la majorité
arabe. Cette fois-ci, les Arabes ne sont pas même
mentionnés dans la résolution qui, de toute
évidence, leur laisse le choix entre l’émigration
volontaire et une citoyenneté de deuxième classe. Elle
semble admettre que seules des raisons opportunistes avaient
empêché préalablement le mouvement sioniste
d’exposer ses buts finaux.

C’est un coup mortel pour ces partis juifs, en Palestine
même, qui avaient infatigablement prêché la
nécessité d’une entente entre les peuples arabe et
juif. Par ailleurs, cela va considérablement renforcer la
majorité dirigée par Ben-Gourion qui, suite à de
nombreuses injustices en Palestine, et aux terribles catastrophes en
Europe, sont devenus plus nationalistes que jamais… [Par
conséquent] les sionistes ont perdu pour longtemps toute chance
de négociation avec les Arabes; parce que, quoi que les
sionistes puissent proposer, on ne leur fera pas confiance…

Perspectives de partition

Le Gouvernement britannique peut décider demain de partager le
pays et peut sincèrement croire qu’il a trouvé un
compromis praticable entre les exigences juive et arabe… Mais il
serait présomptueux de croire que la partition future d’un
si petit territoire… puisse résoudre le conflit entre deux
peuples, particulièremement dans une période où
des conflits similaires ne sont pas solubles territorialement sur des
espaces plus étendus. Le nationalisme est déjà
assez nocif, lorsqu’il ne croit en rien d’autre que dans la
force brute de la nation. Un nationalisme qui dépend
nécessairement, comme on peut l’admettre, de la force
d’une nation étrangère, est certainement pire.
Voilà le sort menaçant du nationalisme juif et de
l’Etat juif qu’on nous propose…

Même une majorité juive en Palestine — et même
la déportation de tous les Arabes palestiniens, qui est
ouvertement réclamée par les révisionnistes
— ne modifierait pas substantiellement une situation dans
laquelle les Juifs devront soit demander protection à une nation
extérieure contre leurs voisins, soit arriver à un accord
effectif avec ceux-ci. Si un tel accord n’est pas
négocié, il y a le danger imminent que, du fait de leur
besoin et de leur volonté d’accepter la présence de
n’importe quelle puissance apte à garantir leur existence
dans le bassin méditerranéen, les intérêts
juifs se heurtent à ceux de tous les autres peuples
méditerranéens; de telle manière, qu’au lieu
d’un «conflit tragique», nous pourrions nous trouver
confrontés à autant de conflits insolubles qu’il y
a de nations présentes en Méditerranée…

Les sionistes, s’ils continuent à ignorer les peuples
méditerranéens et ne se préoccupent que des
grandes puissances éloignées, apparaîtront comme
leurs instruments, les agents d’intérêts
étrangers hostiles. Les Juifs qui connaissent leur propre
histoire devraient réaliser qu’un tel état des
choses conduira nécessairement à une nouvelle vague de
haine des Juifs; l’antisémitisme de demain
prétendra que les Juifs ont non seulement profité de la
présence des grandes puissances étrangères dans la
région, mais qu’ils ont en réalité
manigancé cela et sont coupables de ses conséquences.


* Notre traduction de l’original anglais.