Aux fondements de la crise birmane

Aux fondements de la crise birmane

Alors que la répression
s’étend en Birmanie (Myanmar) et que l’ONU tente une
médiation de type ravalement de façade sur fond de luttes
d’influence régionales, nous publions ci-dessous une
partie du dossier très complet que Danielle Sabai a fait
paraître sur le site d’Europe solidaire sans
frontières (www.europe-solidaire.org).
Pour des raisons de place, nous avons sélectionné les
extraits relatant la situation intérieure de la Birmanie;
Danielle Sabai donne cependant avec raison une large part à la
dimension internationale et régionale dans son analyse, mettant
en évidence la complicité de l’Occident et de
l’Europe dans le maintien au pouvoir de la dictature militaire.
Nous ne pouvons donc que renvoyer tous nos lecteurs et lectrices
intéressé-e-s à l’article
électronique complet, accompagné de son appareil
critique. (réd)

Les manifestations sont un fait rare en Birmanie. Sous le joug
d’une junte militaire parmi les plus répressives au monde,
la population n’a pas oublié la violence de la
répression des manifestations pour la démocratie de 1988
qui s’est soldée par la mort d’au moins 3000
manifestants et des milliers d’arrestations. Pourtant,
malgré un quadrillage serré du pays par des milices
paramilitaires, le peuple birman, qui vit dans une extrême
pauvreté, dans la pénurie, dans des conditions
économiques moyenâgeuses, dans l’absence de
démocratie et l’injustice quotidienne, a
défié à nouveau la junte birmane. Celle-ci
n’a pu empêcher le développement de manifestations,
les plus importantes depuis une vingtaine d’années. Les
marches de rue ont commencé à la suite de
l’augmentation du prix de l’essence de deux tiers, du
doublement du prix du diesel et du quintuplement du prix du gaz naturel
comprimé à la mi-août à Rangoun. Les Birmans
ont été choqués par cette brutale et soudaine
augmentation, condamnant nombre d’entre eux à devoir
dépenser près de la moitié de leur salaire pour
payer les frais de transport en commun (qui ont augmenté en
conséquence de la hausse des prix du carburant) ou à
aller travailler à pied (quand c’est possible). […]

Les moines avec le peuple

Début septembre, les manifestations ont pris un cours nouveau
avec la participation de moines bouddhistes dans la ville de Pakokku
dans le district de Magwe. Environ 500 moines portant des pancartes
«les moines avec le peuple» participèrent à
une marche demandant l’abrogation de l’augmentation des
prix et la libération des manifestants emprisonnés. La
mort d’un des leurs dans la violente répression qui
s’ensuivit a déchaîné la fureur des moines
qui ont séquestré plusieurs représentants
officiels venus s’excuser de la répression subie par les
moines. Ce fut un tournant dans la mobilisation, les revendications se
déplaçant sur le terrain politique. A la suite de cet
affrontement, des manifestations massives se sont
développées partout dans les principales villes du pays,
les moines manifestant d’abord seuls pour protéger la
population, puis avec son soutien. Les moines, très jeunes dans
l’ensemble, qui se sont organisés dans une «alliance
de tous les moines birmans», avancent trois revendications
principales: des excuses du gouvernement pour la violence qu’ils
ont subie à Pakokku, des réformes économiques et
la libération de tous les prisonniers politiques dont Daw Aung
San Suu Kyi. Les militants pour la démocratie et la population
ont beaucoup compté sur l’engagement des moines
bouddhistes et leur soutien, car ils sont très respectés
et ont joué à de nombreuses reprises un rôle
progressiste important en politique. Ils se sont mobilisés
très tôt contre les colons anglais et leur rôle clef
auprès des étudiants durant le soulèvement de 1988
reste dans toutes les mémoires. Pour la junte militaire,
l’intervention contre les moines à Pakokku était
particulièrement risquée et peut être un
«dérapage» de quelques nervis sur place.
N’ayant aucune légitimité, ni morale, ni politique,
aux yeux de la population qu’ils asservissent et oppriment depuis
45 ans, les militaires au pouvoir ont essayé de créer
cette légitimité à travers la promotion et la
protection de la tradition bouddhiste.

En 1979, un Conseil Suprême des Moines (Sangha Maha Nayaka) et
des conseils à tous les niveaux (villages, communes, districts)
furent créés dans le but de contrôler les moines et
les monastères. Toute cérémonie traditionnelle,
construction de monastère ou temple doit être
approuvée par le représentant local du Sangha Maha
Nayaka. Les moines qui refusent d’adhérer au conseil sont
étroitement contrôlés. Parallèlement, les
militaires ont multiplié les offrandes aux moines et aux
monastères qui acceptent leur autorité. Dans un pays
profondément marqué par la foi bouddhiste, les militaires
sont aussi préoccupés par la nécessité
d’acquérir des «mérites» pour
s’affranchir des conséquences dans une vie future de leur
brutalité. On comprend l’impact qu’a eu le boycott
des offrandes des militaires et de leurs familles organisé par
les moines sur la junte […]

Militarisation de la société

Le contrôle des militaires ne s’est pas limité aux
congrégations religieuses. Depuis le coup d’Etat du
Général Ne Win en 1962, la Tatmadaw (l’armée
Birmane) a dominé à peu près tous les aspects de
la vie politique, économique et sociale du pays. Depuis lors,
aucune mobilité ou opportunité sociale ne
s’opère en dehors de l’armée. Les militaires
contrôlent, du niveau local au niveau national, la redistribution
des richesses et des terres. Au plan économique,
l’armée contrôle deux des plus puissantes
sociétés birmanes, l’Union of Myanmar Economic
Holdings (UMEH) et la Myanmar Economic Cooperation (MEC). Les objectifs
déclarés de l’UMEH sont de «subvenir aux
besoins des personnels militaires et de leur famille» et de
«devenir le principal soutien logistique de
l’armée». Le but de la MEC est de
«transférer les fonds affectés à la
défense du secteur public vers le privé». Elle est
autorisée à faire des affaires dans à peu
près tous les domaines qu’elle souhaite. Tous les
investissements étrangers en Birmanie doivent être
approuvés par la Myanmar Investment Commission (MIC),
contrôlée directement par la junte, ce qui lui permet de
canaliser les bénéfices des investissements vers les
compagnies dominées par les militaires. […]

En septembre 1993, pour consolider son pouvoir sur la
société, le régime militaire créait
l’Association pour la Solidarité et le
Développement de l’Union (USDA), présentée
comme une organisation de la société civile, mais ayant
des liens directs avec le général en chef Than Shwe,
devenu le chef de la junte en 1992 et l’homme le plus puissant du
pays. Cette association se flatte de compter aujourd’hui 22,8
millions de membres, soit à peu près la moitié de
la population du pays. Dans les faits, l’adhésion à
l’association est présentée comme obligatoire
auprès des étudiants et des citoyens, dont beaucoup ont
été enrôlés sans en avoir connaissance.
[…]

Un cumul de tristes records

La junte militaire au pouvoir en Birmanie n’a jamais eu
d’autres objectifs que son enrichissement personnel et son
maintien au pouvoir. Aucune politique favorable au développement
économique du pays et à l’amélioration du
niveau de vie de la population n’a jamais été mise
en place depuis le renversement du gouvernement démocratiquement
élu d’U Nu en mars 1962. Les différentes juntes
militaires ont au contraire systématiquement
développé les trafics en tous genres et le pillage des
ressources naturelles du pays.

Des dizaines d’années de réformes sous la
bannière de «la voie birmane vers le Socialisme» ont
conduit à la quasi-ruine de l’économie et à
l’effondrement des institutions telles que
l’éducation et la santé. L’économie
est si arriérée que la Birmanie figure parmi les pays les
plus pauvres et «les moins développés au
monde» (source: Nations Unies). Les seules institutions existant
encore dans le pays sont l’armée et le clergé. La
Birmanie détient un bien triste palmarès:

  • Elle détient le record absolu d’enrôlement
    forcé d’enfants dans l’armée. Selon
    l’association Coalition to Stop The Use of Child Soldiers, il y
    aurait jusqu’à 20% d’enfants soldats, dont certains
    n’ont pas plus de 11 ans (chiffres année 2004) pour une
    armée estimée de 380 000 à 400 000 membres.
  • Des dizaines de milliers de civils sont enrôlés de
    force dans la réalisation de projets tels que routes, ponts,
    aéroports. Le travail est gratuit, obligatoire. Si une personne
    ne peut l’assumer, elle paye une amende ou doit envoyer
    quelqu’un (homme, femme, enfant) pour faire le travail à
    sa place. Cette «forme d’esclavage moderne», comme
    l’a qualifié l’Organisation Internationale des
    Travailleurs (OIT), a bénéficié à des
    compagnies comme Total et Unocal (rachetée depuis par Chevron)
    sur le site de Yadana, malgré les dénégations de
    Bernard Kouchner payé 25 000 euros en 2003 par un cabinet de
    consultants pour blanchir Total de toute accusation.
  • L’armée birmane est championne des violations des
    droits de l’homme. Dans sa lutte contre les minorités
    insurgées (Karen et Shan en particulier), elle utilise les
    exécutions sommaires, le viol des femmes et des enfants, la
    torture, les déplacements forcés, le pillage. Elle
    incendie les villages, brûle les cheptels et ressources
    alimentaires des villageois, tue les travailleurs de la santé
    qui tentent de leur porter assistance.
  • En 2006, la Birmanie était classée 164e sur 169
    nations en ce qui concerne la liberté de la presse (source
    Reporters sans frontières).
  • La Birmanie est le deuxième producteur mondial
    d’opium et le premier producteur d’amphétamines
    grâce, semble-t-il, à la complicité de sa police et
    de son armée. La drogue est acheminée à
    l’étranger via l’Inde, la Chine, la Thaïlande
    et le Bangladesh, créant des situations effroyables. A cause de
    l’usage répandu de drogue par injection, la région
    frontalière entre la Chine et la Birmanie a l’un des taux
    d’infection VIH les plus élevés d’Asie.
    Côté indien, […] près de 730 villages de
    l’Etat de Mizoram seraient affectés par l’usage de
    drogues. 60% de la tribu Singpho dans l’Etat indien
    d’Arunachal Pradesh serait dépendante et il n’y
    aurait pas moins de 50’000 toxicomanes dans l’Etat indien
    de Manipur. La situation n’est guère plus brillante le
    long de la frontière burmo-thaïlandaise[…].

Education et santé sacrifiées

L’un des aspects les plus dramatiques du bilan de la dictature
concerne l’éducation et la santé. Officiellement,
l’école primaire est gratuite, mais elle ne dispose pas de
moyens financiers suffisants pour fonctionner. Les livres, les cahiers,
les crayons et les coûts d’entretien de
l’école sont à la charge des parents. Dans un pays
où la majorité vit avec 1 dollar par jours, le seuil de
pauvreté absolue selon la banque mondiale, la conséquence
en est que le niveau d’éducation de la population est
extrêmement faible. «Pour
les années 1998 et 1999, l’Etat a consacré moins de
7% de ses dépenses à l’éducation contre 49%
à son armée
». […]

Selon un rapport conjoint de chercheurs des universités de
Berkeley et Johns Hopkins, la politique de «santé
publique» de la junte birmane pose un problème pour la
santé au niveau national, régional et mondial. Les
dépenses de santé sont parmi les plus faibles au monde.
Seulement 3% du budget de l’Etat est affecté aux
dépenses de santé. Le budget annuel pour la
prévention et le traitement du HIV est de 22000 dollars par an
pour une population d’environ 50 millions d’habitants.
[…]

Le système de santé a été rendu incapable
de répondre aux sérieux problèmes de santé
du pays. Malaria, VIH/sida et tuberculose sont largement
répandus sur tout le territoire. En 2005, 34% des cas de
tuberculose dans le pays étaient résistants à
toutes les formes de traitement, chiffre deux fois plus
élevé que dans les pays voisins comme la Thaïlande.
Près de 90% de la population vit dans des zones infectées
par la malaria (la moitié des décès dus à
la malaria en Asie sont répertoriés en Birmanie). Le
rapport révèle que près de 70% des
médicaments contre la malaria vendus en Birmanie sont des
contrefaçons ou sont mal dosés, ce qui augmente les
risques de résistance à la maladie, problème qui
existe aussi pour la tuberculose.